Sylvie HUREAU : « L’apparition de thèmes anticléricaux dans la polémique anti-bouddhique médiévale »
Les critiques portées contre le bouddhisme sont apparues rapidement après son introduction en Chine et furent justifiées tant par une idéologie difficile à comprendre, que par le comportement des moines qui tentaient de se soustraire à l’autorité impériale et dont le mode de vie choquait l’opinion. L’article analyse, à l’intérieur des textes de polémique anti-bouddhique médiévale, les thèmes spécifiquement anticléricaux, notamment les moeurs des bonzes et le danger qu’ils présentent pour l’État du fait d’une perte de contrôle de l’autorité impériale. Pour mieux comprendre leurs enjeux, il rapproche les textes médiévaux des thématiques anticléricales en Occident. Ces critiques, qui constituent des stéréotypes transmis de siècle en siècle, ont abouti à un renforcement du contrôle de l’État sur le clergé.
FANG Ling : « Les médecins laïques contre l’exorcisme sous les Ming. La disparition de l’enseignement de la thérapeutique rituelle dans le cursus de l’Institut impérial de médecine »
La thérapeutique rituelle a pendant longtemps fait partie intégrante de la médecine chinoise traditionnelle. Sous les Sui (581-618), elle est érigée en spécialité et incluse dans l’enseignement de l’Institut impérial de médecine où son existence est attestée dans les histoires officielles jusqu’aux Ming (1368-1644). Sa disparition se situe dans les années 1570 au plus tard. Le discours des médecins laïques des Ming éclaire les raisons qui sous-tendent à la fois la disparition elle-même et la procédure discrète, voire furtive, de la suppression. Comme cette tradition médicale religieuse est reconnue par le grand classique Huangdi neijing, pour des raisons d’orthodoxie, les médecins laïques n’ont jamais pu contester ouvertement sa présence nominale en tant que forme de la médecine officielle, mais ils sont en général très hostiles à sa pratique réelle dans la société. L’attitude de la classe des médecins face aux guérisseurs peut être assimilée à de l’anticléricalisme en ceci qu’elle se fonde plus sur des raisons idéologiques que doctrinales, qu’elle fait appel à un idéal fondamentaliste (la dégénérescence imaginée des guérisseurs) et qu’elle fait intervenir des enjeux de pouvoir.
Lars LAAMANN : « L’agitation anti-chrétienne comme exemple d’anticléricalisme à la fin de l’époque impériale »
Les chrétiens chinois du XVIIIe siècle étaient tout aussi sujets aux sentiments et aux mesures anticléricales que les bouddhistes et les taoïstes. Avec l’édit anti-missionnaire de 1724, les chefs des familles converties et les prédicateurs itinérants &endash; qui forment les clercs chrétiens de cette période &endash; devinrent la cible d’accusations de “comportement perverti”. La propagation du célibat, l’existence nomade des missionnaires, les allégations de magie noire et d’exploitation sexuelle de la jeunesse constituaient, dans l’univers mental des anti-chrétiens, des violations de la morale traditionnelle. Pour les fonctionnaires, les clercs chrétiens étaient en outre potentiellement porteurs de trahison politique. Cependant, et par contraste avec le millénarisme bouddhique, la “menace” chrétienne resta largement imaginaire jusqu’au retour des missionnaires européens vers 1830.
Elisabeth ALLÈS : « À propos de l’islam en Chine : provocations antireligieuses et attitudes anticléricales du XIXe siècle à nos jours »
Provocations antireligieuses et attitudes anticléricales ont profondément marqué l’histoire des Chinois musulmans (Hui) tout au long des XIXe et XXe siècles. Cet article examine les thèmes et les formes prises par ces conflits, et distingue les disputes, que l’on peut associer à de l’intolérance lorsqu’elles se déroulent entre Hui et non-musulmans, des attitudes anticléricales. Ces dernières, visant notamment les ahong (desservants des mosquées) de l’islam traditionnel de la part de réformateurs, se caractérisent par une volonté de retour à la pureté des origines et ne concernent que les musulmans eux-mêmes.
Marianne BASTID-BRUGUIÈRE : « La campagne antireligieuse de 1922 »
Lancée à l’initiative des agents du Komintern à Shanghai, la campagne de négation de la religion du printemps 1922 rencontre le soutien quasi unanime des étudiants et des milieux intellectuels chinois. La nouveauté du torrent d’articles, libelles et discours par lequel s’exprime le mouvement pendant quatre mois, est que leurs auteurs ne se bornent pas à dénoncer le dogme, comme le faisait la réflexion critique moderne née depuis l’adoption en Chine, au début du siècle, du concept européen de “religion”, ils attaquent d’emblée l’église en tant qu’institution. L’argumentation emprunte largement à l’arsenal classique de l’anticléricalisme français. Le nom même choisi par le mouvement, feizongjiao, est le terme alors en usage pour traduire “laïcité”. Le christianisme, cible principale des zélateurs, est combattu surtout au nom de la science, du progrès et de la liberté intellectuelle, qui condamnent aussi bien, observent-ils, le bouddhisme, taoïsme et autres religions. La masse des critiques brandit au premier chef la défense de la souveraineté nationale, mais cette réaction, qui s’apparente au combat anti-chrétien des lettrés du XIXe siècle, s’articule sur l’idée que l’ingérence de la religion étrangère est actionnée par le capitalisme. Il ne s’agit donc pas d’un rejet global de l’étranger, mais de certaines formes de sa présence. Les ingrédients anticléricaux de la tradition chinoise se trouvent ainsi enrichis et renouvelés, mais ce n’est que lors de sa renaissance en 1923 que le mouvement antireligieux véhicule un projet politique et social nettement défini.
Vincent DURAND-DASTÈS : « Désirés, raillés, corrigés : les bonzes dévoyés dans le roman en langue vulgaire du XVIe au XVIIIe siècle »
Les personnages de bonzes en délicatesse avec leurs voeux sont si nombreux dans le roman en langue vulgaire des Ming et des Qing qu’on a tendance à considérer ce genre comme l’expression par excellence de l’anticléricalisme littéraire chinois. Pourtant, les récits les plus anciens représentaient le moine dévoyé comme un ascète séduit, digne de compassion autant que de blâme. Il fallut la vogue du roman érotique au début du XVIIe siècle pour que le débauché sans vergogne s’impose comme modèle du bonze de roman. Au faîte de la hiérarchie du vice se tient le bonze barbare, maître de magie sexuelle au physique monstrueux. À l’opposé de la figure du magicien violeur, on rencontre des personnages de saints bonzes excentriques. Volontiers bouffons, querelleurs ou ivrognes, leur licence est inversement proportionnelle à la sainteté de leurs objectifs. Certains de ces personnages, comme le célèbre Ji-le-Fou, figurent dans des récits dont la tonalité générale est favorable au bouddhisme. D’autres en revanche, véritables confucéens en robe de moine, apparaissent comme des redresseurs des moeurs dévoyées du temps, qui associent dans une même condamnation les bouddhistes et les laïques.
Vincent GOOSSAERT : « Anatomie d’un discours anticlérical : le Shenbao, 1872-1878 »
Le quotidien Shenbao, publié à Shanghai, fournit une documentation abondante sur la vie religieuse dans les grandes villes portuaires à la fin du XXe siècle. Au sein de cette documentation se trouve un ensemble d’articles anticléricaux visant bouddhistes et taoïstes que l’on peut identifier par des critères formels (stéréotypes, appel à des mesures radicales, imagination obsessionnelle, usage du ridicule). Si les articles anticléricaux n’excluent pas d’autres discours moins hostiles dans la même presse, ils constituent néanmoins un ensemble frappant par sa virulence. Trois thèmes majeurs les traversent : la sexualité cléricale, la violence des techniques de mendicité, et, plus occasionnellement, les accusations de sorcellerie. L’analyse des discours sur ces thèmes et des mentalités qui sous-tendent montrent que l’anticléricalisme à cette époque et dans ce genre est motivé essentiellement par un rejet de modes de vies en contradiction avec les valeurs sociales majoritaires concernant le corps et le rapport des individus aux groupes.
Isabelle CHARLEUX : « Les “lamas” vus de Chine : fascination et répulsion »
Les fantasmes chinois sur les moines tibétains sont faits de fascination et de répulsion. La représentation du “lama” en Chine est formée d’une superposition d’images de tous les religieux étrangers (fanseng) originaires de “l’Ouest” (l’Inde, l’Asie centrale et le Tibet). L’image du tantriste aux moeurs dépravées, spécialiste de magie noire et de techniques sexuelles, coexiste avec celle du saint arhat. Les discours recueillis dans des romans, des documents officiels et la presse chinoise développent particulièrement quatre thèmes : l’hétérodoxie du “lamaïsme”, le moine barbare, la mauvaise influence des lamas sur les empereurs et sur le peuple et le culte de la personnalité des “bouddhas vivants”. Les lamas sont les cibles d’un anticléricalisme général visant l’ensemble du clergé chinois, ce à quoi s’ajoute la xénophobie et un discours fondé sur le sur le “péché originel” des moines tibétains sous la dynastie Yuan.
David A. PALMER : « Le qigong au carrefour des “discours anti”. De l’anticléricalisme communiste au fondamentalisme du Falungong »
Dispensateurs de guérisons, d’expériences mystiques et de biens symboliques, les maîtres de qigong ont constitué une forme de clergé séculier de la Chine post-maoïste. Avec l’émergence de ces personnalités charismatiques et de leurs dizaines de millions d’adeptes, apparaissent des discours anticléricaux qui sont utilisés aussi bien par les maîtres que contre eux. Le qigong et son dérivé, le Falungong, nous offrent en effet un prisme pour l’analyse des mutations de l’anticléricalisme en Chine contemporaine. Tour à tour mis au service de la construction de l’État, d’un retour aux sources de la tradition, d’une polémique anti-superstitions, d’un fondamentalisme religieux et d’une campagne anti-sectaire, l’anticléricalisme nous révèle les lignes de tension qui travaillent la nébuleuse des réseaux de pratiquants des arts du corps et du souffle.
Jean BAUBÉROT : « Pour une comparaison anticléricalisme européen/anticléricalisme chinois »
La démarche comparative, qui consiste à employer dans le contexte chinois une notion proprement occidentale, l’anticléricalisme, est justifiée par de réelles ressemblances, mais aussi, plus théoriquement, par le fait qu’on ne peut opposer de façon monolithique une construction européenne et une construction chinoise du religieux dans la société. Dans les deux cas en effet, la définition et la place du religieux dans la société est un objet de débats permanents, débats dont les anticléricalismes sont l’un des produits. L’histoire de ces débats en Europe, évoluant sans cesse dans le temps et dans l’espace, permet de mettre en évidence une grande variété de cas de figure, par exemple entre pays protestants et catholiques ; or beaucoup de ces cas de figure se retrouvent à un moment ou à un autre de l’histoire chinoise. Des analogies apparaissent notamment quand on s’interroge sur une vision libérale de la religion limitée à un domaine séparé, sur le rapport entre religion et morale dominante, sur l’assujettissent des institutions religieuses à l’État et sur les liens entre anticléricalisme et antireligion. Il existerait donc alors une typologie universelle des anticléricalismes, dans laquelle tant les exemples européens que chinois trouveraient leur place spécifique.