Paris 8 - Université des créations

Partager

ajouter au panier

Collection Temps & Espaces
Nombre de pages : 444
Langue : français
Paru le : 03/06/2019
EAN : 9782842925864
Première édition
CLIL : 3386 Moyen Age
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782842925864

Version numérique
EAN : 9782842929022

Science et technique au Moyen Âge

(XIIe-XVe siècles)

La question de l’articulation entre sciences et techniques est abordée ici pour la première fois par des historiens des sciences et des techniques.

Aucune synthèse récente n’existe sur le sujet important que constituent les rapports entre science et technique au Moyen Âge. Ce thème correspond partiellement, en outre, au programme de l’agrégation d’histoire et du CAPES d’histoire-géographie pour 2017 et suivantes, qui porte sur « Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés » en Europe pour la période XVe-XVIIIe. Cette mise au point sur la fin du Moyen Âge, se révélera donc très utile, tant pour les spécialistes que pour les enseignants et les étudiants préparant ces concours.

Introduction Joël Chandelier, Catherine Verna, Nicolas Weill-ParotI. Penser le croisement

Guy Beaujouan et l’histoire des relations entre science et technique au Moyen Âge Danielle Jacquart Science, art et prudence à la fin du Moyen Âge (XIIIe-XIVe siècle) Aurélien Robert  Tensions et transformations dans la classification des sciences et des arts au XVe siècle Jean-Marc Mandosio Théorie et pratique de l’hydraulique chez Konrad Grüter, clerc et technicien allemand en Italie (1393-1424) Dietrich LohrmannII. Mise en forme du concret

Le manuel de teinturerie de Joanot Valero (Valence, XVe siècle). Technique et médecine à l’usage du teinturier Lluís Cifuentes i Comamala L’Ymage de vie : un vade mecum pour réaliser la « perfection des imparfaiz » Geneviève Dumas L’alliage des métaux précieux en Espagne au Moyen Âge : entre science arithmétique et technique métallurgique Ricardo Cordoba de la Llave Techniques de construction et transmission des savoirs. Pour une approche archéologique (archéologie du bâti) Nicolas ReveyronIII. Représentation et mesure du monde

Construire un instrument astronomique au XIVe siècle : le second équatoire de Jean de Lignières Matthieu Husson Bertrand Boysset, un homme et une oeuvre à la croisée de la science et de la technique : bilan historiographique Pierre Portet Science et technique de la cartographie et de la navigation en Méditerranée au Moyen Âge Piero FalchettaIV. Raison de l’opération médicale

De la practica à la pratique médicale effective à la fin du Moyen Âge Danielle Jacquart Pharmacie pratique et théorie médicale à la fin du XIIIe siècle Michael McVaugh Entre discours médical et pratiques alimentaires. Les fruits au Moyen Âge : un alicament avant la lettre ? Marilyn NicoudV. Savoirs et pratiques du vitriol et du mercure

La production de vitriol à la fin du Moyen Âge : l’exemple toscan Didier Boisseuil Productions et usages métallurgiques du mercure à la fin du Moyen Âge Florian Téreygeol Le mercure dans les écrits vénénologiques, fin XIIIe-fin XVe siècle Franck Collard Le mercure dans l’alchimie des XIVe et XVe siècles : La Defloratio philosophorum du pseudo-Arnaud de Villeneuve, un cas exemplaire Antoine CalvetIndex des noms de personnes Présentation des auteursTable des illustrations et tableaux

L’intersection entre science et technique est-elle, pour le Moyen Âge, scientifiquement pertinente ? Quels rapports établir entre pensée technique et pensée scientifique, qui sont souvent étudiées indépendamment l’une de l’autre ou, au mieux, selon un modèle historiographique hérité du XIXe siècle faisant de la technique une simple application de la science ? Ce volume, réunissant les recherches d’historiens des techniques et d’historiens des sciences, d’archéologues et de philosophes, propose un examen attentif des modalités de ce croisement à travers des contextes et des démarches spécifiques. L’ouvrage embrasse le domaine de la médecine et celui de la construction, la production des draps, des métaux, des alliages métalliques et l’alchimie, la mesure des champs et celle du monde, l’élaboration des instruments scientifiques et celle des machines hydrauliques. Catherine Verna est professeur en histoire médiévale à l’Université Paris 8. Joël Chandelier est maître de conférences d’histoire médiévale à l’Université Paris 8. Nicolas Weill-Parot est professeur à l’École Pratique des Hautes Études.

Introduction

Joël Chandelier, Catherine Verna, Nicolas Weill-Parot

Ceux qui osent articuler la science et la technique au Moyen Âge risquent fort de se trouver accusés de succomber au péché d’anachronisme. La portée technique de la science n’est-elle pas une préoccupation récente, puisqu’elle ne remonte même pas à ladite « Révolution scientifique » du xviie siècle, mais trouve plutôt son origine dans la très discutée « Révolution industrielle » du xixe ? La science médiévale n’est-elle pas pure spéculation ? Qu’elle se pose comme héritière des arts libéraux ou qu’elle se coule, à partir du xiiie siècle, dans la philosophie naturelle aristotélicienne, son regard n’est-il pas tout entier tourné vers la connaissance pure et désintéressée ? Et socialement, quel rapport imaginer entre les litterati de l’université qui jonglent avec des concepts et les illitterati qui usent de leurs mains pour transformer la matière ?

Si le lien entre l’histoire des sciences et celle des techniques est affiché dans nombre de sociétés et d’institutions, il faut reconnaître que bien souvent les croisements entre les deux domaines sont envisagés seulement pour les périodes moderne et, plus encore, contemporaine 1. Les historiens médiévistes des sciences et des techniques ont peu d’occasions de travailler conjointement : les premiers peuvent tendre vers la philosophie, les seconds vers l’archéologie, et l’histoire sociale ne leur offre guère d’objets communs. Si la démarche d’un Guy Beaujouan a beaucoup fait progresser la compréhension de la question à travers le prisme des relations entre théorie et pratique au Moyen Âge étudiées du point de vue de l’histoire des sciences (même s’il déplorait de ne pouvoir tirer des sources écrites un plus grand nombre de témoignages), elle demeure cependant relativement isolée, et peu d’historiens se sont attelés après lui à ce sujet délicat.

La relation de la science et de la technique n’est pas privilégiée par les historiens des sciences en raison des différentes perspectives qu’ils ont adoptées dans leur domaine propre de recherches. N’étant pas au cœur de la préoccupation de la science médiévale, la technique n’est guère abordée dans les études tournées vers l’examen interne des conceptions scientifiques et de leur contexte intellectuel. Ainsi, les études classiques d’Edward Grant sur la physique médiévale, qui ne perdent pourtant pas de vue l’horizon de la science moderne, ne privilégient pas cette question 2. De plus, lorsque la science est envisagée dans son rapport avec une autre discipline, c’est généralement la théologie qui est prise comme point de référence, et ce, au moins depuis Pierre Duhem 3. Quant aux approches sociologiques ou « externalistes » de la science, elles ne sont pas mieux placées pour cerner les rapports entre science et technique, car une telle question exige de pénétrer en profondeur les processus intellectuels à l’œuvre dans l’un et l’autre champs, ce que par définition de telles démarches ne valorisent guère.

Est-ce à dire que la question n’est jamais abordée par aucun historien des sciences ? Ce n’est évidemment pas le cas ; cependant, la technique est souvent envisagée indirectement à travers des problèmes connexes, comme celui de la « science expérimentale ». Depuis les travaux de Lynn Thorndike sur les relations entre cette dernière et la magie, depuis les réflexions de Alister C. Crombie autour de Robert Grosseteste ou les études s’attachant à cerner cette scientia experimentalis théorisée par Roger Bacon, la question de l’expérimentation a donné lieu, de fait, à des analyses précises qui mettent en jeu la relation de la théorie pure avec la maîtrise du monde sensible 4.

Les interrogations des historiens des sciences dans le domaine de la technique proprement dit ont donc souvent été orientées par deux questions symétriques : l’application du savoir scientifique dans le monde technique et inversement l’éventuelle intégration de nouveaux savoirs techniques dans la réflexion scientifique. Si la première de ces deux questions a habité un historien des sciences comme Guy Beaujouan, c’est la seconde qui a été le plus facilement explorée. Mais qu’il s’agisse de l’éventuelle intégration de nouvelles techniques dans les classifications des savoirs, ou des échos possibles de la nouvelle polyphonie du xive siècle dans la théorie musicale pour ne citer que quelques exemples, l’historien doit se montrer prudent : faire la part du savoir livresque hérité d’une tradition et des réelles intégrations de données nouvelles reste toujours délicat 5.

Du côté des techniques, on peut s’interroger sur les choix des historiens des techniques médiévales, ou du moins de ceux qui ont travaillé sur le Moyen Âge car l’histoire des techniques ne suit pas forcément la périodisation traditionnelle du fait du décloisonnement disciplinaire dont elle procède. Malgré l’éclosion de l’histoire des techniques et son affirmation dans le champ historique au cours des années 1930 6, aucun historien des techniques n’a réellement approfondi la question des relations entre science et technique, sans doute parce qu’il y avait à rassembler et consolider des connaissances dans le domaine des techniques anciennes avant de s’aventurer vers la science et ses rapports aux arts. Pourtant, l’intérêt d’un tel sujet, tout comme sa complexité, avaient été clairement pointés par Lucien Febvre dans son éditorial du numéro spécial des Annales de 1935 consacré à l’histoire des techniques, éditorial intitulé « Réflexions sur l’histoire des techniques ». Le rapport entre science et technique au Moyen Âge peut être résumé en deux claires interrogations formulées par Lucien Febvre, qui sont comme deux propositions de recherche dans le contexte de cette introduction programmatique : « Voilà deux aspects distincts, également considérables, du problème des rapports de la science et de la technique. Part de la science dans l’invention technique. Insertion de la technique dans la série des faits scientifiques 7. » Ces interrogations – qui entrent en résonance avec la double question déjà évoquée pour l’histoire des sciences elle-même – n’ont évidemment pas trouvé immédiatement de réponse, tant elles supposaient un considérable travail de recherche ; et en parcourant l’historiographie de l’histoire des techniques à partir des années 1930, on peut rassembler des tentatives, des curiosités partagées mais peu de démarches fermement consolidées 8.

C’est sans doute le cas de l’œuvre de Bertrand Gille. Guy Beaujouan et Bertrand Gille se connaissaient. Tous les deux chartistes et professeurs à l’École pratique des hautes études, ils s’appréciaient. S’ils réfléchissaient l’un et l’autre aux rapports entre science et technique, leurs travaux expriment clairement la diversité de leur démarche née, il nous semble, de la construction de l’histoire des techniques sur un socle pluridisciplinaire (archéologie, bien sûr, mais également ethnologie et anthropologie) au contraire de l’histoire des sciences médiévales. Pourtant, il suffit de rappeler les ouvrages de Bertrand Gille consacrés aux Ingénieurs de la Renaissance ou aux Mécaniciens grecs (son dernier livre) pour saisir en quoi sa recherche se plaît à aborder les techniciens qui, par leurs réalisations et leurs savoirs, établissent un lien entre science et technique 9. Pour sa contribution dans ce domaine à l’histoire du Moyen Âge, il convient de se tourner vers d’autres de ses travaux. Les années 1970 étaient propices aux synthèses. Leur rédaction résultait autant d’une volonté de revendication académique, adressée en particulier aux historiens des sciences, qu’à l’accès à un palier de connaissances disponibles. Cependant, Bertrand Gille, dans la grande fresque d’histoire des techniques qu’il a portée en solitaire, dépasse le modèle courant en organisant les acquis de la recherche autour du concept qu’il avait lui-même élaboré : celui de « système technique ». Ce dernier permet d’approcher les liens entre la technique et la science associées dans un même « système », liens qui font également l’objet d’un chapitre particulier dans le volume. Toutefois, la spécificité du Moyen Âge ne retient pas Bertrand Gille 10. Sa réflexion sur l’innovation technique au Moyen Âge, un thème qui lui tenait à cœur, offre également peu de place aux savoirs théoriques et codifiés, à la circulation et à l’hybridation des savoirs dont l’innovation aurait pu procéder.

De même, les rapports entre science et technique ont modérément suscité l’intérêt de Lynn White Jr. dans ses écrits les plus connus consacrés à l’innovation technique et aux transformations sociales : tout au plus établit-il au cours de ces pages une relation entre « l’apparition de la boussole » et l’impulsion donnée aux « recherches sur le magnétisme » 11. Dans un article à forte audience, où l’historien américain réfléchit aux origines de la crise écologique contemporaine qu’il pense inscrites dans la croissance de l’Occident chrétien, il insiste, certes, sur le développement vigoureux des techniques et de la science occidentales dès le Moyen Âge, mais son propos ne va pas jusqu’à examiner les rapports entre science et technique ; l’historien des techniques a finalement préféré explorer les liens entre religion et techniques médiévales, et faire ponctuellement intervenir la science dans cette confrontation 12. On peut ajouter à ces constatations que, malgré son titre évocateur (On Pre-Modern Technology and Science), le volume que ses élèves et collègues lui ont offert évoque plus qu’il ne traite les rapports entre science et technique, tandis que les dossiers exposés reprennent des cas explorés par Guy Beaujouan (Guido da Vigevano et les « médecins ingénieurs », par exemple) ou correspondent à une chronologie basse, de la seconde moitié du xvie siècle à la Révolution scientifique, sans offrir de dossier inédit pour le Moyen Âge 13.

Il est toutefois possible de trouver une réflexion plus proche de celle de Guy Beaujouan chez les technologues. Cette constatation est étonnante et mérite d’être explicitée. Au-delà, en effet, d’une interrogation sur les liens entre technique et science « institutionnelle », la réflexion engagée plus largement sur les relations entre science et technique médiévales permet de valoriser le savoir des techniques, c’est-à-dire la pensée rationnelle en œuvre dans le geste technique. Il convient ici de rappeler le sens premier de « technologie », terme largement galvaudé aujourd’hui du fait de l’usage du néologisme « technologie » calqué sur le terme anglais « technology ». La notion de technologie, telle qu’élaborée par Johann Beckmann à la fin du xviiie siècle à Göttingen, est une théorie de l’action intentionnelle, toute technique étant définie comme une action finalisée et efficace qui suppose une réflexion rapportée à un objectif, un projet 14. Cette lecture de la technique a été reprise par André-Georges Haudricourt dans son ouvrage intitulé Technologie, science humaine 15. La technologie est un outil contre l’interprétation routinière de la technique : même pour les techniques élémentaires, le geste technique le plus simple repose sur une pensée analogique et systémique – ce qui revient, en fait, à une authentique pensée du concret 16. Les fondements et les objectifs scientifiques des technologues sont, certes, différents de ceux de Guy Beaujouan ; mais les deux ont en commun la volonté de rétablir la part du savoir dans les techniques médiévales.

L’ensemble de ces perspectives permet au présent ouvrage de s’appuyer sur des traditions diverses, mais complémentaires, pour tenter d’explorer les chemins que l’œuvre de Guy Beaujouan a ouverts, ou bien se risquer sur d’autres sentiers encore en friche et associant étroitement les historiens des sciences et les historiens des techniques. Cette rencontre est effectivement au fondement de notre démarche et s’articule autour de trois thèmes qui nous paraissent essentiels.

1. Le geste technique. L’histoire des techniques propose un angle d’approche de la technique comme procédant du savoir médiéval. En suivant la réflexion féconde des technologues, il est possible, en effet, de rendre au geste technique son statut rationnel et de le penser comme un élément essentiel de la science – ce que les historiens des sciences à visée pratique, par exemple la médecine, ont eux aussi depuis longtemps intégré à la compréhension de leur domaine de recherches. Le geste de l’homme de l’art comme celui de l’homme de science entre dans la constitution d’une pensée rationnelle. L’étude des contacts entre science et technique suppose donc la prise en considération de ces multiples cheminements : de la pensée au geste, du geste à la pensée, mais aussi de la pensée qu’implique le geste jusqu’à la pensée qui entend appréhender ce geste. Le problème réside, bien évidemment, dans la façon de reconstituer des savoirs techniques le plus couramment tacites c’est-à-dire, comme les avait définis Michael Polanyi, des savoirs non écrits qui se transmettent par la parole mais surtout par le geste, par la personne physique qui les a comme incorporés 17. La prise en compte des savoirs tacites est donc fondamentale pour qui souhaite étudier les techniques médiévales et les ignorer aboutirait à une grave cécité scientifique, en rejetant arbitrairement la technique sans écrits hors du domaine du savoir et donc sans relation possible avec la science. Cependant, comment opérer pour retrouver ces savoirs tacites, les reconstituer quand ils n’ont pas été codifiés, même tardivement, en particulier au cours de la Renaissance ? Si l’écrit fait défaut, il faut ouvrir d’autres chemins et expérimenter d’autres procédures scientifiques. Questionner la matière comme s’applique à le faire aujourd’hui l’archéométrie est une voie enrichissante quand elle est suivie en commun par les historiens des textes, les archéologues et les archéométres. Elle permet de lire dans la matière élaborée les opérations et les gestes techniques qui correspondent à des choix réitérés et rationnels – en un mot, à des savoirs techniques 18. Une autre voie part de textes souvent peu diserts qui sont lus à la lumière d’autres disciplines. C’est ainsi qu’a été comprise la production d’acier par fragmentation ; le texte (une ordonnance des métiers des rasoriers de Toulouse) répétitif et peu précis a révélé tout son sens technique à partir d’une reconstitution des pratiques traditionnelles des métallurgistes japonais, pratiques toujours vivantes et enregistrées par les ethnologues 19.

2. La scolastique, ses limites et ses contraintes. Du côté de la science, la scolastique n’a pas bonne presse dans l’opinion commune : on l’accuse d’avoir égaré les savants dans de purs raisonnements sophistiques et stériles, sans ancrage dans la pratique. Pourtant, la richesse des apports de la logique médiévale, de ses raisonnements « selon l’imagination », sa capacité à élaborer des solutions rationnelles pour les questions les plus complexes sont des acquis des recherches plus ou moins récentes des historiens de la philosophie et des sciences. L’apport de la scolastique théologique, philosophique et scientifique à la raison est aujourd’hui largement démontré, et il n’est plus guère possible non plus de mettre en avant un carcan qui aurait emprisonné les penseurs en les privant de toute marge de manœuvre intellectuelle. Plus qu’une prison intellectuelle, le cadre constitué par les autorités est davantage un modèle de référence, avec lequel les maîtres universitaires ont pu jouer presque à leur guise 20. Reste cependant l’accusation portant sur l’absence d’efficience pratique et, ce faisant, technique, de la science scolastique. Ce grief, même Guy Beaujouan le formulait plus ou moins explicitement. Les innovations scientifiques qu’il mettait en évidence dans les années 1260 n’avaient-elles pas été effectuées sinon en marge, du moins à côté de l’institution universitaire 21 ? S’il se montrait prudent sur ce point, il avait exprimé à plusieurs reprises une certaine distance vis-à-vis de la scolastique perçue parfois comme éloignant l’homme du Moyen Âge de l’efficience pratique. S’il ne s’agit pas pour nous de faire de la philosophie et de la science scolastiques des disciplines orientées prioritairement vers des réalisations techniques, quatre observations amènent néanmoins à nuancer le constat apparent d’une coupure totale entre science scolastique et technique. En premier lieu, la pensée scolastique a bel et bien abordé la question de la technique, sans manifester nécessairement une forme de mépris à son égard – cet intérêt n’étant pas limité aux rêves techniques d’un Roger Bacon, promoteur d’une scientia experimentalis entendant rompre avec le savoir universitaire. En second lieu, la science scolastique est fréquemment sollicitée par des défis venant du monde de la pratique : que l’on pense, par exemple, à l’argumentation autour de l’horreur du vide née de dispositifs comme la chantepleure (certes transmis de manière livresque). En troisième lieu, il arrive qu’un maître, aguerri à la pensée scolastique, soit aussi un homme versé dans des techniques très concrètes, comme c’est le cas de certains spécialistes de disciplines a priori fort abstraites mais faisant preuve d’un intérêt très sensible pour les pratiques techniques, comme un Albert le Grand. Enfin, certaines sciences relèvent d’un double statut : entre ars et scientia. C’est le cas de la médecine, discipline pour laquelle l’ensemble des auteurs scolastiques sont également des praticiens, passant sans solution de continuité de discussions théoriques sur la physiologie à l’application de soins effectifs à des patients – soins que nous donnent notamment à voir leurs consilia, ces consultations mises par écrit dont les premiers exemples datent de l’Italie du tournant des xiiie et xive siècles, avec les figures de Taddeo Alderotti (m. 1295) ou Gentile da Foligno (m. 1348), par ailleurs auteurs de longs commentaires scolastiques.

3. La question des sources. Reste la question des sources. Il n’existe évidemment guère de sources spécifiques où se lirait le lien entre science et technique médiévales. Poser la question de la technique risque d’exposer le chercheur en histoire des sciences à privilégier des exemples célèbres mais isolés, comme celui de Pierre de Maricourt et de ses boussoles. Or ces exemples, Guy Beaujouan en a souligné à la fois l’importance et la relative marginalité par rapport à la science universitaire, c’est-à-dire par rapport à ce que Thomas Kuhn aurait appelé la « science normale », le déploiement du travail scientifique ordinaire dans un cadre donné 22. Toutefois, au sein des textes livrés par cette « science normale », certaines questions et certains genres offrent davantage que d’autres.

La base du travail intellectuel de l’université demeure la leçon (lectio), c’est-à-dire le commentaire (sous forme de paraphrase, de gloses, de commentaires linéaires ou de questions) des textes faisant autorité. Cette pratique, commune à toutes les disciplines universitaires, se retrouve pour les savoirs scientifiques comme la philosophie naturelle (que l’on pense aux commentaires sur la Physique) ou la médecine (les commentaires aux ouvrages de Galien ou d’Avicenne). Ces commentaires deviennent cependant parfois sélectifs et des traités spécifiques sur tel ou tel sujet se sont aussi développés dans ce cadre. Ce travail scientifique, qui forme le cœur de la « science normale », est a priori le corpus le plus éloigné d’une pratique. Les interférences avec le monde de la technique doivent être guettées avec d’autant plus d’attention. La philosophie naturelle est, par essence, avare de liens avec la pratique, et les allusions à des techniques y sont le plus souvent incidentes. Par exemple, les expériences et les boussoles présentées dans la Lettre sur l’aimant de Pierre de Maricourt trouvent peu d’échos dans les discussions autour de l’attraction magnétique dans les commentaires à la Physique et, dans l’un des commentaires parisiens de la fin du xiiie siècle, l’allusion à la technique des marins consistant à frotter le fer avec l’aimant pour renforcer son attraction est une élaboration confuse à partir de deux références livresques (Alexandre Neckam et Pierre de Maricourt) 23.

Cependant, ces sources souvent issues de l’enseignement universitaire sont loin d’être les seules à rendre compte de l’activité scientifique des savants du Moyen Âge. D’autres entretiennent un rapport plus étroit avec la pratique concrète : en médecine, on a déjà évoqué les consilia et autres récits de cas, mais on peut citer également la masse imposante de la littérature pharmacologique qui connaît un succès continu pendant toute la période, et y ajouter l’exemple de l’astronomie, avec la réalisation de tables toujours plus précises ou les écrits autour des instruments de calculs astronomiques et des horloges planétaires étudiés notamment par Emmanuel Poulle 24. Cependant, l’intérêt de toutes ces sources à visée pratique est ailleurs : il provient ici du fait q

ajouter au panier

Collection Temps & Espaces
Nombre de pages : 444
Langue : français
Paru le : 03/06/2019
EAN : 9782842925864
Première édition
CLIL : 3386 Moyen Age
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782842925864

Version numérique
EAN : 9782842929022

Sur le même thème