Paris 8 - Université des créations

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Revue Recherches Linguistiques de Vincennes
Nombre de pages : 192
Langue : français
Paru le : 10/01/2011
EAN : 9782842922641
Première édition
CLIL : 3146 Lettres et Sciences du langage
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×155 mm
Version papier
EAN : 9782842922641

Version numérique
EAN : 9782842922986

Racine et radical

N°39/2010

Résutats des recherches sur la structure des mots et références pédagogiques autour de la morphologie.

L’intérêt de ce numéro est double : il s’agit d’abord de présenter des résultats de recherches sur la question de la structure des mots, dans diverses langues naturelles, typologiquement aussi éloignées que le sont le français et l’arabe, le berbère et l’italien. Il s’agit également de fournir quelques références pédagogiques aux étudiants intéressés par la linguistique, et plus particulièrement la morphologie.

Mohamed Lahrouchi & Florence Villoing
Présentation

 

Mohamed Lahrouchi & Philippe Ségéral
La racine consonantique : évidence dans deux langages secrets en berbère tachelhit

 

Matthew A. Tucker
Roots and prosody: The Iraqi Arabic derivational verb

 

Nora Arbaoui
La syntaxe de la forme II de l’arabe classique

 

Michel Roché
Base, thème, radical

 

Fabio Montermini
The lexical representation of nouns and adjectives in Romance languages

 

Hors-Thème

David Nicolas
Towards a semantics for mass expressions derived from gradable expressions

Mohamed Lahrouchi et Philippe Ségéral
La racine consonantique : évidence dans deux langages secrets en Berbère Tachelhit
Dans cet article, nous argumentons en faveur d’une morphologie à base de racine et gabarit (« Root-and-Template »). Nous montrons que ces deux objets sont les unités de base manipulées dans deux langages secrets de femmes, taqjmit et tagnawt. Les locutrices sont capables d’isoler dans les formes-source tachelhit des suites consonantiques de niveau exclusivement radical, et les transforment ensuite par diverses opérations de déguisement. Dans les deux langages secrets, la racine apparaît comme fondamentalement trilitère ; l’épenthèse (en tagnawt) et la reconversion du matériel affixal en consonnes radicales (en taqjmit) permettent aux racines déficitaires bi- et monoconsonantiques héritées des formes tachelhit d’atteindre cette trilitéralité obligatoire. Quant aux gabarits, ils sont fixes, au nombre de deux, incluant des sites morphologiques prédéfinis, qui déterminent le type d’opérations observées dans les formes déguisées (gémination, réduplication, affixation, etc.). Deux contraintes particulières sont, par ailleurs, définies : répétition stricte en taqjmit et satisfaction du gabarit en entier en tagnawt. Ces contraintes permettent d’expliquer certaines différences formelles entre les deux langages, celles liées en particulier à la taille des formes (régulière en tagnawt mais variable en taqjmit) et au comportement de certaines formations quadriconsonantiques (substitution en tagnawt d’un schwa à une voyelle périphérique).
Mots-clés : Morphophonologie, racine consonantique, gabarits, langages secrets, berbère tachelhit, taqjmit, tagnawt.

Matthew A. Tucker
Roots and prosody: The Iraqi Arabic derivational verb
De récentes études en morphologie non-concaténative et gabaritique, dans le cadre de la Théorie de l’Optimalité, tels les systèmes verbaux de l’arabe et de l’hébreu, soutiennent que ce type de morphologie peut faire l’économie de la racine consonantique (Bat-El, 1994; Ussishkin, 1999, 2000, 2005; Buckley, 2003). Cet article propose une approche qui concilie racine consonantique et gabarit prosodique. Inspirée d’un travail de Kramer (2007), cette approche soutient que les propriétés liées traditionnellement à racine-et-schème (« Root-and-Pattern ») découlent de la satisfaction des contraintes de marque prosodiques, au détriment des contraintes de fidélité, notamment Contigüité et Intégrité. L’article montre en outre que les problèmes posés par les langues à morphologie non-concaténative et gabaritique trouvent des solutions dans le cadre de la Théorie du Gabarit Généralisé (« Generalized Template Theory », McCarthy & Prince, 1995) où l’économie est faite des correspondances Output-Output. Ce faisant, il argumente pour l’extension des contraintes de marque indexées (« indexed markedness constraint », Pater, à paraître) aux alternances prosodiques. En particulier, il est montré que l’augmentation prosodique résulte des hiérarchisations spécifiques de ces contraintes, évitant ainsi le recours au matériel prosodique dans l’input.
Mots-clés : Morphophonologie, morphologie gabaritique, racine consonantique, arabe.

Nora Arbaoui
La syntaxe de la forme II de l’arabe classique
La forme II de l’arabe classique gémine la deuxième consonne de la racine et dénote plusieurs significations : le causatif, l’intensif, l’estimatif et le dénominatif. L’analyse morphophonologique proposée par Guerssel & Lowenstamm (1990) montre l’existence d’une position (CV) dérivationnelle dans un gabarit de forme : CV (CV) CVCV, responsable de la réalisation de la géminée. Cependant, dans une telle analyse, les diverses interprétations qu’exprime cette forme ne trouvent pas d’explication.
Dans cet article, nous proposons une analyse syntaxique de la forme II de l’arabe classique, laquelle permet d’apporter une réponse quant à l’origine de ce (CV) dérivationnel et des positions CV du gabarit de base. De même, elle permet d’expliquer les différentes interprétations sémantiques que peut dénoter cette forme. La forme II est analysée de la même manière qu’un verbe causatif en français : elle renferme une structure englobant un VP, un vP en plus d’une projection √P. La racine est présentée non seulement comme étant une suite de trois consonnes mais aussi comme constituant un domaine où elle projette ses propres arguments.
Cet article montre l’intérêt de la considération de la racine et illustre la solution que peut apporter la syntaxe à des problèmes considérés comme étant d’ordre morphophonologique.
Mots-clés : Interface phonologie-syntaxe, arabe classique, forme II, structure de la racine, intensif, causatif, gabarit.

Michel Roché
Base, thème, radical
On se propose de montrer, à partir d’observations portant sur la morphologie constructionnelle du français, que la notion de thème (stem) – utilisée habituellement pour rendre compte de l’allomorphie radicale des lexèmes – est en fait ambiguë et correspond à deux objets distincts : l’un intrinsèque au lexème (l’une de ses formes phonologiques, antérieures à la flexion et à la dérivation), l’autre lié à la dérivation (la chaîne segmentale correspondant à la base dans le mot construit). On réservera au premier l’étiquette thème et l’on appellera le second radical. On abordera successivement les deux étapes de la formation du radical lors d’une opération constructionnelle : la sélection du thème dans l’espace thématique du lexème base ou son remplacement par un thème supplétif ; la modification éventuelle – par épenthèse, troncation, substitution, insertion d’un interfixe, etc. – du thème sélectionné pour satisfaire des contraintes phonologiques ou lexicales.
Mots-clés : Morphologie dérivationnelle, base, thème, radical, dérivation, allomorphie, français.


Fabio Montermini
The lexical representation of nouns and adjectives in Romance languages
Cet article traite de la manière dont les unités lexicales sont stockées dans la mémoire des locuteurs, de la manière dont la flexion et la dérivation interagissent, et de la définition de quelques notions morphologiques, comme thème, racine, mot-forme, etc. Plus largement, deux modèles concurrents de la compétence morphologique y sont discutés : un modèle à « unités plus règles » et un modèle global basé sur l’analogie. L’analyse est conduite en particulier sur trois langues romanes : français, catalan et italien. Les données sont analysées dans le cadre d’un modèle de morphologie basé sur les mots. Les mots-formes sont considérés comme les unités de base de la mémorisation lexicale d’un point de vue universel. Ces formes sont organisées en des unités plus larges et plus abstraites, les lexèmes, qui correspondent grosso modo aux entrées d’un dictionnaire. Il est soutenu que les autres unités traditionnellement identifiées dans l’analyse morphologique, comme les thèmes, les racines, etc., peuvent fonctionner comme des unités d’organisation dans certains cas, mais ne doivent pas être considérées comme des unités morphologiques sur une base universelle.
Mots-clés : Morphologie, lexique, allomorphie, paradigmes, italien, français, catalan.

 

David Nicolas
Towards a semantics for mass expressions derived from gradable expressions
Quelle est la sémantique des expressions massives comme sagesse et amour, qui sont dérivées d’expressions graduables (sage, aimer) ? Nous examinons d’abord comment ces expressions sont utilisées, puis comment elles sont interprétées dans leurs divers emplois. Nous montrons en particulier que, tout comme avec les noms massifs concrets ordinaires (vin, mobilier), les énoncés où elles figurent peuvent recevoir des interprétations distributives, collectives et intermédiaires. Nous proposons alors un modèle qui explique ces données, dans lequel les expressions massives dérivées dénotent des instances de propriétés. Le modèle est suffisamment général pour s’appliquer aussi bien aux noms massifs concrets qu’aux noms massifs dérivés. Ceci établit que les noms massifs ont une sémantique uniforme. Une autre caractéristique du modèle est que pour expliquer la graduabilité des expressions massives, il n’emploie degrés et fonctions de mesure que lorsque ceux-ci sont ouvertement exprimés, dans des expressions comme beaucoup de sagesse ou deux litres de vin.
Mots-clés : Noms massifs, nominalisation, propriétés, graduabilité, distributivité.

Mohamed Lahrouchi et Philippe Ségéral
La racine consonantique : évidence dans deux langages secrets en Berbère Tachelhit
This article offers supporting evidence for the Root-and-Template model of morphology. It is argued that the consonantal root and the template are the basic morphological units handled in Tagnawt and Taqjmit (two secret languages used by women in Tashlhiyt Berber). Speakers are able to extract from Tashlhiyt forms only root consonants, and then disguise them by means of various morphological operations. In both languages, the root appears as fundamentally triliteral; bi- and monoconsonantals resorting to epenthesis (in Tagnawt) or incorporating affixes as root consonants (in Taqjmit) in order to achieve the required triliterality.  As for templates, each of these secret languages displays a fixed-shape template over which certain morphological operations are realized, including gemination, reduplication and affixation. In addition, two major constraints are set, namely strict repetition in Taqjmit and template satisfaction in Tagnawt. These constraints prove necessary in explaining the size variations in Taqjmit forms, as well as the behaviour of certain quadriconsonantal forms in Tagnawt, where the medial vowel a is replaced with schwa [ə].

 

Matthew A. Tucker
Roots and prosody: The Iraqi Arabic derivational verb
A number of recent Optimality-Theoretic approaches to Nonconcatenative Templatic Morphologies (NTM) such as the verbal systems of Arabic and Hebrew have argued that NTMs do not require reification of the consonantal root (Bat-El, 1994; Ussishkin, 1999, 2000, 2005; Buckley, 2003). This article presents an approach to deriving NTMs which countenances both the morphemic status of the consonantal root and the emergent nature of the prosodic template. Based upon work in Kramer (2007) this “root-and-prosody’’ model claims that root-and-pattern behavior arises from the necessary satisfaction of prosodic markedness constraints at the expense of the faithfulness constraints Contiguity and Integrity. Additionally, this article shows that a solution exists to the problem of NTM languages within Generalized Template Theory (McCarthy & Prince, 1995) which does not need Output-Output Correspondence. In doing so, this work also argues for the extension of indexed markedness constraint (Pater, to appear) to prosodic alternations. Prosodic augmentation is shown to follow from particular rankings of such indexed prosodic markedness constraints, eliminating the need for prosodic material in the input.

 

Nora Arbaoui
La syntaxe de la forme II de l’arabe classique
Verbal measure II in Classical Arabic is characterized by geminated second consonant of the root. It vehicles different values: causative, intensive, estimative and denominative. Guerssel and Lowenstamm proposed a morphophonological analysis of this measure based on the existence of a derivational position (CV) in a template of the form : CV (CV) CVCV, which allows the realization of the geminate. However, the different interpretations conveyed by this measure did not find a satisfying explanation within the frame of such analysis. This paper is an attempt at offering a syntactically-based analysis of measure II in Classical Arabic, that provides an explicit elucidation not only of the origin of the derivational (CV) and the CV positions of the template, but also of the various semantic interpretations denoted by measure II. In the proposed analysis we demonstrate that the structure of verbal measure II includes VP, vP and a √P projection, just like French causative verb does. Furthermore, the root is not just considered as a sequence of three consonants, but as a domain that projects its own arguments. In this article, the value of the root existence is emphasized as well as the ability of syntax to offer solutions to problems long been considered morphophonological ones.

 

Michel Roché
Base, thème, radical
The aim of this paper is to show that the notion of stem, used by morphologists to account for radical allomorphy of lexemes, is ambiguous. In some contexts, it refers to the phonological forms of a lexeme, stored in the lexical memory of speakers regardless of their use in derivation; in others, to the sound form to which an affix is attached. We shall call stem (Fr. thème) the former, radical (Fr. radical) the latter. The making of the radical, in derivation, mainly consists in selecting one of the stems of the base or, possibly, a suppletive one – an operation which is not, therefore, always predictable. With evidence from derivation in French, we shall argue that this stem, under phonological or lexical constraints, may be further modified by epenthesis, deletion, substitution, interfixation, etc. to form the radical of derivatives.



Fabio Montermini
The lexical representation of nouns and adjectives in Romance languages

This paper discusses such issues as the format under which lexical units are stored in memory, the way in which inflection and derivation interact, and the definition of morphological units, such as stem, root, word form, etc. More largely, two competing models of morphological competence, a “units-plus-rules” model and a global model based on analogy, are discussed. The main focus is on nouns and adjectives in three Romance languages: French, Catalan and Italian. The data are analyzed within a word-based model of morphology. Word forms are considered to be the main units of lexical memorization universally. These forms are organized into larger, more abstract units, the lexemes, roughly corresponding to dictionary entries. It is claimed that the other units traditionally identified in morphological analyses, such as stems, roots, etc. may serve as organizing units in some cases, but should not be considered to be universal units of morphology cross-linguistically.

 

David Nicolas
Towards a semantics for mass expressions derived from gradable expressions

What semantics should we attribute to mass expressions like wisdom and love, which are derived from gradable expressions (wise, to love)? We first examine how these expressions are used, then how they are interpreted in their various uses. We show in particular that, just like with ordinary concrete mass nouns (wine, furniture), sentences where they appear are liable to distributive, collective, and intermediate construals. We then propose a model to account for these data, in which derived mass expressions denote instances of properties. The model is general enough to apply both to concrete and derived mass nouns. This establishes that mass nouns have a uniform semantics. Another feature of the account is that, to explain the gradability of mass expressions, it makes use of degrees and measure functions only when these are overtly expressed, in expressions like a lot of wisdom and two litres of wine.

Présentation

Un problème récurrent dans la théorie morphologique concerne le statut de la racine et son rôle dans la formation des mots. Le sens qu’on attribue à cette entité et la place qui lui est accordée dans la grammaire dépendent de la perspective théorique retenue et des langues considérées. Au sens classique du terme, hérité des travaux des comparatistes du xixe siècle qui lui ont attribué un statut théorique précis pour l’étude de l’évolution historique des langues indo-européennes (cf. Benveniste, 1935 1., pour une synthèse), la racine est ce qui reste du « mot » après que tous les affixes lui ont été soustraits ; c’est l’unité porteuse de l’identité du mot, non autonome en syntaxe et que l’on peut retrouver dans d’autres mots constituant une famille morphologique. Dans les langues de type indo-européen, cette unité est alors définie comme monosyllabique, organisée autour d’un noyau vocalique qui peut être entouré de une à trois consonnes selon des schémas d’organisation limités. Les travaux ultérieurs en linguistique synchronique ont progressivement adapté la notion de racine, qui, bien que minimale, peut correspondre à des unités plurisyllabiques et autonomes en syntaxe (cf. Huot, 2005 2., pour une application au français).

La racine est de fait souvent synonyme de radical ou de thème. On dira, par exemple, que rare, rareté, rarement, rarissime, raréfier, raréfaction, raréfiable partagent la racine rare tandis que devoir, devez, doit et dû partageraient, du moins à un certain niveau de l’analyse, la racine monoconsonantique d- (cf. Kilani-Schoch & Dressler 2005) 3..

Dans les langues afro-asiatiques, en particulier le sémitique, on admet que les mots reliés morphologiquement partagent une même racine, constituée entièrement de consonnes discontinues et véhiculant un sens général. Avec l’avènement dans les années soixante-dix de la phonologie autosegmentale, la racine consonantique acquiert un statut de morphème à part entière, exprimé à travers les représentations multilinéaires où l’on distingue le niveau de la racine des autres niveaux morphémiques (cf. McCarthy, 1979, 1981) 4..

Depuis, une littérature féconde s’est accumulée, établissant clairement une dichotomie typologique entre les langues afro-asiatiques, essentiellement sémitiques, dites à morphologie non-concaténative, et les autres langues où la morphologie concaténative prédomine.

Le développement de la morphologie lexématique (initialement « Word-based » chez Aronoff (1976) 5., puis « Lexeme-based » chez Anderson (1992) 6. et seq.) et, avec elle, la définition du lexème comme unité d’input des règles morphologiques, ont remis en cause la notion classique de racine. En particulier, la représentation du lexème, qui traite forme et sens séparément, entre en contradiction avec la notion de racine qui ne dissocie pas ces deux propriétés définitoires. Ainsi, le stem (appelé « thème » ou « radical » dans la littérature française), domaine phonologique de réalisation des règles morphologiques, est dépourvu de sens. Sa qualité de pure forme sonore a notamment été mise au jour par Aronoff (1994 : chapitre 2) 7., dans l’étude de l’exemple le plus connu des « Priscianic formations » (Matthews, 1972) 8. : la forme du participe actif futur du latin (laudāt-ūr- pour le verbe louer). Construit, non pas directement sur la racine du verbe (laudā-), mais sur le stem du participe parfait passif (laudāt-), le participe actif futur n’en hérite pour autant pas la valeur sémantique.

Outre ces exemples de verbes déponents du latin, la notion de racine achoppe à rendre compte des liens morphologiques entre unités construites dans les cas où les allomorphies des bases tendent vers une supplétion forte ou encore que les relations morphologiques ne sont pas marquées au moyen d’un affixe : comment reconnaître, par exemple, la racine de aigu dans acuité, de chaud dans chaleur ? Peut-on identifier une racine commune à beau et belle, œil et yeux, morphologiquement reliés sans affixation ?

Parallèlement, dans les langues sémitiques, domaine empirique couvert traditionnellement par les modèles morphologiques à base de racine et gabarit, la notion de racine consonantique est aussi remise en cause. De récentes études, principalement inspirées de la Théorie de l’Optimalité, proposent, à la place, de dériver les mots à partir d’autres mots existants. Les principaux arguments avancés contre ce morphème exclusivement consonantique concernent son caractère abstrait et son incapacité à rendre compte, le cas échéant, du transfert de propriétés prosodiques entre bases et dérivés : en arabe classique, par exemple, ʒundub (sg.)/ʒanaadib (pl.) ‘criquet’ affichent une voyelle finale brève, tandis que dans sultˁaan (sg.)/salaatˁiin (pl.) ‘sultan’ cette même voyelle apparaît comme longue. De même, en hébreu, les verbes dénominaux tels que flirtet ‘flirter’, fikses ‘faxer’ et trinsfer ‘transférer’ héritent de leurs bases flirt ‘flirt’, faks ‘fax’ et transfer ‘transfert’ des groupes consonantiques (voir Ussishkin 1999 ; Bat-El 1994) 9.. La racine comme morphème exclusivement consonantique peine à rendre compte de ce type de propriétés.

Ce volume présente un ensemble d’articles qui met en évidence des arguments empiriques et théoriques en faveur de l’une ou l’autre des notions présentées ici (racine et radical/stem ) et des approches morphologiques qui les sous-tendent, contribuant à saisir les enjeux théoriques que les débats actuels en morphologie soulèvent.

Les trois premières contributions montrent, dans des cadres théoriques différents, la pertinence de la racine consonantique et son rôle dans l’analyse morphologique.

Dans l’article intitulé « La racine consonantique : évidence dans deux langages secrets », Mohamed Lahrouchi et Philippe Ségéral montrent à la lumière des données de deux langages secrets féminins en berbère tachelhit, tagnawt et taqjmit, que les locutrices sont capables d’isoler sans erreur dans les formes tachelhit les suites consonantiques de la racine et de les manipuler ensuite dans diverses opérations morphologiques. L’analyse proposée plaide clairement pour une morphologie à base de racine et gabarit (« Root-and-Template ») dans laquelle la racine consonantique est un morphème à part entière et le gabarit un objet construit, incluant des sites dérivationnels, sièges d’opérations morphologiques particulières.

Matthew Tucker examine, dans sa contribution, les formes verbales de l’arabe iraquien dans le cadre de la Théorie de l’Optimalité. L’approche adoptée, appelée Racine-et-Prosodie (« Root-and-Prosody »), réintègre la racine consonantique comme ingrédient principal dans la dérivation, là où la plupart des travaux « optimalistes » militent pour son abandon. Cette approche soutient que la base de la dérivation dans les langues à morphologie non-concaténative, dont l’arabe iraquien fait partie, consiste en une racine consonantique et un affixe vocalique. Quant aux gabarits, ils sont définis en termes d’unités authentiques de la prosodie et dérivés par une hiérarchisation des contraintes de marque prosodique (« prosodic markedness constraints »).

Dans la contribution de Nora Arbaoui, la racine consonantique est intégrée dans une analyse syntaxique de la forme II de l’arabe classique et en particulier ses différentes interprétations sémantiques (causative, intensive, déclarative, estimative, dénominative). La racine y est présentée comme un domaine √P où sont projetés des arguments, dominé par d’autres projections VP et vP.

Les deux contributions suivantes, à l’inverse, plaident pour une mor­pho­logie à base de lexèmes. L’article de Michel Roché, « Base, thème, radical », dessine les grandes lignes d’une description des allomorphies de la dérivation française dans le cadre théorique de la morphologique lexématique. Il renonce d’emblée à la notion de racine dans une approche synchronique de la morphologie, et interroge la notion de thème (stem dans la littérature anglosaxonne), en faisant apparaître la nécessité de distinguer, derrière cette notion, deux objets différents, le thème et le radical. Il montre en quoi le thème est propre au lexème (dont il est une des formes phonologiques), tandis que le radical est lié à la dérivation et se rapporte à la chaîne segmentale correspondant à la base dans le mot construit. La proposition de M. Roché se distingue par son originalité étant donné que la distinction qu’il opère entre thème et radical a été jusqu’à présent négligée dans la littérature. Alors que le radical est le plus souvent formellement identique à l’un des thèmes du lexème base, son article donne à voir d’autres situations où la formation du radical ne se limite justement pas à la sélection du thème. Il parvient ainsi à démontrer que toute l’allomorphie n’est pas inscrite dans le lexème.

L’article de Fabio Montermini, « The lexical representation of nouns and adjectives in Romance languages », traite de la forme exacte des représentations des unités stockées dans le lexique à partir de l’examen de la variation de formes dans la flexion des « nominaux » (noms et adjectifs) de trois langues, le français, l’italien et le catalan. Il examine les différentes théories qui permettent de rendre compte de ces données et présente une argumentation convaincante contre un modèle d’analyse morphologique basé sur les morphèmes et pour un modèle basé sur les mots (lexèmes), jugé cognitivement et typologiquement plus adéquat. En s’appuyant sur les modalités de l’analyse en « espaces thématiques », suivant, par exemple, les travaux de Pirrelli & Batista et Bonami & Boyé (cf. références dans l’article) et en examinant la manière dont flexion et dérivation interagissent, l’auteur montre que, si les notions de racine et de thème peuvent fonctionner comme des unités d’organisation dans certains cas, elles ne doivent pas être considérées comme des unités morphologiques sur une base universelle. Il conclut que les objets de la mémorisation lexicale par les locuteurs sont les formes de mots. Le lexème émerge comme une unité abstraite, un réseau de formes connectées par des fonctions spécifiques plutôt qu’une forme sous-jacente abstraite.

David Nicolas clôt le volume par un article hors thème où il examine les propriétés sémantiques des expressions massives de type wisdom ‘sagesse’ et love ‘amour’, dérivées d’expressions graduables wise ‘sage’ et to love ‘aimer’. Il propose un modèle général qui peut s’appliquer aussi bien aux noms massifs dérivés qu’aux noms massifs concrets.

Nous remercions les auteurs pour leurs contributions et les Presses Universitaires de Vincennes pour leur professionnalisme.

Florence Villoing & Mohamed Lahrouchi

1 Benveniste, Émile (1935). Origine de la formation des noms en indo-européen. Paris : Maisonneuve, chapitre 9 « Esquisse d’une théorie de la racine ».

2 Huot, Hélène (2005). Morphologie. Forme et sens des mots du français. Paris : Armand Colin.

3 Kilani-Schoch, Marianne ; Dressler, Wolfgang (2005). Morphologie naturelle et flexion du verbe français. Tübingen : Narr Verlag.

4 McCarthy, John (1979). Formal Problems in Semitic Phonology and Morphology. Doctoral dissertation, MIT, Cambridge : MA. McCarthy, John (1981). A prosodic theory of nonconcatenative morphology. Linguistic Inquiry 12 : 373-418.

5 Aronoff, Mark (1976). Word Formation in Generative Grammar. Cambridge : MIT Press.

6 Anderson, Stephen R. (1992). A-Morphous Morphology. Cambridge : Cambridge University Press.

7 Aronoff, Mark (1994). Morphology by itself. Cambridge : MIT Press.

8 Matthews, Peter H. (1972). Inflectional Morphology. A Theoretical Study Based on Aspects of Latin Verb Conjugation. Cambridge : Cambridge University Press.

9 Bat El, Outi (1994). Stem modification and cluster transfer in Modern Hebrew. Natural Language and Linguistic Theory 12 : 571-596.

Ussishkin, Adam (1999). The inadequacy of the consonantal root : Modern Hebrew denominal verbs and the output-output correspondence. Phonology 16/3 : 401-442.

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Revue Recherches Linguistiques de Vincennes
Nombre de pages : 192
Langue : français
Paru le : 10/01/2011
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