Introduction
Christian Garcin : réseaux, rhizomes et dépaysements
Elisa Bricco
En parcourant la liste complète des textes garciniens qui comprend désormais plus de cinquante titres (cf. la bibliographie en fin de volume), on pourrait être étonné par l’apparente hétérogénéité de cette œuvre composite. Chemin faisant, le lecteur se rend pourtant compte que ce corpus est traversé de fils qui se tressent et se lient d’un titre à l’autre et d’un genre à l’autre. Garcin a avoué que cette trame tissée dans ses textes, surtout dans les fictions (cf. le schéma qu’il a élaboré et qui est reproduit à la fin de cette introduction), n’était pas pensée au départ, mais qu’il est apparu comme une évidence, a posteriori, que des échos se relayaient d’un roman à l’autre, d’un récit à une nouvelle, etc.1.
La chercheuse pourrait envisager de parcourir cet ensemble textuel par le biais de la réflexion sur l’art, qui occupe une large place dans les livres : en tant que thème, et en tant qu’objet déclencheur de la création et de la recherche de l’écrivain. Dans Vidas apparaissent des portraits d’artistes, Jan Van Eyck, le Caravage, Donatello, à côté de ceux d’écrivains et de personnages célèbres de l’histoire. Garcin publie ensuite, en 1997, L’Encre et la Couleur entièrement consacré aux peintres italiens de la Renaissance Masaccio, Pisanello, Piero della Francesca, et aux peintres chinois (du viiie au xiiie siècle) Ma Yuan, Wu Daozi, Shi Tao. Le récit de certains épisodes de la vie des artistes est prétexte à questionner le sens de la création et à réfléchir sur l’élan vers l’inconnu qu’ils engagent dans leurs œuvres. Et il poursuit encore ce type de recherche dans L’Autre Monde2, par exemple, et dans les essais et les fictions consacrés aux écrivains : Borges, de loin3, ou Une théorie d’écrivains4, pour n’en citer que quelques-uns.
La critique s’est déjà penchée sur cette thématique5. Ce premier volume d’études sur l’intégralité de l’œuvre de Garcin entend au contraire proposer un regard qui la surplombe dans son ensemble et s’attache à la façon dont s’imbriquent différents motifs, créant un tout homogène malgré sa profonde diversité. Les réseaux thématiques qui se tissent d’un texte à l’autre, de même que la progression rhizomique des sujets et des propositions critiques diverses, concourent à la mise en place d’une esthétique du dépaysement. Les études ici rassemblées pourront fournir des pistes de lecture, ainsi que des propositions et des suggestions permettant une plus grande compréhension de cette entreprise scripturale.
On y suivra ainsi la trace de l’écrivain voyageur, passionné par les terres les plus éloignées et les plus sauvages, par les « bouts du monde », comme il l’explique dans l’entretien qui clôt ce volume : de la steppe mongole à la mer Blanche, de la Terre de Feu jusqu’au fin fond du Japon. Les carnets de voyage, mais aussi les narrations romanesques et les livres pour la jeunesse, arpentent des territoires peu connus, étrangers et étranges, où évoluent des personnages insolites, des enquêteurs improbables, des femmes férues de voyance ou de parapsychologie, des ermites vivant dans les grottes et des SDF dans des tunnels citadins. La recherche de l’inconnu concret se double de celle de territoires mentaux secrets : Garcin se montre fasciné par les cultures chamaniques et il explore des continents géographiques et spirituels avec lesquels nous ne sommes pas familiers, mais que nous apprenons à comprendre dans ses livres. L’écrivain-chamane travaille au tressage et à la mise en réseau de toutes les suggestions qu’il emporte de ses expériences et de ses rencontres lointaines. En outre, ainsi qu’un moderne psychopompe, il joue le rôle de médiateur entre ce monde-ci et « l’autre monde » en construisant des réseaux de significations, des réalités multiples où les personnages bougent et entrent en contact avec une dimension de la réalité ordinairement inaccessible. Là, dans ces réalités fictionnelles et étrangères, les esprits vivants communiquent avec les morts et les animaux ; ils voyagent dans d’autres univers et dans des situations où leurs états de conscience sont modifiés. Grâce à sa technique d’écriture – de même que le chamane grâce à sa technique de divination –, l’écrivain se met au service de la communauté des lecteurs pour laquelle il officie dans le but de maîtriser les aléas de la communication et des rencontres et il disparaît dans ses fictions. En fait, il n’est qu’un médiateur – comme ce peintre chinois disparu dans la brume du paysage qu’il venait de peindre, dans L’Encre et la Couleur6 –, selon l’idée borgésienne, auteur de prédilection de Garcin, que « toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur qui est intemporel et anonyme7 ».
Le motif du voyage lui permet aussi d’orchestrer les thèmes de la disparition8, de la fuite et de la quête. Souvent dans ses textes, la nécessité de vivre l’aventure frôle la quête existentielle : les personnages disparaissent parce qu’ils cherchent une existence autre, ils veulent trouver « l’intimité d’un abri de terre ou de mots que l’on s’est creusé soi-même9 », ou bien, tout simplement, « échapper au monde10 », se replier sur eux-mêmes pour se retrouver, mais aussi parce qu’ils veulent se mettre en question, sonder les limites du monde et les leurs en même temps. Rien n’est jamais tout à fait clair ni circonstancié dans les textes de Garcin, chaque situation pouvant être lue et perçue de manière différente selon la personne qui l’approche. Et ce manque de repères, avec la recherche de solutions qu’il entraîne, est l’une des spécificités de ses textes et ce qui les rend si fascinants.
À partir de ces perspectives, les propositions de lecture et les études qui composent ce volume approchent l’œuvre soit dans son ensemble, soit par fragments ; dans tous les cas c’est la densité du tissu, c’est la combinaison des fils composant la trame et la chaîne du texte qui engendre le plaisir du lecteur.
Dans la première partie – Mondes en réseau et dépaysement –, la construction imaginaire des mondes dans l’œuvre de Garcin occupe l’étude de Jean-Raymond Fanlo qui se penche sur les romans, les carnets de voyage et quelques nouvelles pour interroger les effets de dédoublement des personnages et de leurs retours d’un texte à l’autre. En utilisant la métaphore de la toile d’araignée, Fanlo présente un parcours en mettant l’accent sur le penchant mélancolique de cette écriture où tout est dit et esquissé mais rien n’est atteint véritablement, et la quête de l’auteur peut ainsi se poursuivre. Une esthétique du retour des mêmes motifs qui s’accompagne de la construction d’un vaste réseau de significations diverses est au centre de la lecture de Thierry Gillybœuf, qui utilise la métaphore de l’archipel pour en rendre compte : il met en lumière les sujets qui traversent la plupart des œuvres de Garcin tout en restant bien secrets, enfouis dans les intrigues, cachés comme dans les tunnels et les terriers où s’abritent les personnages en quête de calme et d’apaisement. En établissant une géographie où le haut et le bas, voire le très bas, se répondent, il pointe la mobilité des personnages et des motifs dans les textes. Anne-Sophie Donnariex réfléchit sur les réalités multiples et sur les réseaux thématiques parcourant l’œuvre. Elle réalise que les mondes simultanés, qui y sont présents, sont reliés par des passerelles et que, d’un livre à l’autre, les personnages, qui réapparaissent ou sont ré-évoqués, concourent à la création d’un univers fictionnel cohérent et compact. Ces doubles réalités sont liées aux motifs de l’ailleurs et à une forme de mysticisme exotique dépourvu de transcendance qui se nourrit largement de l’imaginaire chamanique.
C’est par l’idée de dépaysement permettant de s’éloigner et de regarder son monde avec un regard renouvelé que Jochen Mecke affronte cet univers fictionnel : il démontre que les déplacements physiques de l’auteur, mais de ses personnages aussi, et les voyages dans des lieux extrêmes y sont doublés par des voyages dans l’irrationnel et dans l’invraisemblable. L’appel de l’ailleurs, que l’on pourrait définir comme un nouvel ou un post-exotisme, permet au sujet de percevoir des réalités autres, exotiques, et ces expériences constituent pour le voyageur non seulement un but mais aussi une source inépuisable de prétextes à écriture.
Noëlle Lévy-Gires, elle, aborde la grande complexité de cet univers romanesque par la question du nom des personnages : les noms et les prénoms, souvent reproposés d’un roman à l’autre, constituent des points de repère et d’ancrage susceptibles d’aider soit les personnages soit les lecteurs à se perdre d’abord pour se (re)trouver ensuite. Le pouvoir ludique, poétique, magique et herméneutique du nom semble être toujours à l’œuvre dans les textes garciniens, puisqu’il s’agit d’une sorte d’élément unitaire et inamovible dans son univers foisonnant et instable, mouvant et hétéroclite. De plus, le nom constitue un repère contre la force centripète des intrigues et l’instabilité intrinsèque des êtres.
Les humains peuplant les textes de Garcin, personnages, narrateurs, doubles et avatars de l’auteur, sont eux aussi difficiles à saisir, ils bougent, ils disparaissent, ils s’enterrent et s’évaporent ailleurs : l’esthétique du dépaysement imprègne la dimension du hic et nunc et projette celle-ci dans un ailleurs métaphysique. C’est la notion du straniamento, c’est-à-dire du sentiment d’être étranger à soi, mais aussi celle de l’éclatement de soi dans le monde, qui sont envisagées dans les articles composant la deuxième partie de ce volume (Éclatement de soi dans le monde). Le moi du sujet locuteur, de celui qui rend compte de ses expériences et qui est mis en scène dans la plupart des textes, mais aussi celui des personnages multiples et démultipliés sont interrogés par Christophe Gence dans son parcours à la recherche de la présence du « je » et de ses incarnations à travers les romans. Le « je » est multiple et se réfracte d’un texte à l’autre : souvent les individualités convergent et se superposent, se correspondent et confluent dans la même expérience physique ou mentale. Depuis le tout premier ouvrage Vidas11 (1993) jusqu’aux Oiseaux morts de l’Amérique12, Gence propose une exploration de cette multiplication du « je » et de son lien possible avec une certaine philosophie orientale de la disparition.
Les mouvements du « je » auctorial sont au centre de l’enquête d’Elisa Bricco sur le développement du discours autobiographique dans les textes non fictionnels, tels que les carnets de voyages, les essais et les récits autobiographiques. L’auteur, qui dans les romans se cache derrière ses personnages et narrateurs, rechigne tout autant à se dévoiler dans les textes factuels. Les quelques bribes d’informations personnelles que l’on peut extraire de ses écrits restent très éparses et il s’avère difficile de deviner une figure de l’auteur. Ce sera seulement par la reconstitution des différents morceaux d’un puzzle identitaire que l’on arrivera à composer son image, mais en creux.
Cette quête de l’auteur, Garcin la poursuit lui-même dans ses ouvrages biographiques, où il se penche sur les écrivains et intellectuels qui ont joué un rôle dans sa formation et cherche en eux l’essence et la source de sa fascination. Ainsi, Chiara Rolla réfléchit sur le recueil d’esquisses biographiques d’Entrer dans des maisons inconnues13, afin d’y repérer la trame composée par le « je » fictionnel et auctorial à travers le récit de la vie de grands auteurs.
C’est la consistance des personnages des romans qui est interrogée par Frédéric Martin-Achard : à partir du constat que « la temporalité des romans de Garcin se caractérise avant tout par les deux régimes, proches mais distincts, de la concordance des temps et de la simultanéité », Martin-Achard se penche sur les textes afin de percevoir la relation avec le temps qu’y entretiennent les personnages. Par le questionnement des notions de simultanéité et de concordance des temps, il en vient à démontrer que leur consistance est toujours très évanescente tant que l’on peut la renvoyer à la figure de l’étourneau : bien plus visible lorsqu’il est en groupe que lorsqu’il vole en solitaire. Voilà pourquoi la construction des personnages et de leurs mouvements relève plutôt d’un désir d’effacement de leur part que de celui de marquer leur présence.
Jutta Fortin affronte la thématique de la disparition, transversale à toute l’œuvre de Garcin, en ciblant l’attention sur la disparition au féminin pour en décrypter les spécificités et les modalités. Son analyse se concentre sur deux ouvrages : un roman, Des femmes disparaissent14, et un recueil de nouvelles pour la jeunesse, Aux bords du lac Baïkal15, parus la même année. Ces deux volumes partagent et développent une série de thématiques et d’enjeux structurels de l’univers littéraire de l’auteur qui a été présenté jusqu’ici : la fascination de l’Orient perçu du point de vue des différentes cultures (notamment, ici, chinoise et japonaise), l’intérêt pour les formes de chamanisme et d’éloignement de la réalité contingente, le retour de personnages, la mise en place d’alter ego et de personnalités multiples, etc. Fortin pointe en particulier l’attention sur la problématique concernant la violence faite aux femmes – envers laquelle l’auteur démontre une grande sensibilité.
La dernière partie du volume – (Hyper)esthésies, simultanéité et correspondances – rassemble des études centrées sur les notions de sympathies et d’(hyper)esthésies entendues et traitées dans les textes comme des composantes d’une esthétique de la simultanéité, des correspondances et de la non-séparation.
Stéphane Chaudier et Joël July s’interrogent sur la notion de style afin d’en relever les éléments et les mutations éventuelles survenues dans le temps dans l’écriture de Garcin. Ils procèdent ainsi à une étude de la syntaxe dans deux ouvrages d’époques différentes, Vidas et Selon Vincent16, pour en montrer les spécificités et les mettre à l’épreuve d’une lecture minutieuse – à partir de l’approche de Gilles Philippe – qui en révèle les mécanismes et les constantes. Leur approche très technique parvient à démontrer que le régime de « stylisticité » varie dans le temps et selon les genres, et que c’est plutôt dans la variation lexicale et la créativité figurale qu’il faut chercher les particularités d’un style singulier.
L’esthétique de la simultanéité est questionnée par Lydia Bauer à partir du constat que, pour les Anciens, la sympathie était un concept philosophique désignant l’unité et la totalité du monde et que toutes les choses dans l’univers sont en rapport les unes avec les autres. Bauer se concentre sur les concepts de synchronicité et de hasard qui impriment leur sceau sur tous les écrits de Garcin depuis les débuts. Elle développe son propos avec une analyse du roman La Jubilation des hasards et étudie de quelle manière la notion jungienne de synchronicité ainsi que la pensée cosmologique de l’Antiquité et du Moyen Âge forment la structure du roman et entraînent le lecteur aussi bien dans le monde de Borges que dans les réflexions de Foucault et de la philosophie chinoise.
La simultanéité et la coprésence de mondes divers sont aussi au centre de la réflexion d’Isabelle Dangy, qui se concentre sur les possibles constitués par la présence animale dans les romans : les bêtes participent de la vie des humains en l’accompagnant, en l’observant et, le cas échéant, en imposant leur présence. Ils représentent le naturel non perverti par le contact avec le progrès, et révèlent le désir profond d’un monde intact qui transparaît dans les textes.
Le domaine naturel est convoqué aussi dans l’essai de Marie Gaboriaud qui se penche sur l’aspect sonore des textes : relevant toutes les sortes de bruits, de sons et de musiques dans les romans et recueils de nouvelles, elle signale la coexistence de sollicitations sonores différentes : les références musicales d’un côté, une gêne face aux bruits envahissants de l’autre, et la présence de bruits naturels accompagnant les personnages et l’auteur dans la recherche de calme et d’apaisement. Néanmoins le silence, c’est-à-dire l’absence de bruit, s’avère être la pierre de touche de la relation de Garcin à l’univers de l’écoute, puisqu’il est la dimension la plus recherchée de l’espace sonore dans ses textes.
Un autre aspect de l’univers garcinien est envisagé par François Berquin qui s’intéresse à la coloration grise qu’il décèle comme un motif parcourant l’œuvre. Toutes les nuances de gris sont présentes dans les textes : cela ne concerne pas seulement l’aspect esthétique de l’écriture, mais est, sans doute, le symptôme de quelque chose de plus profond parce qu’ancré dans la construction d’une réalité très masculine qui imprime sa forme à l’univers de l’auteur.
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Par l’entrecroisement des différentes perspectives et lectures, ce volume vise à rendre compte de la richesse de l’univers littéraire créé par Garcin. Un monde riche en tendances et en spécificités qui varient d’un ouvrage à l’autre, avec sa géographie, ses sonorités, ses odeurs, ses couleurs, les personnages qui l’habitent et le remplissent de leurs fantasmes, aventures, pensées et hantises. Nous sommes conscientes que bien des aspects de l’art narratif de cet écrivain ne sont pas encore abordés dans ces études, et cela nous rassure sur le fait que nous pourrons continuer à lire ses ouvrages et à nous y pencher en profondeur pour en dégager toutes les richesses et les plaisirs de lecture. Nous tenons à remercier Christian Garcin pour sa disponibilité et sa gentillesse, pour sa générosité présente et à venir.