Avant-propos
Difficile d’imaginer quelqu’un montrant son désaccord si j’affirme qu’il y a des régularités dans le monde, me trouvant obscur ou confus si je dis que quelque chose se produit avec régularité ou de façon régulière. Il semble y avoir accord tant sur le sens du terme que sur la pertinence de son emploi pour désigner une « propriété » des événements se produisant dans le monde. Au point que le nom « régularité », l’adjectif « régulier » et l’adverbe « régulièrement » pourraient passer pour des termes « primitifs » – c’est-à-dire dont toute tentative de définition n’aboutirait qu’à un défilé maladroit de synonymes.
Dans son sens actuel, le terme régularité, un dérivé du latin regula (« règle servant à mettre droit », « étalon »), ne semble pas avoir en soi-même trop d’importance. Il est relativement récent aussi bien en français qu’en anglais – sa diffusion ne commence pas avant le xviie siècle – et n’est que le résultat de l’extension du nom règle à des contextes qui vont plus loin que la simple référence à une consigne explicite. Ce que l’on dit depuis le xviiie siècle avec « régularité », on a pu le dire auparavant (et jusqu’à présent) avec d’autres termes et tournures sans que ceci n’altère le sens des expressions. La preuve en est que Barthélemy-Saint-Hilaire traduit « (cause) de l’ordre et de la régularité 1 » là où Aristote (Métaphysique 984b) dit « τῆς τάξεως πάσης », que d’autres préfèrent traduire par « ordre et arrangement » ou par « ordre » tout court. De même, si nous traduisons « régularité » et « régulier » à chaque fois que Hume utilise « uniformity » ou « uniform » (voir ci-dessous) nous n’aurons pas l’impression d’avoir trahi l’esprit du texte.
Cela ne fait, à notre avis, que nous signaler l’intérêt du terme pour les raisons suivantes :
Il désigne une « propriété » qui semble aller de soi pour n’importe quel philosophe de n’importe quelle époque, indifférente à l’opposition entre réalistes 2 et sceptiques. Au point qu’on aurait du mal à concevoir un argument sceptique ou autre contre l’existence des régularités. Pour manifester ses doutes sceptiques sur les inférences causales, Hume attribue à l’expérience la propriété de la régularité 3. Il utilise plutôt les termes « uniformité » ou « similarité », mais l’idée est toujours la même : la nature ne nous laisse connaître que quelques qualités superficielles des objets qui se manifestent en conjonction régulière et constante (« constant and regularconjunction 4 »). C’est la possibilité de faire des inférences causales logiques qui est mise en question, jamais l’existence de cette régularité : « Let the course of things be allowed hitherto ever so regular, that alone, without some new argument or inference, proves not, that, for the future, it will continue so 5 ».
La supposition de cette « propriété » est, pour peu qu’on s’y arrête un moment, le fondement de toute théorie de la connaissance ; sans « régularité » (ou ce qui est désigné par des expressions équivalentes), il n’y a pas de possibilité de connaissance du monde matériel. Il n’y aurait que sensation accidentelle. Un sceptique pyrrhonien comme Sextus Empiricus explique que la suspension du jugement (ἐποχή, épochè 6) ne concerne pas les choses apparentes : « Quand nous cherchons si la réalité est telle qu’elle apparaît, nous accordons qu’elle apparaît, et notre recherche ne porte pas sur ce qui apparaît mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît 7. » Parmi les arguments en faveur de cette suspension du jugement (ou de l’assentiment), il avance : « L’huile d’olive est bénéfique aux humains, mais quand on la répand, elle extermine les guêpes et les abeilles ; l’eau de mer est désagréable et même toxique pour les humains qui la boivent, alors que pour les poissons elle est agréable et potable. Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure 8. » On voit bien là les raisons pour la suspension de l’assentiment à propos de « vérités » comme « L’eau de mer est bonne » ou « L’huile d’olive est bénéfique ». Mais ces doutes sceptiques sont fondés sur l’affirmation d’autres régularités ; certes, avec une portée inférieure, mais tout de même des régularités. Parler uniquement de ce qui apparaît, sans porter de jugement sur la vérité ou fausseté d’une affirmation, impliquerait de se cantonner strictement aux énoncés décrivant des événements individuels (énoncés spécifiques), comme « J’ai vu un porc qui trouve agréable de se laver dans la fange la plus puante ». Tout énoncé « générique » supposant un comportement régulier, comme « Les porcs trouvent plus agréable […] », dépasse les limites des apparences et se place du côté de « l’intelligible ». Bref, sauf à concéder que la régularité est « extérieure » à la spéculation philosophique, Sextus Empiricus ne pourrait écrire une ligne sur le monde sans se contredire, puisqu’une théorie sceptique de la connaissance devrait se fonder uniquement sur une liste disparate de constats individuels. Ce qu’il fait, somme toute, c’est placer à la hauteur de l’espèce la suspension du jugement (« l’eau est bonne ») en observant uniquement là les « irrégularités » qui rendent tout jugement tranché impossible (« anomalies », c’est le terme qu’il utilise, visant plutôt l’absence d’homogénéité des conventions sur telle ou telle espèce).
Le terme en soi, « régularité », malgré sa charge normative, a quelque chose de flou, dans la mesure où il peut bien désigner le « nécessaire » sans pour autant le présupposer. Le passage suivant de Bergson ne semble pas, en effet, contenir d’incohérence : « N’abusons pas du mot “loi” dans un domaine qui est celui de la liberté, mais usons de ce terme commode quand nous nous trouvons devant de grands faits qui présentent une régularité suffisante 9. » Il y a lieu de se demander pourquoi nous utilisons comme primitif un terme (ou des équivalents) qui, dans la mesure où il tolère la gradation, gomme la frontière entre le nécessaire et le possible en en faisant apparemment une affaire de degré.
Un philosophe anti-réaliste (phyrronien ou kantien) pourrait apparemment parler de régularité sans obligation de répondre explicitement (même pas implicitement) à la question : la régularité réside-t-elle dans le monde ou juste dans le dispositif cognitif qui l’observe ? Autrement dit, Hume admettrait-il que cette Nature qui nous cache ses secrets nous laisse tout de même les entrevoir à travers ces régularités accessibles à nos sens ? D’un point de vue kantien la question est soit mal posée soit dépourvue de sens, ce qui nous invite à la reformuler : la régularité réside-t-elle uniquement dans les propriétés de notre représentation du monde (elle serait donc a priori) ou est-elle un reflet de quelque propriété relativement isomorphique mais directement inaccessible des stimuli extérieurs ? Une première réponse intuitive et prudente miserait sur l’existence d’une source, si éloignée soit-elle, de régularité dans le monde extérieur, l’argument étant : nous pouvons, certes, évoquer, ne serait-ce que grâce au langage, un univers sans aucune régularité ainsi que des individus dont l’entendement est fondé par nécessité dans l’arrangement des perceptions en classes entièrement arbitraires ; mais l’on ne saurait expliquer la convergence non stipulée et la continuité à travers le temps entre les classes formées par des individus sans l’existence d’un foyer extérieur unique. Par exemple, que l’on appelle « Lune » la déesse qui parcourt le ciel chaque nuit ou que l’on affirme qu’il y a un astre mort qui tourne autour de la Terre en 27 jours et 8 heures, on a toujours fait référence à la même régularité. C’est par ailleurs l’argument majeur des nouvelles versions du réalisme ontologique « indirect » comme celle de Millikan 10.
Ainsi, l’existence de régularités apparaît comme le préalable extérieur, dispensé de critique et flou dans ses contours, de toute théorie de la connaissance. Un terme sinon primitif, tout au moins irréductible en deçà du raisonnement philosophique et ayant le privilège de faire oublier les différences entre le réaliste et l’anti-réaliste, ainsi qu’entre la nécessité et la possibilité. Il y a cependant lieu de se demander si cette irréductibilité va tellement de soi, et nous venons de voir qu’un premier examen soulève des doutes qui sont loin d’être anodins. Il faut soumettre le terme à une vérification un peu plus méthodique, le « filtrer » à travers d’autres notions proches pour s’assurer qu’il garde son irréductibilité. Cela permettra du coup d’ôter le caractère primitif au terme si en chemin nous dégageons les éléments suffisants pour en composer une définition acceptable et utile. Tel sera notre point de départ.
1. C’est nous qui soulignons dorénavant dans les citations les occurrences des termes de la famille de la « régularité ».
2. Tout au long de cet essai, le terme « réaliste » fera référence à la position selon laquelle la vérité d’un énoncé dépend de sa correspondance avec un état de choses qui existe indépendamment de l’énoncé et des locuteurs. Nous appellerons « anti-réaliste » toute position (la sceptique parmi d’autres) selon laquelle la vérité de l’énoncé ne dépend pas de cette correspondance.
3. David Hume, An Enquiry concerning Human Understanding [1748], Oxford, Oxford University Press, 2007, sections 3-5.
4. Ibid., 4.16.
5. Ibid., 4.21. La traduction de M. Beyssade, Paris, Flammarion, 1983, p. 97, dit : « Accordez la parfaite régularité du cours des choses jusqu’ici ; cette régularité dans le passé ne prouve pas à elle seule, sans un nouvel argument ou une nouvelle inférence, qu’elle se produira dans le futur. »
6. L’utilisation du terme par Husserl diffère justement dans le fait qu’il place l’épochè dans l’apparence. Mais nous ne nous sentons pas compétent pour juger si la phénoménologie accepte ou non la « régularité » comme terme primitif, c’est-à-dire qui se dispense de définition.
7. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes (trad. Pierre Pellerin), Paris, Le Seuil, 1997, I, 10 [19].
8. Ibid., 1,14 [55-56].
9. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], Paris, Flammarion, 2012, p. 366.
10. C’est du moins mon interprétation d’un passage comme celui-ci : « Regularities in distal affairs are discerned through a babble of proximal stimuli expressed in different infosing languages […]. They are discerned through signs of signs and through signs of signs of signs. What is the same again in the distal world continually re-disguises itself, showing new faces as the information is filtered through an animal’s changing surrounds. » (Ruth G. Millikan, Beyond Concepts. Unicepts, Language, and Information, Oxford Oxford University Press, 2017, p. 7.) (C’est nous qui soulignons.)