Éditorial
Les réseaux sociaux numériques (RSN) ont amené le principe du partage à son paroxysme dans l’environnement du World Wide Web. Devenue partie prenante de notre vie, la réseausphère où huit français sur dix sont présents se montre indispensable à la vie professionnelle des artistes, comme à la survie des institutions artistiques. Il est vrai que l’image du réseau est de fait au cœur même de la conception du web depuis son début, même si c’est surtout à partir du web 2.0, fondé sur une architecture de participation, que la question des interactions sociales prend son plein essor. De fait, le web 2.0 présente les conditions techniques nécessaires à la construction d’un espace de socialisation, proposant un dispositif dont l’une des fonctions principales est de faire interagir les utilisateurs entre eux dans une production perpétuelle de contenus, ce qui est assuré notamment au moyen d’une multiplicité de plateformes. Celles-ci, le plus souvent ouvertes et gratuites, fonctionnent sur un principe d’invitations où l’utilisateur est pris dans un flux de partage et d’exploitation de données personnelles, d’interactions et de regroupements de personnes autour de centres d’intérêts, d’opinions, de sentiments, d’identités, de distribution de contenus en tout genre, de ciblage, d’importation de fichiers multimédia, d’interopérabilité, de flux RSS et enfin et surtout, de publicité.
À l’ère des réseaux sociaux numériques, le terme déjà ancien de Net.art entre dans l’ère du « post-média » (selon l’expression de Jean Paul Fourmentraux ou Domenico Quaranta), ce qui est parfois associé à des termes tels que post-digital, post-internet ou data-activisme, ce qui signale que nous sommes dans une société du « tout numérique », où notre expérience esthétique n’échappe plus aux médias ni au numérique. Au-delà des conséquences des réseaux sur la création, on constate peut-être d’autres changements plus frappants encore dans le domaine de la diffusion : Pinterest, Facebook ou Instagram sont-ils des lieux d’exposition ? Le même genre de question se pose pour ce qui est de la réception : sur nos écrans tactiles, quelles expériences faisons-nous des œuvres d’art en tout genre, devenues images parmi d’autres, apparaissant et disparaissant d’un geste de la main, choisies par des algorithmes et s’affichant de manière intempestive sur nos timelines ? Le régime foncièrement communicationnel de la réseausphère impose simultanément des formes standardisées, lesquelles affectent tous les acteurs du monde de l’art en les confrontant à de grands questionnements, autant pour ceux qui acceptent de s’y adapter que pour ceux qui les contestent.
Sachant que cette promesse de « mise en visibilité » est au cœur même du fonctionnement des réseaux sociaux numériques, ce numéro de Marges propose d’explorer l’impact des réseaux sociaux sur la production et la création artistique, sur la diffusion de l’œuvre d’art par de nouvelles modalités d’expositions, mais aussi sur la construction et l’entretien de l’image des artistes eux-mêmes, sur la consommation et la réception artistique aussi bien que sur sa production de valeur. Quels sont les intérêts et usages des RSN dans la création artistique ? Dans quelle mesure soutiennent-ils ou entravent-ils la production artistique, sa reconnaissance ou sa diffusion ? Dans quelle mesure les RSN ont-ils changé les rapports entre les agents / acteurs et les institutions du monde de l’art ? Que devient l’œuvre dans un espace où tout est image ? De quelle expérience esthétique parle-t-on ? Quels seraient les impacts des RSN sur la médiation culturelle et la démocratisation de l’art ?
Les trois premiers textes du numéro peuvent être lus comme des réflexions générales à partir des questions qui précèdent. Le premier, dû à Keyvane Alinaghi, pose ainsi le problème de ce que devient la valorisation d’une œuvre, à l’heure des likes et des followers ; à un moment où le nombre de vues devient un facteur de réussite, tant artistique qu’économique. Facebook, Instagram, Youtube, TikTok, Twitter, Snapchat, ne sont pas de simples outils de diffusion ; ils conditionnent simultanément les pratiques, au point où il est possible d’envisager une inversion des rôles. Là où les premiers utilisateurs avaient l’impression de s’émanciper du système traditionnel de diffusion de l’art, on s’aperçoit qu’en réalité ce système les exploite à son propre profit. L’article de Davide Da Pieve se limite, pour sa part, au cas d’Instagram, mais il permet de remarquer concrètement comment ce réseau social – particulièrement répandu chez les artistes contemporains – peut avoir une influence déterminante sur la création, favorisant la production d’images qui se prêtent à la diffusion et à l’appréciation massive, indépendamment de toute prise de position critique.
Les trois textes suivants peuvent faire figure d’études de cas. Rime Fetnan s’interroge sur le développement du marché des NFT dans le secteur de l’art contemporain. À travers le cas spécifique du « crypto-art », elle s’efforce de mettre à jour les principales spécificités de ce nouvel écosystème, afin de comprendre ce qu’il recouvre. Il est notamment question de mettre en lumière les dimensions esthétiques et thématiques qui lui sont propres, mais également les stratégies d’attribution de valeur auxquelles il donne lieu. Julie Martin prend, quant à elle, pour objet d’étude la pièce de Rabih Mroué et Lina Saneh 33 tours et quelques secondes où les informations circulant sur Facebook occupent une position centrale sur scène. Selon elle, les artistes qui traitent du monde contemporain mettent en scène les réseaux sociaux comme intermédiaires dans notre perception du monde. Theodora Domenech s’interroge enfin sur les effets des réseaux sociaux numérique sur notre sensibilité. Selon l’auteure, l’une de leurs caractéristiques est en effet de contribuer à transformer notre attention et notre perception des œuvres, ce dont elle témoigne au travers de l’analyse de quelques œuvres en ligne ou hors ligne qui témoignent de cette transformation.
Une deuxième partie du numéro présente des témoignages d’usagers des réseaux sociaux. Nicolas Bailleul, traite de pratiques créatives inspirées du jeu vidéo en réseau Grand Theft Auto V. L’auteur observe les usages des joueurs et le détournement qu’ils font de ce jeu, négligeant sa fonction ludique au profit d’une forme de parasitage ou d’une occupation de ses marges, notamment lors de l’appropriation créative qu’est GTA life. Le dernier article du dossier participe encore plus directement de l’expérience de l’auteur, puisque Antoine Moreau a été très actif, dès les débuts d’Internet, notamment en animant un forum de discussion sur Usenet. Il s’interroge ici à la fois sur ce qu’a pu signifier cet espace de liberté dans la promotion d’une nouvelle conception de l’art non plus fondée sur des objets mais sur des relations et sur ce que cette forme d’utopie a pu devenir à l’heure des systèmes propriétaires.
Un entretien réalisé par David Martens et Corentin Lahouste avec l’artiste Paul Heintz complète le numéro. Il s’agit de revenir sur le projet Character, lequel part d’une lecture de 1984 et du désir de rencontrer des homonymes du principal personnage du roman d’Orwell, Winston Smith.
Le numéro est complété par deux portfolios et une série de comptes rendus.
Jérôme Glicenstein
Avril 2023