Introduction
Le marché de l’art a connu une croissance extrêmement forte ces dernières décennies, au point de mettre en doute tout retournement de tendance. Le secteur de l’art contemporain est semble-t-il au cœur de ce phénomène, nourrissant les appétits d’investisseurs pour qui la valeur financière de l’art échapperait par nature aux fluctuations ordinaires de l’économie. Bien entendu, il est difficile de croire que de telles valeurs soient dotées de propriétés magiques et si le marché de l’art s’envole actuellement, cela ne veut pas dire que cette situation durera éternellement. Il n’en demeure pas moins que cette situation n’est pas sans conséquences sur les relations au sein du monde de l’art. Si l’argent est central dans l’imaginaire collectif contemporain, la question se pose par exemple de savoir s’il est encore possible de parler d’art sans mentionner les sommes importantes qu’il requiert. Et si c’est le cas, comment la relation entre la cote marchande d’un artiste et sa valeur esthétique peut-elle s’articuler ?
Le développement hyperbolique du marché de l’art contemporain a de fait des conséquences sur les postures et pratiques de la plupart des acteurs du champ, à commencer par les artistes eux-mêmes. Autrefois, nombreux d’entre eux professaient de mépriser le commerce de l’art ; c’était même l’une des ritournelles bien connues de la Bohême. Ces dernières années, la situation a semble-t-il changé : bien qu’il y ait toujours autant d’artistes dépourvus de ressources, certains d’entre eux choisissent de mettre en scène leur train de vie et leur bonne fortune. Cette posture n’est pas sans écho dans l’histoire ancienne de l’art, mais elle tranche largement avec l’éthos puritain de la modernité. De fait, le succès commercial n’est plus vu comme un gage de médiocrité et/ou de trahison, notamment par les critiques, conservateurs, commissaires et historiens de l’art. Ceci explique sans doute que les dossiers de presse produits par les galeries aient pu acquérir une valeur aussi importante, valeur qui dépasse la simple information, chacun s’empressant de relayer leur contenu.
Si certains artistes ont pu devenir des stars en raison de leurs succès dans des ventes aux enchères, les galeries internationales et les grands collectionneurs occupent désormais une place centrale à leurs côtés, reléguant les intermédiaires traditionnels de l’art (critiques ou conservateurs) à bonne distance et divisant le public en fonction de ses capacités financières.
Que faut-il en penser : le marché est-il réellement devenu le prescripteur principal des valeurs artistiques ? Sommes-nous arrivés à une situation où il devient impensable de s’opposer à un système dont tout le monde ne bénéficie pas mais qui continue d’exercer un attrait important sur les artistes – et jusque sur l’économie néo-libérale qui valorise fortement les valeurs liées au monde de l’art ? Le marché détermine-t-il l’évolution des productions artistiques, comment et par quels relais ? C’est à ces questions que ce numéro de Marges tente de répondre.
La première partie du numéro se compose de deux études de cas permettant d’éclairer concrètement les relations entre marché de l’art et institutions publiques de diffusion. Le texte de Franziska Wilmsen aborde les partenariats public-privé établis entre les musées et le marché, dans le cas de commandes passées à Erwin Wurm par le Kunstmuseum de Wolfsburg. Ainsi qu’elle le montre, de manière très convaincante, les liens entre ce commanditaire et la galerie de l’artiste ne sont pas sans effets sur l’œuvre produite et ses expositions ultérieures. Rime Fetnan évoque, quant à elle, la relation entre les expositions internationales et le marché de l’art, dans le cadre de deux éditions de la Documenta de Kassel. La participation des artistes à ces expositions a pu avoir des conséquences sur leur activité, ce qui concerne autant les galeries que les collectionneurs concernés.
La deuxième partie est plus distanciée vis-à-vis de l’art contemporain, puisqu’il s’agit d’examiner les facteurs économiques entrant dans la détermination de la valeur des œuvres. Léa Saint-Raymond revient dans son article sur l’évolution de la spéculation sur les œuvres d’art, depuis la fin du Salon officiel. De fait, la légitimité académique toute puissante a été progressivement remplacée, à partir des années 1910-1920 par une nouvelle légitimité correspondant à l’action des marchands, lesquels ont gagné au passage une influence prescriptrice en matière artistique. Anne-Sophie Radermacker s’interroge quant à elle sur un autre aspect de la même question : le sous-entendu du marché de l’art qui voudrait que la valeur d’une œuvre serait étroitement liée à l’identité de son auteur. De fait, il est possible de relier la notoriété d’un nom à l’évolution d’une cote. Simultanément, les œuvres dont les auteurs sont anonymes, si leurs cotes sont plus faibles ne sont jamais complètement dévalorisées.
La troisième partie reprend la deuxième partie du titre de ce numéro et s’interroge sur les moyens qu’ont les artistes et opérateurs d’art aujourd’hui d’échapper à la mainmise du marché dominant. Le texte de Zoé Heller rend compte d’une enquête menée auprès d’artistes dont l’activité se situe en marge (ou à l’extérieur) du marché de l’art. Les artistes qui ne travaillent pas directement pour le marché de l’art cherchent en effet bien souvent à fonder d’autres économies, mettant en valeur des solidarités associatives et la recherche de financements publics. Le dernier article, dû à Ashley Wong traite enfin d’un segment spécifique du marché de l’art qui concerne l’art des nouveaux médias. Pendant longtemps ce type de pratique échappait, presque par nature, à l’échange marchand. L’obsolescence des technologies et les difficultés de conservation rebutaient les collectionneurs. Les acteurs concernés ont toutefois progressivement construit un marché spécifique qu’ils ont accompagné d’un ensemble de dispositifs permettant à fois la diffusion et les possession ou l’échange d’œuvres.
Ce numéro ne serait pas complet sans une intervention d’artiste ; celle-ci est due à Vladimir Titov, un artiste russe, dont Satenik Bagdasarova présente une série de dessins.
Jérôme Glicenstein
Avril 2019