Introduction
« C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. »
Karl Marx, Thèses sur Feuerbach
Soumettre les idées à l’épreuve du terrain, c’est ainsi que cet ouvrage prend le parti de relire la déclaration de Karl Marx, philosophe de la praxis. Un nouveau territoire se déploie pour la pensée, où la théorie se préoccupe des liens qu’elle peut entretenir avec l’action, où la temporalité se réorganise à partir de la situation, où le vrai n’est rien d’autre que ce qui est fait – verum ipsum factum. Importée dans les études littéraires contemporaines, la phrase sonne comme un défi. Envisager ce que fait la littérature sur le territoire de la pratique, c’est se ressaisir de très anciennes oppositions qui n’ont rien d’évident, entre praxis et poïesis, entre le temps et l’absolu, entre les mots et les choses. Michel Foucault lui-même, à propos du titre de son ouvrage Les Mots et les Choses, a dit qu’il était « parfaitement ironique » :
Ce n’est pas du tout ce vieux problème que j’ai voulu traiter dans Les Mots et les Choses. J’ai voulu le déplacer : analyser les discours eux-mêmes, c’est-à-dire ces pratiques discursives qui sont intermédiaires entre les mots et les choses. Ces pratiques discursives à partir desquelles on peut définir ce que sont les choses et repérer l’usage des mots1.
L’interrogation ne portait ni sur les mots ni sur les choses, donc, mais sur ce « et » qui les confronte et les relie, désignant pour Michel Foucault les « pratiques discursives », objet premier de son archéologie. Pourtant, ainsi que le défend le philosophe Bernard Aspe, l’ironie de ce titre n’est peut-être pas la vérité ultime de la question que Foucault soulève ; « il faut aussi, ultimement, revenir à ce reste : il y a ce qui est dit dans les mots, il y a ce qui se fait dans les actes, et “entre” les deux, autre chose parfois que l’évidence d’un gouffre incomblable2 ». C’est cette tension et les problèmes qu’elle pose en littérature qui constituent le point de départ de ce livre.
« Terrain » est le nom de la tension à laquelle se confrontent les écrivains et la littérature de sortie. « Terrain » est le « et » qui met en présence les mots et les choses, les discours et les actes. Il forme le « plan de consistance » de cet ouvrage, pour parler comme Gilles Deleuze et Félix Guattari, c’est-à-dire un espace pour la pensée, une « coupe du chaos » qui « agit comme un crible3 ». La nature de ce concept de terrain et la logique de son application, loin d’être résolues a priori, constituent le cœur du projet.
Pratiques et imaginaires
Envisagé sur le plan des imaginaires, le terrain implique une attention à ce que l’on nomme généralement les constructions – culturelles, sociales4. Trois strates s’y distinguent, qui correspondent à autant d’espaces où la pensée rencontrera du terrain en littérature. Sur un plan conceptuel, le terrain polarise des idées : désignant de manière très générale l’idée d’un savoir en touchant les choses, il s’inscrit au cœur d’un ensemble d’anta-gonismes conceptuels, entre les mots et les choses, mais aussi entre le dedans et le dehors, la nature et l’humain, le sauvage et le civilisé, ou encore les ficta et les facta. Sur le plan des discours littéraires, le terrain génère des représentations, c’est-à-dire des formes et des manières de se manifester dans les objets littéraires, formes « de terrain » qui sont le produit d’une histoire poétique des genres (par exemple, le reportage, le théâtre documentaire, la poésie objectiviste, etc.), des supports (journaux, carnets, livres, interventions in situ, etc.) et des styles. Sur le plan auctorial enfin, il fournit des images, c’est-à-dire un répertoire de figures de l’écrivain à l’épreuve du terrain. La multiplicité de ces figures se mesure à l’aune des diverses scénographies ralliées par les auteurs mais également à celle des nombreux héritages que l’image d’une personne à l’épreuve du terrain charrie : images professionnelles (figures du chercheur, du policier, du travailleur social, etc.), disciplinaires (le naturaliste, l’ethnographe, l’artiste contextuel, etc.), genres littéraires (l’écrivain voyageur, l’écrivain reporter, l’écrivain situationniste, etc.) ou encore démarches (l’enquêteur, le flâneur, l’établi, l’activiste, etc.).
Pour penser les sorties littéraires à l’épreuve du terrain, il serait néanmoins malheureux de postuler l’omniprésence de représentations et de s’en tenir à une incursion dans la seule sphère des imaginaires. L’épreuve du terrain désigne des opérations agissantes et des expériences concrètes qui impliquent une plongée dans la pratique. La notion essaime d’ailleurs dans la recherche littéraire ; elle incite à aborder la littérature non plus uniquement comme un ensemble d’objets (les textes) mais comme un ensemble d’activités – qui ne se réduisent pas à la seule écriture. En faisant de la littérature un ensemble de pratiques, le terrain requiert que l’on examine la pluralité de valeurs qu’il recouvre. Parce que la pratique fait d’abord signe vers un faire, elle suppose de se confronter aux réalités du littéraire conçu comme activité (un travail en train de se faire), comme métier (ensemble de savoir-faire spécifiques), voire comme profession de l’écrivain (forme historique de l’organisation des activités). Une attention renouvelée aux acteurs s’impose ainsi dans les études littéraires : auteurs, lecteurs, éditeurs, mais aussi institutions, publics ou participants sont autant d’agents de pratiques littéraires de terrain à inventorier et à définir. Celles-ci s’inscrivent dans l’écheveau bien plus général des pratiques de terrain qui constituent des influences et des gestes (opération de contrôle, opération de connaissance, expérience sensible) dont l’activité littéraire hérite et avec lesquelles elle doit négocier. Mais la notion de pratique fait également signe vers un agir. Au-delà de la neutralité axiologique de la notion d’activité, la praxis entendue comme conduite, voire comme action, suppose de prendre la mesure de ce que peuvent être les valeurs et les effets de la littérature hors d’elle-même, dans le vaste espace de la Cité. Le terrain désigne dès lors la tension qui relie et sépare les mots des actes, et implique d’identifier les divers plans d’existence sur lesquels la littérature agit et est agie. Mais selon quelle méthode apprécier ces actions littéraires « dans ce monde et pour notre temps » ? Pour Pierre Bourdieu, qui s’est proposé de répondre aux exigences du Marx des Thèses sur Feuerbach par une théorie de la pratique, « il suffit d’aller de l’opus operatum au modus operandi5 ». Dans les études littéraires, un tel déplacement (du produit à déchiffrer vers la saisie en pratique des modes de (re)production et de circulation) soulève de lourds enjeux théoriques et méthodologiques. Pour échapper à la réification des productions littéraires et observer en situation les activités des agents littéraires et les interactions des mots et des actes, des partis pris méthodologiques s’imposent.
Méthode : une anthropologie littéraire
Si le terrain est le plan de consistance de cette recherche, en quoi consiste précisément cet ouvrage ? En une anthropologie littéraire du terrain. Pour le dire autrement, il s’agit de faire du terrain une notion capable d’embrasser les mutations du littéraire contemporain. Envisagé dans la perspective de la prédication (attribution de la propriété terrain à des êtres, pratiques et objets), le terrain désigne de réelles évolutions des modalités de production et de circulation littéraires, tout comme des formes d’enquête et d’intervention bien spécifiques. Un tel usage des catégories conceptuelles risque cependant de trouver rapidement ses limites si l’on souhaite prendre acte de la multiplicité de l’existant littéraire contemporain, à rebours des processus d’identification et de ségrégation qui construisent la littérature. Je propose d’envisager le terrain comme ce que Christophe Hanna a nommé un « concept-calque6 », consistant non à isoler et à classer des objets « de terrain », mais à reconsidérer généralement la production littéraire contemporaine à travers le filtre notionnel de terrain. Dans cette perspective, il faut prêter attention au nouvel éclairage qui se projette sur les objets de recherche grâce à l’application du prisme terrain. Cet équilibre délicat dans l’usage conceptuel du terrain, entre prédication et stimulation cognitive, permet de fonder l’anthropologie littéraire sur un corpus vivant qui ne se restreigne pas à quelques œuvres d’auteurs consacrés.
Une telle proposition suppose une approche et des objets de recherche qui récusent un jeu d’opposition structurant dans les études littéraires et que Jean-Pierre Richard, par exemple, met en scène dans ses Microlectures :
La lecture n’y est plus de l’ordre d’un parcours, ni d’un survol : elle relève plutôt d’une insistance, d’une lenteur, d’un vœu de myopie. Elle fait confiance au détail, au grain du texte. Elle restreint l’espace de son sol, ou comme on dit en tauromachie, de son terrain7.
La mobilisation métaphorique de la notion de terrain par Jean-Pierre Richard a ceci de piégeux qu’elle associe la restriction spatiale de l’ampleur du terrain à un changement de méthode. En sciences humaines, un même « terrain restreint » peut pourtant faire l’objet d’une recherche idiographique – de l’ordre de l’ethnographie – qui cherchera à le décrire avec exactitude et lenteur, ou d’une recherche nomothétique – de l’ordre de l’anthropologie – qui, grâce au travail d’observation, affinera sa recherche sur les processus généraux de la vie sociale. Prendre le parti d’une anthropologie de la littérature, c’est vouloir éviter la myopie comme le survol, c’est tâcher de lire les textes et d’approcher les pratiques littéraires au plus près pour penser notre époque et quelques-unes de ses manières de dire et de faire. En détournant la définition que Tim Ingold donne de l’anthropologie par opposition à l’ethnographie, je défends une approche littéraire qui ne soit pas « une étude des textes mais une étude avec les textes8 », et qui puisse par là répondre à des inquiétudes qui à la fois composent et dépassent absolument la littérature.
Ce choix d’une anthropologie littéraire soulève deux enjeux principaux. D’une part, elle implique un véritable terrain : tout comme l’anthropologue « philosophe au grand air » et pose ses questions « dans le monde »9, il faut fonder une recherche littéraire de plein vent, fondée sur diverses pratiques qui, de l’entretien à l’observation participante, promettent de nouveaux objets et de nouvelles méthodes pour les études littéraires. D’autre part, ainsi que l’a judicieusement souligné Jérôme Meizoz, si prometteur que soit l’essor de l’anthropologie littéraire pour décloisonner les études littéraires, « comment faire une science de l’homme en général, à partir de textes issus avant tout de la culture lettrée10 » ? Le problème de la constitution des corpus dans les études littéraires constitue l’une des questions théoriques auquel cet ouvrage entend répondre. L’importation d’un paradigme de l’écologie permet de répondre à l’interrogation cruciale soulevée par Lionel Ruffel concernant les études sur le contemporain à l’université : « Que faire du vivant lorsqu’on est habitué à travailler sur le déjà-mort11 ? » Concevoir les corpus comme des écosystèmes et sortir de la bibliothèque sont autant de propositions pour saisir les environnements où se joue la confrontation littéraire au terrain. Ce pari écologique a des implications sur le cheminement adopté par ce livre.
Cheminement
L’une des premières lois de cette écologie de la recherche est la compréhension ou conception (zonage), c’est-à-dire une attention minutieuse à la configuration initiale du terrain littéraire et à la diversité du vivant qui le compose. Plutôt que de découper a priori un corpus de littératures à l’épreuve du terrain, une première partie propose de cerner les contours du terrain littéraire à partir de la vivacité de ses usages contemporains. Une enquête sur l’emploi du mot « terrain » lui-même dans le discours des écrivains contemporains français révèle des oppositions structurantes, des prises de positions dans le champ littéraire et d’importantes évolutions du métier d’écrivain aujourd’hui. Deux événements en apparence anecdotiques – l’attribution du prix Nobel à l’écrivaine Svetlana Alexievitch et la sortie du film L’Atelier de Laurent Cantet – témoignent quant à eux de la consécration et de l’institutionnalisation du terrain littéraire contemporain. Puisque la littérature contemporaine est de sortie, il s’agit de prêter attention aux modèles que se donnent les auteurs, aux références qu’ils convoquent dans leurs textes ou aux pratiques et disciplines qu’ils mettent à distance, afin de prendre la mesure de la pluralité de réalités que sous-tend le terrain.
Une seconde partie prolonge cet état des lieux synchronique par une archéologie de l’idée de terrain. Évoquant d’abord la possibilité d’un « savoir en touchant les choses », le terrain s’inscrit dans une série d’antagonismes philosophiques entre les mots et les choses, entre le dedans et le dehors, entre l’humain et la nature, entre le sauvage et le civilisé, ou encore entre les faits et la fiction. Ces grands schèmes oppositionnels sont le produit d’une histoire dont il faut exhumer quelques jalons majeurs afin de saisir l’ampleur des héritages théoriques que les écrivains contemporains convoquent, parfois involontairement. Au-delà d’une idée, le terrain désigne également un ensemble de pratiques, elles aussi fruits de longs processus historiques. L’enquête, l’élucidation ou l’examen, tels qu’ils se développent au xixe siècle, sont autant de pratiques qui font du terrain une opération de contrôle social tandis qu’à l’échelle scientifique, il s’agira de repérer les principaux paradigmes et les différentes méthodes de l’explication scientifique que les textes contemporains reprennent et détournent lorsque le terrain est compris comme une opération de connaissance.
Une définition du terrain ne peut ainsi constituer la donnée a priori d’une telle recherche. Au contraire, je voudrais montrer comment l’entreprise définitionnelle permet de prendre la mesure de l’extrême diversité des usages littéraires contemporains du terme, ainsi que de l’épaisseur historique qui s’y est sédimentée. Dans une quête à la Perceval devant l’écosystème littéraire en Roi blessé, il s’agit de dépasser les réponses ou la facilité des analyses pour trouver bien plutôt la bonne question à poser aux objets littéraires, et rendre par là la réflexion vivante. Une ligne de fuite majeure s’esquisse progressivement : le terrain, pour le littéraire, relève de l’épreuve. La notion d’épreuve, qui a connu un large succès dans les sciences exactes mais aussi dans les science studies et la sociologie pragmatique, permet de penser la paradoxale sortie de la production littéraire hors d’elle-même. Parce qu’elle hérite d’une signification épistémique, l’épreuve incite à observer comment la vérité littéraire se mesure à la sanction du dehors. Parce qu’elle est aussi à envisager comme un rapport de force, elle est l’occasion, pour l’écrivain comme pour la langue, d’un déploiement de puissance qui puisse articuler les mots et les actes. Enfin, puisqu’il s’agit de prouver la réalité de la littérature hors d’elle-même, l’épreuve articule la dimension individuelle à la dimension collective : elle permet de saisir des expériences et des visions du monde partagées. L’épreuve du terrain constitue ainsi une proposition de renouvellement des objets, des méthodes et de la théorie littéraires. C’est là l’objet d’une troisième partie programmatique, qui méritera d’être prolongée par vos propres épreuves de terrains littéraires.
1. Michel Foucault, « Michel Foucault explique son dernier livre, entretien avec Jean-Jacques Brochier », Magazine littéraire, n° 28, avril-mai 1969, p. 23-25, dans Michel Foucault, Dits et Écrits. 1954-1988, Daniel Defert, François Ewald et Jacques Lagrange (dir.), t. 1, 1954-1969, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines »,1994, texte n° 66.
2. Bernard Aspe, Les Mots et les Actes, Caen, Nous, 2011.
3. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 44-45.
4. L’imaginaire désigne un ensemble ordonnable de représentations partagées par un groupe social ; le concept, désormais bien balisé par les historiens, se veut proche des notions d’idéologie, d’idéal, d’idéologie ou de discours du terrain, tout en se préservant d’une affiliation directe au romantisme ou aux pensées d’Althusser et de Foucault. L’imaginaire a ceci d’intéressant pour les études littéraires qu’il évoque encore, en creux, les pouvoirs du sujet imaginant, marquant ainsi à la fois « les aventures du singulier et les contraintes du collectif ». Voir Claude-Pierre Pérez, « “L’imaginaire” : naissance, diffusion et métamorphoses d’un concept critique », Littérature, n° 73, mai 2014, p. 102-116.
5. Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972, p. 174.
6. Christophe Hanna, « “Les Questions Théoriques” : une recherche des années 2000 », Histoire de la recherche contemporaine, t. X, n° 1, 2021 [en ligne].
7. Jean-Pierre Richard, Microlectures, Paris, Seuil, 1979, p. 7.
8. « Ce qui distingue véritablement l’anthropologie, c’est qu’elle n’est absolument pas une étude de l’homme mais une étude avec l’homme. Les anthropologues travaillent et étudient avec les hommes. Immergés avec eux dans un environnement d’activités communes, ils apprennent à voir les choses (à les entendre ou à les toucher) de la manière dont le font leurs enseignants ou leurs compagnons. Étudier l’anthropologie nous offre donc bien plus qu’une connaissance sur le monde – sur les hommes et leurs sociétés. Elle a plutôt tendance à éduquer notre perception du monde, et ouvre nos yeux et nos esprits sur d’autres possibilités d’être. » Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Le Kremlin-Bicêtre, Zones Sensibles Éditions, 2013, p. 322.
9. Ibid., p. 323.
10. Jérôme Meizoz, « Sociocritique, ethnologie et sociologie de la littérature. Entretien avec Jérôme Meizoz (Université de Lausanne) », Romantisme, n° 145, 2009, p. 99 [en ligne].
11. Lionel Ruffel, « Les deux contemporanéismes. Réflexion sur les études littéraires du contemporain », dans Marie-Odile André et Mathilde Barraband (dir.), Du « contemporain » à l’université. Usages, configurations, enjeux, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2017 [en ligne].