Éléonore Andrieu, Pierre Chastang
Une voix laïque au xiie siècle ?
On trouve dans la Vita consacrée, vers 1125, à Geoffroy du Chalard cette déclaration prêtée par le saint à son prédécesseur qui prophétisait sa venue dans les solitudes limousines :
Je n’ai aucun pouvoir, car je suis un laïc et je ne suis pas expert en paroles.
Dans les interprétations de la société scripturalisée et de ses « ordres » que proposent les acteurs ecclésiastiques du xiie siècle occidental, comme dans leurs répliques non ecclésiastiques, la voix laïque est un enjeu majeur. En premier lieu parce qu’elle est une composante de la question de la literacy. Elle entre, à ce titre, dans les discours ecclésiastiques qui modélisent pendant l’épisode grégorien les taxinomies et mises en « ordres » sociales : un travail de distinction et de classification des ordres sociaux s’inscrivant « au cœur du rapport aux biens, aux droits et aux échanges » et qui, émanant de l’Église, s’impose aux autres.
Or si l’« idée-force » des réformateurs consiste bien en la « division de la société chrétienne en deux catégories rigoureusement distinctes : les clercs et les laïcs », soit les deux « genres de chrétiens » du Decretum de Gratien, cette « idée-force » produit, par une pluralité de discours, une « naturalisation » des taxinomies sociales : il faut donc retrouver, selon les mots de Roland Barthes, « le souvenir de leur fabrication », puisque, comme l’a rappelé Joseph Morsel, les taxinomies sociales sont avant tout des « procédures d’identification » construisant des identités au moyen de « traits sociaux ».
À propos de la « question des laïcs », Catherine König-Pralong et Ruedi Imbach ont évoqué les diverses étapes qui ont conduit les travaux sur la philosophie médiévale à se départir d’une « lecture cléricale » essentialisée. En la matière, l’intégration de la literacy dans les objets de recherche des historiens, allemands et anglo-saxons, a contribué de manière décisive à dé-naturaliser les discours ecclésiastiques sur les laïcs : depuis sa « matrice monastique », la literacy est en effet un critère de la construction des taxinomies sociales et de fait, parfois, un vecteur de leur « naturalisation ». Prises dans des énoncés d’origine ecclésiastique, les représentations du laïc en guerrier obstinément illiteratus sont l’un des exemples de la plus « curieuse » et incontestable « réussite » du grand récit ecclésiastique médiéval et de ses répliques historiographiques : « faire oublier » l’intervention et les stratégies ecclésiastiques à l’œuvre dans la production des schèmes de cette représentation. Les études portant sur le rôle joué par le binôme litteratus/illitteratus dans les représentations ecclésiastiques des laïcs l’ont prouvé : même s’il ne s’agit pas de nier « l’inféodation culturelle », aux répercussions sociales et politiques majeures, qui fut « orchestrée par le clergé » et « idéologiquement programmée et relayée », il appert que le sens d’un tel binôme réside moins dans la révélation de deux identités sociales préexistantes et affrontées que dans les rapports hiérarchiques qu’il permet/tente d’instaurer entre des acteurs divers du monde social. Dès 1935, Herbert Grundmann montrait que ce binôme était investi par le discours de l’ecclesia pour configurer les personae des « autres », dont les laïcs.
La question de la literacy et le binôme litteratus/illitteratus ont été de la sorte replacés dans l’histoire spécifique de la distinction clericus/laicus et de ce qu’elle implique, notamment en matière de production du social, prescriptive ou non, ecclésiastique ou non. Il devenait dès lors possible d’interroger les conditions de possibilité et les éléments de composition d’un discours et de pratiques non plus seulement ecclésiastiques mais aussi laïques sur la literacy et sur certains modes de résistance aux mises en ordres et usages ecclésiastiques.
La « voix laïque » dans les discours ecclésiastiques
La question de la voix fait partie intégrante de la question de la literacy : c’est à ce titre qu’elle participe des mises en scène du laïc et des usages très concrets qui en sont faits sur le terrain des interactions sociales. La voix laïque est en ce sens un élément du discours tenu sur une taxinomie sociale.
Comme le binôme litteratus/illitteratus, le processus qui, par la scripturalisation ecclésiastique, met en scène des laïcs configurés par le biais d’une oralité (et d’une gestualité) parfois militante vis-à-vis de l’écriture et de ses conséquences sociales, relève d’une topique qu’illustrent les dossiers réunis, dans des contextes sociaux et des espaces très différents, par Michael T. Clanchy, Florian Mazel, Steven Vanderputten, ou par les spécialistes des rituels ou de l’hérésie. On y recense nombre de personnages d’ecclésiastiques et de grands laïcs qui s’affrontent autour des modes scripturalisés d’appréhension du monde et des différents usages de la literacy. Cet affrontement vaut pour une période durant laquelle l’écriture est encore plutôt “in the form of symbolic and sacred books than to business documents for mundane use”, mais aussi pour les temps postérieurs au xiie siècle où l’écrit devient un outil « ordinaire », tourné vers des usages pratiques. Mais à partir de documents témoignant du rapport circonspect que l’aristocratie laïque traditionnelle a pu entretenir avec le mouvement de scripturalisation du monde social engagé au cours du second Moyen Âge, Michael T. Clanchy en particulier a proposé un modèle centrifuge d’évolution des modes de communication, dans lequel l’empire de l’oralité traditionnelle reculerait face à l’expansion de l’écriture impulsée par les institutions centrales de la monarchie et de l’Église. Or le travail de Brian Stock sur les communautés textuelles, le livre que Walter Ong a consacré à l’histoire de l’oralité, ainsi que certaines publications que Jack Goody a consacrées à ces questions, à la suite des discussions de ses thèses par les travaux des New literacy studies, Brian Street en tête, invitent à préférer à un modèle de substitution des systèmes de communication une réflexion portée sur les mécanismes par lesquels le développement de la scripturalité reconfigure l’oralité, son statut et ses pratiques. Jack Goody écrit, au sujet de ce qu’il considère comme des systèmes en interaction :
À strictement parler donc, c’est une erreur de diviser les « cultures » entre orales et écrites : on a plutôt affaire à l’oral, à l’oral plus l’écrit, plus l’imprimé, etc. […]. Même là où une grande partie de la population ne lit ni n’écrit, ses membres participent souvent indirectement des deux traditions.
Aussi la célèbre anecdote du Quo warranto d’Édouard Ier et du seigneur John de Warenne brandissant son épée rouillée en garantie de ses terres plutôt qu’une charte vaut-elle moins comme un indice à partir duquel il serait possible de dessiner une sociologie univoque de l’accroissement de la literacy, que comme l’aperçu saisissant d’un discours des promoteurs de la scripturalisation du monde social – clercs et laïcs d’ailleurs – à l’égard de ceux qui, à tort ou à raison, apparaissent comme les tenants de formes de légitimation anciennes d’une conception périmée de l’ordre social. L’oralité et ses différentes formes, imperita ou non, véhiculées par tel ou tel type de voix, sont de la sorte pourvus d’un rôle axiologique discriminant. Dans certaines mises en scène, ce sont ainsi des laïcs professant une méfiance radicale vis-à-vis de l’écriture ou manifestant une incapacité notoire à en user, voire un refus de toute procédure écrite, qui sont portraiturés : conformément à une topique formalisée par l’Église et dont on peut repérer la solidité de discours en discours, y compris dans les premières productions non ecclésiastiques, ils y recourent à la seule oralité, à des rituels non écrits, à des gestes et des manipulations d’objets auxquels sont souvent liées dans les mêmes portraits des notations émotionnelles, dont la colère, les larmes ou le rire, annexées au thème connexe de la violence et impactant la parole et sa composante sonore. Dans d’autres mises en scène tout aussi topiques, une autre marque de l’expression de l’« auxiliarité » du laïc par rapport au clerc, caractéristique du discours réformateur, consiste à lui refuser la potestas de la voix efficace réservée aux clerici et sur laquelle plane l’ombre portée du paradigme eucharistique. Le laïc y reste soumis à la voix qui porte la parole de prédication, d’édification et/ou de pénitence, celle dont procèdent les sacrements mais aussi l’acte guerrier dès lors qu’il correspond au dessein divin. De même, la puissance de l’anathème y abat bien mieux l’ennemi de l’Église que ne le fait l’épée d’un bras armé, fût-il royal. Si la voix des laïcs acquiert quelque valeur, ce ne peut être que par la médiation que lui procure l’institution ecclésiastique qui l’« auxiliarise » en l’inscrivant dans ses propres desseins. Ces portraits ecclésiastiques du laïc affirment ainsi que le pouvoir de la voix des clercs est bien supérieur en valeur spirituelle et bien plus efficace dans l’Histoire et le monde social que ne l’est une voix laïque cantonnée à un pouvoir temporel, ou réduite à la plus totale impuissance, ou encore chargée de tous les péchés de la langue.
Mais il est rien moins que certain que, comme le laisse parfois entendre Michael T. Clanchy, ces portraits ecclésiastiques topiques de grands laïcs constituent des preuves d’une résistance réelle et consciente du groupe à des stratégies symboliques mais aussi pragmatiques imposées par l’Église et l’administration monarchique ; et surtout que ces résistances ponctuelles, réelles, témoignent d’une absence d’acculturation des laïcs à l’écriture et aux usages efficaces et literate de la parole écrite et orale. L’histoire du second Moyen Âge montre au contraire une grande fluidité sociologique entre le monde de l’Église, celui de l’administration et celui des cours, ainsi qu’une scripturalisation des modes de domination sociale de l’aristocratie laïque, dont l’histoire opère conjointement sur le plan des écritures seigneuriales et sur celui de la formation, à partir du xive siècle, d’une légitimité sociale à dominer dans laquelle la maîtrise de la culture écrite et la possession des objets qui lui sont liés et des savoir-faire formalisés par les artes tiennent une place croissante. Si le grand laïc peut être conduit, dans certains contextes précis, à se définir et à être défini comme appartenant au monde du « before the coming of written records », et des « non-literate ways » pour reprendre les mots de Michael T. Clanchy, il ne s’agit donc pas d’une constante sociohistorique. Il en va de même d’ailleurs pour les représentations des rapports des personnages ecclésiastiques à la literacy : ces rapports à l’écriture et au pouvoir de la voix sont en réalité très souples, ainsi