Introduction
Dans un livre récent, L’Ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, Françoise Waquet se propose de rendre visibles les techniques intellectuelles très complexes dont disposent les chercheurs, les lettrés et les savants dans leur travail (plus concrètement, « les outils employés pour repérer et traiter l’information, pour produire et transmettre le savoir, outils qui réfèrent à l’écrit, à l’imprimé, à l’image, au numérique ») et de contribuer ainsi à une « histoire matérielle de la culture savante » et à une « archéologie des techniques intellectuelles ». Mon objectif est similaire puisque je souhaiterais proposer ici une théorie de la lecture qui, contrairement à la plupart des théories proposées depuis les années 1970, repose davantage sur les traces concrètes et matérielles de la lecture ; cette théorie correspond plus exactement à une analyse historique et littéraire du carnet de lecture. Tout au long de ce livre le carnet sera envisagé simultanément ou alternativement : comme un objet très important dans la vie des lettrés, comme un support de la lecture qui peut prendre la forme concrète d’un cahier ou d’une fiche, comme une trace ou une note de lecture, comme un geste (un geste particulier de lecture : celui qu’effectue le lecteur qui lit un texte et qui s’arrête, à un moment donné, parce qu’une certaine phrase l’intéresse ou le bouleverse, et qu’il a envie de la prélever et de la recopier dans un carnet ; c’est le geste de l’extrait), comme une disposition qui insiste plus particulièrement sur le rôle que joue l’institution scolaire dans l’utilisation et la transmission de cet objet intellectuel, comme une pratique qui renvoie à un ensemble de gestes de lecture et, plus généralement, à un comportement de lecteur, comme une représentation parce que les lettrés travaillent également avec l’image qu’ils se font du travail et des œuvres de leurs confères, soit enfin comme une posture puisque le carnet, surtout quand il est écrit en vue de la publication, est un instrument essentiel de la construction d’une image auctoriale et d’une autobiographique intellectuelle. Le carnet est donc envisagé ici tantôt comme un objet matériel, tantôt comme un objet mental ou comme l’effet d’une construction littéraire très complexe qui peut être le résultat de l’écrivain lui-même (quand celui-ci écrit le carnet comme une œuvre lisible et publiable) ou de l’éditeur (qui choisit et construit un objet « littéraire » publiable à partir de l’objet matériel).
La première partie du livre, « Le carnet : objet matériel, objet épistémologique », propose justement une analyse du rapport entre la matérialité du carnet et sa construction littéraire ; le fil conducteur de l’analyse et le principal point de comparaison entre ces deux dimensions essentielles du carnet renvoient à ce que j’appelle la « note-citation » : la phrase recopiée fidèlement dans un carnet dédié spécifiquement à cet effet, une phrase prélevée sur le vif, au cours de la lecture, et qui n’est accompagnée la plupart du temps d’aucune forme de commentaire ; cette notion me conduit vers un régime particulier de lecture (la « lecture citationnelle ») et vers un type particulier de lecteur appelé le lettré excerpteur.
La deuxième partie du livre, « Petite histoire du carnet de lecture », propose une brève histoire du carnet de lecture à travers une définition historique de la « note-citation », laquelle nous ramène au lieu commun (la note-citation est proche du lieu commun non seulement parce qu’elle peut connaître le même traitement, en étant rangée dans des catégories et des cases spécifiques du carnet de lecture, mais aussi parce qu’elle contribue, d’une manière essentielle, à la créativité, à l’invention intellectuelle et littéraire, et enfin à une version moderne de la dialectique et de la topique), au carnet de citations, à la littérature compilatoire et, enfin, à un art particulier de lecture : l’art de l’extrait. Cette histoire traite également le carnet comme un objet matériel et comme une construction littéraire et comprend une analyse détaillée de plusieurs traités de quelques illustres pédagogues humanistes qui ont contribué à l’institutionnalisation du carnet de lecture sous la forme de l’ars excerpendi (dans ce cadre, le carnet est non seulement un moyen d’acquisition de la culture lettrée, mais aussi un instrument scolaire et un instrument de « civilité »), une analyse de l’influence jésuite sur la survie et la formalisation de la pratique du carnet (ici, le carnet renvoie, au-delà de l’objet, à ce qui est digne d’être connu et reproduit, à ce qui est moralement permis et encouragé, à un excellent instrument de normalisation scolaire de la mémoire individuelle et collective, donc, plus généralement, à un instrument de contrôle), mais aussi une analyse de la survie de cette technique intellectuelle du carnet dans un univers épistémologique qui lui est de plus en plus hostile, à partir de Descartes, et dans le contexte plus général de la contestation de la rhétorique (dans ce nouveau cadre, le carnet n’est plus un recueil de lieux communs à proprement parler mais plutôt « un cahier d’élégance », un calepin, un carnet des bons livres, un « cahier d’expressions choisies », un « cahiers de pensées choisies », un « recueil d’expressions choisies », un journal ou une fiche de lecture).
La dernière partie du livre essaiera, quant à elle, de comprendre, en prenant en considération les acquis théoriques et historiques des deux premières parties, six pratiques singulières du carnet de lecture : les Cahiers de Paul Valéry, les fiches de lecture d’Ortega y Gasset, le Journal d’idées [Jurnal de idei] du philosophe roumain Constantin Noica, les Cahiers d’Emil Cioran, les journaux intimes de Mihail Sebastian, et enfin le carnet [Dietario voluble] de l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas. Ces pratiques permettent, par leur diversité géographique, linguistique et par leur extension historique, non seulement de voir quel est le destin concret du carnet de lecture et de l’art de l’extrait en Europe, après l’apparition des États-nations, mais de comprendre aussi une opposition fondamentale entre deux figures essentielles d’écrivains-lecteurs : les anti-excerpteurs (Valéry, Ortega et Noica), qui mettent en question, chacun à sa manière et à travers des mythes intellectuels très différents, l’intérêt et la pertinence de l’art de l’extrait, et les excerpteurs eux-mêmes (Cioran, Sebastian et Vila-Matas) qui sont directement responsables, par leurs pratiques du carnet et plus généralement par leurs œuvres littéraires, de la survie et de la relégitimation moderne du geste de l’extrait. Dans ce cadre, le carnet sera un objet matériel, mais aussi un monument littéraire, un rapport au savoir et à autrui, une partie importante d’une philosophie du savoir, une dimension patrimoniale et politique de la littérature ou bien un objet de fiction.
Si l’on réussit ainsi, à travers l’histoire de cette pratique culturelle et par les très nombreux témoignages sur lesquels on aura l’occasion de s’attarder ici, à mieux saisir la matérialité du carnet de lecture et sa construction littéraire à partir du geste de l’extrait, on sera assuré de pouvoir mieux comprendre le fonctionnement mental et social de la lecture, mais aussi une des réalités culturelles les plus mystérieuses et les plus difficiles à analyser : l’extraordinaire plaisir de lire.