Introduction
Le tout dernier enseignement de Jacques Lacan constitue un changement de paradigme majeur dans l’ensemble du parcours qu’il nous a légué. À l’appui de ce qu’il établit comme le mythe joycien à partir de l’œuvre du célèbre poète et romancier irlandais (1882- 1941), Lacan substitue en effet de façon décisive la dimension du parlêtre à celle du sujet de l’inconscient. Après ses considérations sur l’homme, puis sur le sujet – issues des élaborations et conceptualisations freudiennes –, Lacan introduit autre chose : le parlêtre, l’être parlant, qui est aussi le corps parlant. Il prend alors à rebours ce qui faisait son enseignement – et tel que beaucoup se le représentent encore –, où le signifiant s’articule à un autre signifiant, où le symptôme relève des formations de l’inconscient et où il s’agit de ce qui donne sens et fait vérité, mais aussi où certaines fonctions sont soit à l’œuvre, soit carentes, en défaut. Avec le parlêtre, l’inconscient et la jouissance sont sans rapport, pour tous, et le signifiant trouve une nouvelle dimension, celle de la lettre, dans laquelle Lacan réintroduit la dimension de la pulsion. Il s’oriente ainsi du signifiant (S1) dans le lien qu’il entretient avec la jouissance (a), ce qui s’inscrira dans la paire S1a 1, ce noyau qui se trouve être le principe de ce que le parlêtre a de plus intime et qui le constitue comme unique, incomparable, au-delà même du symptôme qui s’en déduit : le sinthome – tel que l’écrit Lacan –, réel. Cette bascule, ce changement de paradigme, se situe dans le Séminaire, livre XX, Encore : « Lacan renonce à la référence à l’être, renonce à l’ontologie, y compris à la sienne, à son ontologie modifiée, pour privilégier le registre du réel, et ce qui est cohérent avec ce registre du réel », nous dit Jacques-Alain Miller 2. Donc, il n’y a pas de rapport entre le langage et la jouissance, le symbolique et le réel ; pas moyen de dire quoi que ce soit de cette béance fondatrice, mais c’est à partir de cet Il n’y a pas qu’Ya, il y a quelque chose. Quoi ? Yad’lun. Il y a, pour tout un chacun, l’Un, soit un signifiant comme lettre et une jouissance de la vie. Ce travail tentera précisément de situer, d’une part, comment il y a cette hétérogénéïté radicale et, d’autre part, comment s’établit l’agrafe du signifiant et de la jouissance dans le symptôme, en une connexion, une corrélation, qui introduit un rapport logique entre ces deux éléments.
C’est pour en rendre quelque chose sensible que Lacan en vient aux nœuds, et particulièrement aux nœuds borroméens. Cette topologie spécifique vient après d’autres, que Lacan avait explorées avec le même souci de cerner un élément qui ne se laisse pas fondre dans la structure. Avec ses concepts de trou, d’ex-sistence et de consistance, elle lui permet de serrer ce qu’il en est de l’advenue de la subjectivité, et de son tissage de symbolique, d’imaginaire et de réel, de parole et de corps, autour de la jouissance mystérieuse qui émerge de leur conjonction.
Et ceci, dit Lacan, tient très précisément à ce pédicule de savoir, court, certes, mais toujours parfaitement noué, qui s’appelle notre inconscient, en tant que pour chacun de nous, ce nœud a des supports bien particuliers. C’est ainsi que, cahin-caha – comme j’ai pu –, j’ai construit cette topologie, par où j’ose cliver autrement ce que Freud supportait de ces termes : la réalité psychique 3.
Dit autrement, là où Freud avait conçu la réalité psychique, Lacan déploie pas à pas sa topologie pour appréhender l’inconscient dans son acception de nouage des registres de l’expérience humaine que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire, nouage qui s’opère à l’appui de supports bien particuliers, un petit bout, une petite queue, pour que se déploie un court savoir.
C’est ainsi que Lacan offre les nœuds aux siens pour qu’ils s’orientent dans leur pratique. Il situe clairement la responsabilité qui incombe aux analystes et cliniciens de se saisir de cette matière qui n’est ni une métaphore, ni une théorie, ni à établir et situer au-delà du réel. La topologie des nœuds n’est alors pas faite pour nous guider dans la structure. Cette topologie est la structure elle-même, au sens de l’organisation topologique des éléments premiers (R, S et I) qui advient de la mise en jeu de ce qu’y a, de l’Un, à partir de ce qu’il n’y a pas – le rapport sexuel. Le langage, en tant que chaîne signifiante, se déploie en effet à partir de ce nouage. Voilà pourquoi, pour quiconque s’intéresse à la subjectivité humaine, la topologie des nœuds devient incontournable. C’est pour cela qu’il convient de se rompre à leur pratique, bien que rien de celle-ci n’aille de soi. Et si ces nœuds résistent autant, c’est justement de ce qu’ils procèdent de l’arrachement à la référence à l’Autre, au registre du symbolique, au signifiant. Voilà la révolution lacanienne !
Or, si les questions afférentes au parlêtre sont aujourd’hui très actuelles dans le champ de la psychanalyse lacanienne, cette approche par les nœuds, au sens d’une pragmatique du nouage, n’est sans doute pas encore exploitée à sa mesure, c’est-à-dire en tant que seul outil avancé par Lacan pour attraper ce qu’il en est de l’expérience humaine. C’est à ce titre que nous nous sommes engagée dans ce travail d’exploration des éléments dépliés par Lacan et par Jacques-Alain Miller, et de leur articulation autour d’un trou, d’un trou de savoir, et d’un trou bien plus intime encore.
Ainsi, qu’est-ce que la théorie des nœuds ? Pourquoi est-elle nécessaire à Lacan dans l’abord du parlêtre ? Comment rend-elle compte de la matière du parlêtre et de ses dimensions de corps vivant, de corps jouissant et de corps parlant ? Et encore : quel est son apport à la pratique analytique et à la clinique ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles nous tentons ici de répondre, en développant largement les notions brièvement évoquées dans la présente introduction. Notons que le cheminement proposé ne relève ni d’un trajet historique dans l’enseignement de Lacan, ni d’une approche philosophique, mais d’une exigence clinique qui a nécessité de se mettre à l’ouvrage du tout dernier enseignement de Lacan pour en déduire une pragmatique, un savoir-faire issu des cas particuliers. Ainsi nous appuierons-nous principalement sur les Séminaires XXII, « RSI », et XXIII, Le Sinthome, mais aussi sur l’enseignement crucial proposé par Jacques-Alain Miller, en 2011, sous le titre « L’Un-tout-seul4 ».
Alors, à partir de cette indication de Jacques-Alain Miller – lisant Lacan – selon laquelle « nous ne procédons que de l’Un 5 », autant que du principe de forclusion généralisée, selon lequel les trois dit-mansions de l’Un – les lieux du dit qui obéissent chacun à des règles spécifiques – que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire ne sont pas nouées a priori, ou encore de l’indication lacanienne selon laquelle « tout le monde délire », nous considérons que – » si l’on peut dire une pareille expression » – il y a un « tout le monde 6 », un pour tous, quelque chose vaut pour tout le monde, à partir de quoi chaque cas est un cas particulier, une exception.
Pour commencer ce trajet, nous passerons par une approche de la théorie des nœuds, puis nous en viendrons à ce que Lacan en extrait au regard de la psychanalyse. Ceci nous permettra de tracer la manière dont la subjectivité humaine advient et se constitue, pour chacun, c’est-à-dire l’émergence du parlêtre à la conjonction des deux registres hétérogènes que sont le corps et le langage. Comment cette conjonction intervient-elle ? Qu’en est-il du trou et de l’ex-sistence – selon la proposition d’écriture de Lacan ? Comment la vie advient-elle à partir de notre être biologique vivant ? Et comment cette vie, cette jouissance de la vie, réelle, s’incarne-t-elle en différentes versions ? Et encore, comment ce qui est en jeu dans cette conjonction inaugurale se met-il en fonction dans le nouage subjectif ? Voilà autant de questions qui nous retiendrons du côté d’un « pour tous » – et qui s’avère d’ores et déjà, évidemment, du côté du plus singulier. Puis nous nous pencherons sur les modalités de nouage : borroméen ou non, avec quels enjeux et quels effets ? Le nouage à trois existe-t-il ? Qu’est-ce qui tient le nouage ? Y a-t-il des modalités canoniques ? Quelle est la fonction du symptôme, puis de ce que Lacan inscrit sinthome ? Comment le mythe joycien nous oriente-t-il ? Et alors, partant, y a-t-il encore à considérer quelque chose qui rate, une erreur, un défaut dans le montage subjectif, versus quelque chose qui réussit ? Lacan nous propulse nettement dans un au-delà de ce qui était précédemment établi, où l’universel se trouve du côté de la fonction de ce qui vient tenir noués les éléments de la structure, tandis que son incarnation s’avère relever de notre éminente singularité.
Ce livre propose ainsi d’examiner la manière dont advient la jouissance du corps vivant à partir de l’effet que produit le langage sur le corps, et les modalités selon lesquelles ce corps jouit et parle, la manière dont le nouage subjectif se déploie à partir de l’ex-sistence du corps jouissant, dans l’itération du corps parlant.
Nous insistons : ce temps de l’enseignement de Lacan prend à rebours le précédent – qu’il n’invalide pourtant pas. Néanmoins, de ce fait, certains paradoxes peuvent apparaître pour le lecteur de Lacan, comme ceux ayant trait au statut du symbolique et à celui du réel. Finalement, il s’agit davantage d’une amphibologie, comme le précise Jacques-Alain Miller 7, qui relève de deux temps logiques différents, tant du point de vue de l’expérience humaine que de celui du parcours analytique. Sous l’équivoque liée à l’utilisation des mêmes termes, Lacan rapporte en effet au symbolique et au réel des fonctions spécifiques que le présent travail contribue à caractériser : l’articulation du symbolique qui troue et du symbolique noué, ou du réel troué et du réel noué. D’une part, il considère le signifiant comme coupé de la signification et d’autre part, comme lui étant lié. Le réel, quant à lui, est spécifié à la fois comme nœud minimal et comme l’un des trois ronds du nouage. Ici se fait sentir la manière dont la pensée vivante de Lacan s’emploie à cerner sensiblement le trou en question pour qu’advienne la subjectivité comme singularité absolue, qui constitue la matière à partir de laquelle analystes et cliniciens ont à s’orienter.
1. Jacques-Alain Miller, « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris 8, 1986-1987, inédit, cours du 13 mai 1987.
2. Jacques-Alain Miller, « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris 8, 2010-2011, cours du 9 mars 2011, inédit.
3. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent » (1973-1974), inédit, leçon du 18 décembre 1973.
4. Jacques-Alain Miller, « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit.
5. Ibidem, cours du 9 mars 2011.
6. Jacques Lacan, « Lacan pour Vincennes », Ornicar ?, n° 17-18, 1979, p. 278.
7. Jacques-Alain Miller, « L’orientation lacanienne. L’Un-tout seul », op. cit., cours du 9 mars 2011 et du 18 mai 2011.