Introduction
« Fragments de Géo » ou la possibilité d’un dialogue
« Fragments de Géo », qu’est-ce à dire ? L’actualité nous abreuve d’exemples montrant les connexions toujours plus nombreuses, diverses et complexes, entre des phénomènes multiples, des objets disparates et toute une variété de sujets. Des questions environnementales aux enjeux économiques, des rivalités géopolitiques aux dimensions sociétales, sociales et culturelles, des problèmes d’habitat et d’aménagement – rural et urbain – aux enjeux de flux et de circulation, les liens sont ténus et les géographes participent à rendre visible la multiplicité des connexions qui s’immiscent entre ces différents niveaux d’observation, mais aussi entre « l’observateur » et « l’observé », le géographe étant lui-même inscrit dans le monde qu’il décrit. En ce sens, il n’y a pas de géographie humaine qui serait opposée (et opposable) à une géographie physique, pas de frontières entre biogéographie, géographie urbaine, géographie rurale, géographie politique, géographie du commerce, de la santé ou des transports.
Les « fragments » que nous invoquons ici ne font référence ni à une discipline scientifique ni à une approche qui seraient « fragmentées », mais bien plutôt à une connaissance de la Terre (Gê) et du Monde qui ne serait jamais que « fragmentaire ». En effet, il n’est pas d’analyse géographique qui puisse prétendre à l’exhaustivité ou à une vision qui se voudrait globale, totale et définitive des espaces observés. Quelles que soient les approches utilisées par le chercheur – qualitatives ou quantitatives (ou les deux), observante ou participante –, l’effort de localisation, de délimitation et de mise en regard des échelles propres à notre discipline oblige toujours à rendre compte d’une densité de phénomènes en évolution permanente et à mettre au jour leurs connexions et leurs interdépendances. Cette mise en intelligence ou cette articulation d’éléments disparates et fragmentaires que suppose toujours le travail du chercheur demandent des efforts constamment renouvelés d’association, de mise en lien, de médiations et de remédiations.
Or, si l’idée d’un espace existant en soi – comme un matériau extérieur qu’il conviendrait à un géographe-observateur omniscient de révéler de manière objective et neutre – est aujourd’hui obsolète, cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a plus d’horizon à atteindre pour les chercheurs. Depuis les travaux du philosophe et sociologue Henri Lefebvre (en particulier La Production de l’espace en 1974), l’approche relationnelle nous invite à concevoir l’espace comme un ensemble de relations complexes et mouvantes qu’il faut apprendre à concevoir, à imaginer, et à évaluer. Ce travail de mise en relation est non seulement permanent, mais il est également sans cesse à repenser et à réévaluer pour rendre compte au mieux des phénomènes observés et s’inscrire dans des contextes sociaux, économiques, politiques et scientifiques changeants.
À titre d’exemple, nous pouvons voir que l’accent posé sur les relations sociales et socio-spatiales à la fin du xxe siècle – qui a donné lieu à la prise en compte des espaces conçus, perçus et vécus, et à l’invocation des représentations pour saisir les processus territoriaux à l’œuvre – s’accompagne aujourd’hui d’une nouvelle interprétation des relations nature/culture pour comprendre les bouleversements écologiques en cours. Ainsi, les agents non humains, qui étaient au cœur de branches comme la biogéographie, la climatologie ou la géomorphologie, s’invitent à la table de la géographie humaine, politique, économique, urbaine, rurale, et de toutes les autres branches pensées comme étant plus « sociales » que « naturelles ». Inversement, la biogéographie avait quelques décennies plus tôt déjà remis en cause l’idée même de « naturel » en intégrant dans ses analyses l’anthropisation et ses dynamiques sociales, économiques et politiques. Les relations identifiées au cœur des productions d’espace continuent donc de s’enrichir et de se complexifier, et en appellent à de nouvelles collaborations au sein de notre discipline. Les clivages traditionnels entre science de la nature et sciences sociales et, pour la géographie, entre ses versants humain et physique s’estompent pour donner place à des géographies hybrides, comme le rappelait dès 2002 Sarah Whatmore (Hybrid Geographies : Natures, Cultures, Spaces).
Évidemment, un tel effort ne peut pas se limiter à une seule démarche, qu’elle soit individuelle ou collective, qui se fixerait pour objectif de formuler une vision exclusive, qu’elle soit empirique ou systémique. Le dialogue et le débat entre les différents champs et les différentes approches sont plus que jamais nécessaires pour nourrir une vision complexe et évolutive de la Terre et du Monde. Entendons-nous bien : il ne s’agit pour autant ni d’aplanir les approches épistémologiques, ni de forcer leur réconciliation, ni de considérer que toutes se valent. Dans un contexte néanmoins de tensions politiques au sein des sciences sociales, les postures des chercheurs, leurs angles d’observations et les méthodologies qu’ils et elles construisent doivent pouvoir dialoguer et débattre, quelles que soient les contradictions apparentes ou réelles des discours proposés, dans la limite de la rigueur nécessaire à toute recherche scientifique.
Toutefois, dans un monde où la recherche et l’université sont institutionnalisées et hiérarchisées et où se joue une lutte des places et une compétition permanentes, il convient de ne pas non plus verser dans un appel irénique naïf. Il n’est pas de sciences ou de discours scientifiques qui ne soient ancrés dans des jeux politiques et économiques et exempts de dimensions idéologiques. Des questions aussi cruciales que l’intégration des jeunes chercheuses et chercheurs, ou l’évaluation de la recherche sur le plan national comme international, ne sont que quelques-uns des sujets illustrant les dimensions politiques et économiques intrinsèques à l’ensemble de nos champs. Toutefois, pour des raisons éthiques comme épistémologiques, à une époque où l’interdisciplinarité est plus que jamais nécessaire pour saisir l’ensemble des mouvements à l’œuvre sur notre globe, il devient crucial de pouvoir conserver des espaces de dialogues, croisant les spécialités et les approches, au sein de notre discipline. Le Comité National Français de Géographie (CNFG), structure associative existant depuis un siècle maintenant, est, nous l’espérons, un de ces espaces : à ce propos nous renvoyons à l’ouvrage dirigé par Marc Galochet (2020), Un siècle de géographie française et d’histoire du Comité National de 1920 à nos jours. C’est dans ce même esprit que le présent livre, né d’un appel à texte au sein de l’ensemble des commissions du CNFG, a été conçu.
De fait, l’idée que la géographie devrait pour exister être nécessairement « unifiée » et apporter une vision globale, lisse, objective et unifiante de la Terre et du Monde qu’elle décrit et analyse, a vécu. Le travail collectif auquel nous nous attelons ici est de mettre en dialogue des « fragments de géographie » afin d’illustrer non seulement les points de convergences et les échos mais aussi les spécificités et les apports de divers champs de la recherche contemporaine française. À rebours des projets de géographie universelle, ces fragments ont la volonté d’offrir un éclairage kaléidoscopique de l’existant – ce qui n’est peut-être pas d’ambition moindre tant cette vision permet de dessiner une autre forme d’universel : un universel de la différence et du relationnel, qui ne prétend pas à la normativité. Ces voix et ces lumières, portées sur des champs entiers de notre discipline ou focalisées sur des phénomènes plus ponctuels, donnent l’image d’une géographie vivant de sa diversité, issue de multiples héritages, s’inspirant de différents échanges scientifiques à la croisée des sciences de la nature et des sciences sociales. Voilà qu’une géographie ouverte et curieuse, engagée et à l’écoute, ancrée dans une histoire plurielle et tournée vers l’avenir, se donne à voir dans cette diversité et dans ce dialogue.
L’ambition est donc de proposer à nos lecteurs et lectrices – amateurs, spécialistes, géographes, issus du monde universitaire et des sciences humaines et sociales – plusieurs regards sur une discipline riche de l’éventail de ses questionnements, et aux larges horizons.
Fragments de Géo s’inscrit dans la dynamique suscitée par l’organisation à Paris, en juillet 2022, du congrès international célébrant le centenaire de l’Union géographique internationale (UGI) autour du thème « Le temps des géographes ». Le congrès proposera plus de deux cent soixante sessions rassemblant près de deux mille géographes issus du monde entier. Cet événement sera un moment de rencontres et d’échanges entre chercheuses et chercheurs issus de partout dans le monde et dont les pratiques peuvent être sensiblement différentes. Tous contribuent très directement aux évolutions de la discipline et, sans aucun doute, à une forme de convergence thématique et méthodologique.
L’ensemble de l’ouvrage souligne ainsi combien la géométrie même de la discipline et ses équilibres internes se recomposent en fonction des urgences les plus contemporaines (climatiques, sociales, politiques, migratoires). La première partie, « Épistémologies en mouvement », rappelle que ces équilibres relèvent de joutes épistémologiques. La géographie de la santé, de prime abord dans le contexte de crise sanitaire, est de plus en plus reconnue en tant que champ scientifique à part entière, participant à l’évolution générale de la recherche tout en apportant des éclairages spécifiques et pratiques, utiles en matière d’aide à la décision. La géomorphologie ensuite, parce qu’elle propose une lecture environnementale des dynamiques physiques dans laquelle figurent l’homme et la société, embrasse les questions vives propres à l’habitabilité de nos territoires. De même, l’appropriation des enjeux du tourisme et de la viticulture par les géographes passe par le développement d’une approche systémique dans un contexte d’internationalisation croissante des pratiques, et donc également de complexification du jeu des acteurs. Les géographies culturelles tout comme d’autres champs de la discipline se nourrissent des apports internationaux de la recherche, entre brassage interdisciplinaire et épistémologies parallèles. La démultiplication des urgences sus-citées légitime aujourd’hui une approche plurielle et sans hiérarchie des objets.
La deuxième partie, « Actions et réflexions », reflète l’engagement des chercheuses et des chercheurs sur la voie de l’action et ce quelles que soient les échelles spatiales. Les auteur·rice·s interrogent ici – sous le prisme des inégalités, des ruptures ou des violences induites – plusieurs thématiques aussi diverses que primordiales. La recomposition de l’activité des entreprises publiques françaises au regard de l’action publique territoriale, les incohérences du dispositif de contrôle migratoire européen, l’aménagement même des espaces scolaires à l’heure de la pandémie de Covid-19 et la formation des acteurs de l’aménagement constituent des exemples de l’acuité et de l’éventail des enjeux à propos desquels les géographes français s’impliquent ou s’engagent.
Notre discipline est riche, enfin, de l’émergence de grilles de lectures nouvelles, débattues parfois non sans heurts. La troisième partie de Fragments de Géo, « Arguments », laisse ainsi la part belle aux positionnements de chercheuses et de chercheurs : géographie féministe, justice spatiale et géographie critique, posture propre à l’éthique du care dans une approche des marginalités et engagement pour le plurilinguisme des acteurs de la recherche sont autant de propositions et de visions de la discipline qui, peu ou prou, alimentent les réflexions et les productions de tous et toutes, de chacune et chacun d’entre nous.
Cet ouvrage inaugure la collection « GéoTraverses ». Dans son esprit et dans sa forme, nous voudrions que cette collection soit comme un espace d’échanges ouvert aux différents discours et approches transversales au sein de la géographie. Nous espérons que cette construction collective pourra stimuler des croisements inédits, et annoncer de nouveaux assemblages à venir.
Amaël Cattaruzza, Nacima Baron, Nathalie Lemarchand, Nicolas Rouget, Bastien Sepúlveda
Références
Lefebvre, Henri (1974). La Production de l’espace. Paris, Anthropos.
Galochet, Marc (dir.) (2020). Un siècle de géographie française et d’histoire du Comité National de 1920 à nos jours. Paris, Comité National Français de Géographie.
Whatmore, Sarah (2002). Hybrid Geographies : Natures, Cultures, Spaces. Londres, SAGE.