Introduction
Éric Bonnet et Céline Lubac
Comment définir une archive ? Trace historique, acte public, fait politique, fait divers, indice, pièce à conviction, document, traité, accord économique, marque mémorielle, objet, éléments conservés avec neutralité et système, sur lesquels le temps va stratifier son action, opérer un tri, prendre sens ou faire disparaître dans l’insignifiant. Qui sait la pièce, le détail, le fragment qui fera date, qui sera jugé essentiel dans le futur, qui sera l’élément déclencheur d’une future construction, d’une fécondité dans un présent actualisant ?
L’archive est tournée vers le futur. Conserver quelque chose, c’est se réserver un futur antérieur. L’archive arrime l’objet choisi et la modalité de son archivage. L’artiste ne fait pas le même usage de l’archive que l’historien, que l’archéologue ; il n’est pas tenu par une forme d’objectivité historique, de neutralité dans le traitement des objets, des traces. Il fait usage du passé, il focalise sur certains détails, fragments, et il construit un présent avec ces traces du passé, il autoproduit une archive. Faire œuvre, c’est faire archive. Œuvre après œuvre, le temps de l’artiste s’inscrit, chemine, se recycle ou fait rupture. L’œuvre d’un artiste est une archive autoprésente.
L’élaboration d’une œuvre convoque toujours des images déjà là dans la mémoire du peintre, ou des images concrètes que celui-ci collecte. Comment une œuvre se fabrique-t-elle à l’atelier ? Comment l’artiste vit-il une relation avec le passé qu’il actualise et dépasse dans le moment de la création ? De quel passé s’agit-il ? Un passé singulier historique, un passé objectivé ou fantasmé ? Comme autant d’images plurielles convoquées sans être là, notre mémoire agit sur notre conscience et notre geste de façon automatique et indirecte. Certains plasticiens proposent une lecture principielle du geste de mémoire, ancré dans la vie des éléments manifestes : pierre, verre gravé, eau, feuille de papier. Ces matériaux sont autant d’objets de mémoire et à mémoire, qui fabriquent autant qu’ils répertorient.
Comment la peinture en tant que matériau de recouvrement, de l’opaque au diaphane, interroge-t-elle la mémoire du regard, de celui qui s’y adonne, et de celui qui la contemple ensuite ? Une peinture n’est-elle pas fondamentalement une archive qui s’efface et se constitue au fur et à mesure de son élaboration, strate par strate ? L’archivage, chez les peintres, n’est pas nécessairement associé à des problématiques historiques.
Quels sont les artistes, qui, actuellement, utilisent intimement des documents ? S’agit-il de documents privés ou de documents publics ? Quelles formes d’archivage pratiquent-ils ? En remettant en question la linéarité de l’histoire individuelle et collective, le geste de collectage de l’artiste, l’artiste nous incite à revisiter la périodicité de son époque, associée à des objets de la vie moderne, par le biais de ses propres investigations. Aussi, une véritable archéologie culturelle et sociale peut-elle se mettre en place.
Quels sont ceux, qui, au contraire, lâchant prise, tentent coûte que coûte, de s’identifier à leur geste, dernière trace d’une écriture succincte bientôt disparue ?
Dans quelle mesure l’œuvre peinte interroge-t-elle la mémoire singulière et la collectivité, dans ses projections passées et à venir, dans son rapport à la langue ?
La peinture, comme l’archive, n’est-elle pas un territoire privilégié de l’oubli autant que de la mémoire ? Notre interrogation nous amènera ainsi à considérer l’espace peint et l’espace dessiné comme des lieux où l’oubli devient actif, et par là, absolument nécessaire.
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Dans la suite de deux colloques : « Esthétique de l’écran », 2010, (dir. Éric Bonnet), INHA, et « Peinture : entre archaïsme et modernité, entre mythe et réalité », 2014, INHA, (dir. Isabelle Herbet, Céline Lubac, Éric Bonnet), le projet de recherche « Archives rêvées, mémoires de peintres » s’est articulé à une pratique de l’exposition. Les Archives nationales apportaient leur partenariat dans le cadre du Labex Arts H2H. Explorant le médium peinture dans le champ de l’art contemporain, un cycle pluriel d’expositions a eu lieu durant toute l’année 2016 à la maison d’Art contemporain Chaillioux, à Fresnes, et dans les trois galeries d’art contemporain de renommée internationale avec qui elle travaille en réseau : la galerie Bernard Jordan, Paris-Zurich, la galerie Jean Fournier, Paris, la galerie Bernard Ceysson, Paris-Genève-Luxembourg-Saint-Étienne. Des tables rondes ont accompagné ces expositions.
Une exposition de synthèse a eu lieu aux Archives nationales du 19 octobre au 12 décembre 2016.
Elle présentait les œuvres d’un certain nombre d’artistes, mais également leur cheminement personnel à l’atelier, à travers des traces témoignant de l’élaboration de leur œuvre : carnets, cahiers, notes, images accumulées, accompagnant leur parcours.
Nous remercions tous les artistes qui se sont engagés dans cette exposition et qui ont généreusement prêté leurs œuvres. Nos partenaires, la Galerie Bernard Ceysson, la Galerie Bernard Jordan, la Galerie Jean Fournier nous ont également prêté des œuvres ; nous les en remercions pour leur participation à ce projet de recherche.
Le Labex Arts H2H et le laboratoire EA 4010 AIAC Arts des images et art contemporain ont soutenu ce projet avec les Archives nationales. Notre gratitude va à Françoise Banat-Berger, directrice des Archives nationales, à Françoise Lemaire et Rosine Lheureux, conservateurs en chef des Archives nationales, et à tous les responsables et techniciens du site de Pierrefitte-sur-Seine qui nous ont aidé dans la mise en place de l’exposition ainsi que du colloque.
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Comment rendre compte dans un livre des différents temps et aspects de cette recherche : rencontre avec des artistes et débats dans les galeries d’art contemporain partenaires du projet, à la Maison d’art contemporain Chaillioux et aux Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine, lors de l’exposition et du colloque ? Le livre est construit selon quatre moments. Le premier moment « Exposer des archives rêvées » est consacré aux artistes et à leurs installations dans les vitrines. Leur présence est liée au fait qu’ils ont, pour la plupart, exposé à la Maison d’art contemporain Chaillioux, à Fresnes, dans les années précédentes, et qu’ils ont noué durablement des relations de travail et d’amitié avec son directeur Marcel Lubac, avec Céline Lubac, critique d’art, qui a écrit sur leur œuvre à la suite de rencontres et de visites d’atelier. Ainsi l’attention aux événements très quotidiens, à ce qui se passe entre un artiste et son lieu, à son cheminement, aux ébauches exposées, à tous les rituels mis en place dans l’atelier, à l’écriture de la mémoire, est ici centrale, avant que les travaux ne se dispersent dans les aventures de l’exposition et de la diffusion. L’archive dont nous parlons ici est bien une archive privée, avec laquelle l’artiste élabore sa réflexion.
D’autres artistes se sont joints à ce groupe. Artistes et universitaires, ils enseignent ou ont enseigné en université, (Paris 1, Paris 8). Leur œuvre et leur recherche rencontraient avec évidence la question posée de la relation entre rêve et archive. Ils sont présents à la fois comme artistes et comme auteurs d’un texte qui figure dans le troisième moment du livre : « Pratiques mémorielles ». Ce moment rassemble des contributions écrites d’artistes, nous permettant d’associer quatre aspects de la recherche en art : la pratique artistique, sa mise en exposition et ses contraintes, la mise en mots de l’expérience artistique par l’artiste lui-même, l’analyse et la théorisation de la création artistique.
Céline Lubac a rassemblé des extraits d’une série de textes qu’elle a écrits sur les artistes exposés. Ce sont des « fragments mémoriels », avec lesquels elle a tenté d’esquisser une typologie d’usages de l’archive et de pratiques de la mémoire : « L’utilisation explicite des documents », « Les rebonds de l’atelier », « L’atelier comme lieu de pensée, d’avancées, d’archives », « L’archive du geste », « L’allusion au signe ». Une typologie fragile tant ses frontières sont poreuses et en interaction. Cependant, elle nous offre un début d’ordonnancement dans la réflexion qui s’est opérée dans ce moment de l’exposition et dans la création de chacune de ces vitrines. Précisons que la plupart des artistes sont venus installer eux-mêmes leur espace personnel, nous prêtant des documents rarement ou jamais montrés. Cette exposition est en soi une création et un vrai laboratoire. Dans « Fragments mémoriels », les textes sur les artistes ne sont pas de même longueur, certains artistes sont même absents. De cette inégalité de traitement, il ne faut voir aucune volonté de valoriser l’un ou l’autre, mais simplement le fait que l’auteure n’a pas eu l’occasion d’écrire sur leur œuvre. Ce texte est donc vivant, évolutif, en prise avec les rencontres, les occasions, telles qu’elles peuvent advenir dans le fil de l’existence.
« Fragments mémoriels » ainsi que « Quelques notes sur l’exposition », écrit par Pierre Wat, accompagnent la restitution en images de l’exposition. Le photographe Julio Perestrelo, étudiant du master photographie de l’université Paris 8, a photographié chaque vitrine et des détails de ces vitrines. Chaque artiste nous a donné un texte de présentation. D’où cette diversité des notices de présentation, courtes ou longues, certains artistes préférant nous donner une citation, d’autres insistant sur leur curriculum vitae.
Le deuxième moment du livre propose trois approches, la première plasticienne, la seconde philosophique, la troisième archivistique, pour introduire notre réflexion théorique sur la possibilité d’une « Archive rêvée », et sur les pratiques mémorielles mises en œuvre chez les artistes.
Les multiples temporalités de l’œuvre chez Barnett Newman, Robert Morris et Alighiero Boetti, et la pratique de l’archive, production et usage, chez ces artistes, sont étudiées par Éric Bonnet. Les dispositifs inventés font de leurs œuvres un capteur de temps, une prothèse inscrivante, et par là même un vecteur de mémoire, mémoire volontaire et involontaire, travaillée par l’oubli et l’anamnèse.
Michel Guérin pose le problème de l’influence et du poids de l’histoire de l’art sur la pratique des artistes. Mais l’imitation et l’appropriation des œuvres du passé par les artistes peuvent être vues comme le signe d’un partage d’expériences communes, permettant des figures nouvelles et émergentes. Michel Guérin propose le terme de « figuration » pour désigner le geste de faire apparaître une figure, un rythme sur fond d’indifférenciation, ouvrant ainsi non pas sur l’histoire et sa lourdeur, mais sur une profondeur temporelle.
Clothilde Roullier interroge la mémoire que l’administration conserve de ce lieu de création qu’est l’atelier. Quelles sont les pratiques administratives qui permettent de construire une archive sur un atelier d’artiste, d’en suivre l’évolution, d’enregistrer les visites d’atelier ? Le cas de l’atelier de Brancusi est ici examiné de manière emblématique.
Nous l’avons dit, le troisième moment rassemble les réflexions et paroles d’artistes sur leur propre travail. Celles-ci nous font entrer dans les fictions, les souvenirs qui accompagnent et motivent leur création. Et ces textes délivrent un enseignement riche sur leur exercice de la mémoire. Les artistes et auteurs Bernard Moninot, Jean Lancri, Patrick Nardin, François Jeune, Nadia Vadori-Gauthier ont été rejoints par Carole Fékété, dont la recherche photographique, très imprégnée par la peinture, est fondée sur la relecture de formes et de symboles artistiques du passé.
Dans le quatrième moment, Christophe Viart analyse l’hétérogénéité des images utilisées par Luc Tuymans dans sa peinture et leur mise en peinture. La violence des images non spectaculaires mais inscrites dans le tragique de l’histoire est traitée dans une picturalité indifférente et distante, refusant toute psychologie. Ce que Raphaël Gomérieux met en relation avec le regard froid de l’ethnologue. En s’appuyant sur la pensée de Claude Lévi-Strauss, il montre les liens entre ce que l’anthropologue appelle « le regard éloigné » et le regard de Tuymans sur les documents qu’il choisit et sur sa manière de les peindre.
Eddie Panier rend compte des évolutions du site internet de Gerhard Richter créé en 2003. Il compare le fonctionnement de ce site et le principe du catalogue raisonné. Observant l’apparition d’œuvres anciennes et orphelines sur le site, il en analyse les évolutions et les mouvements dans l’écriture du catalogue de l’artiste.
Les œuvres de Gérard Duchêne sont consubstantielles au principe de l’archive : écritures qui s’effacent, illisibles, palimpsestes, impressions superposées. Isabelle Herbet en analyse la configuration et le rapport à l’inconnaissable et à l’anonymat. Elle compare ces stratégies mémorielles à celles de Christian Bonnefoi qui construit une architecture nommée « diagramme » dans laquelle il articule toutes les séries composant son œuvre et en montre les connexions et l’évolution.
Pour Romain Mathieu, l’atelier est le lieu physique où se matérialise le matériau mémoriel. « Il est donc le lieu où le temps s’éprouve dans la rencontre des œuvres. » L’auteur met en évidence les usages et l’historicité des matériaux dans les œuvres de Dominique Angel, Carlos Kusnir et Patrick Saytour. Ce qui permet à ces artistes d’échapper à la fixité de l’histoire et d’entrer dans une fiction et dans une dialectique féconde entre passé et présent.
François Soulages interroge le travail du temps, sur le temps avec le temps, en reprenant un dialogue qu’il avait eu avec Jacques Derrida. La peinture travaille le temps et stratifie les couches matérielles, et psychiques. Pour exemplifier sa réflexion, il expose le cheminement créateur de Vincent Verdeguer qui, en 1988, a réalisé une série d’œuvres en effectuant des transferts entre peinture et photographie, recyclant continuellement sa production, dévoilant la nature inachevable de l’acte photographique, et montrant la relation intime entre archive, archè et origine.
éric Bonnet et Céline Lubac