Introduction
Éclairer l’intervention sociale au prisme des vulnérabilités : le présent ouvrage rend compte d’une aventure dont l’ambition est apparue pleinement au fil de son déroulement. En prenant la vulnérabilité comme analyseur des interfaces ouvertes par l’intervention sociale, nous savions qu’il nous faudrait démontrer la pertinence d’une notion passablement décriée, tant par ceux qui la considèrent comme une manière d’euphémiser les inégalités et les logiques de domination que par ceux qui défendent une conception normative et administrée du travail social. Or, il est vite apparu que la plasticité même de la notion constituait un atout pour décrypter ce qui prenait place dans l’interface entre les intervenants que nous avons appelés les « premières lignes », et les personnes accompagnées. Parallèlement aux catégories renvoyant au ressenti des personnes perçues comme vulnérables, comme le mal-être, la souffrance psychique, le déficit d’estime de soi, de nouvelles lectures des enjeux de ces interventions sont apparues à ceux-là mêmes qui les conduisaient, avec la promotion de la reconnaissance et du respect, voire de l’empowerment, du care, des capabilités. L’usage commun de ces termes recouvrait cependant des acceptions très différentes, voire opposées, imposant un incessant travail de décryptage qui, à son tour, introduisait des significations nouvelles. Il est apparu finalement qu’à condition de la prendre dans son acception complète et double, de l’ouverture-blessure, marquant négativement l’expérience, à l’accueil d’autrui (Gaille et Laugier 2013), témoignant de l’acceptation de l’interdépendance, la notion de vulnérabilité permettait de dépasser les impasses générées par l’illusion de l’autonomie, et d’entrer de plain-pied dans la compréhension des enjeux et contradictions des relations d’intervention et d’accompagnement. Elle permettait aussi de ne pas isoler les personnes « vulnérables » des contextes dans lesquels la vulnérabilité se produisait et se manifestait. Elle permettait, enfin, de parler de l’agir dans ses aspects les plus ordinaires.
Car loin de se présenter comme un attribut fixe, ou de ne servir qu’à identifier des groupes cibles de l’action publique, la vulnérabilité s’est rapidement manifestée comme un élément de la situation d’interaction, obligeant à déplacer l’analyse vers les modalités concrètes de sa circulation entre les personnes. Dès lors, l’enjeu était de déchiffrer les processus et les ressorts de la production sociale des vulnérabilités en même temps que l’on identifiait, avec les intervenants eux-mêmes, et à partir de leur appréhension, les ressources mobilisées pour y faire face sur des scènes emblématiques. Adolescents et jeunes adultes évoluant dans des conjonctures sociales et économiques incertaines, et plus particulièrement exposés ou engagés dans des conduites dites à risque, sur des territoires précarisés, ces « quartiers prioritaires » de la politique de la ville ; personnes confrontées à des problèmes de logement, qu’il s’agisse de personnes à la rue, d’usagers de drogues, de personnes et ménages touchés par la « précarité énergétique » ou de ceux affectés par des opérations de relogement ; les personnes âgées isolées susceptibles de connaître des formes d’insécurité multiformes et destinataires de mesures spécifiques d’accompagnement : sur les sept terrains urbains étudiés, des formes de vulnérabilité à la fois sociale, environnementale et sanitaire faisaient l’objet d’interventions spécifiques qui supposaient un travail de décodage, de construction et d’appropriation de connaissances. Si nous avons centré l’observation et l’analyse sur les routines difficiles à verbaliser et à transmettre, sur les expérimentations sur le tas, sur les manières de faire en marge des guichets de protections généralistes, c’est parce qu’elles nous semblaient de nature à éclairer l’état du social dans ses transactions ordinaires. Enfin, sans naïveté face aux frustrations d’intervenants souvent empêchés de bien faire leur travail, voire eux-mêmes objets de maltraitance, et sans illusions quant aux causes structurelles de la pauvreté et de la privation économique, nous avons pris le parti d’identifier les leviers et les formes de capacitation des personnes, ainsi que les incidences de ces évolutions sur les compétences et les identités professionnelles.
Depuis deux décennies au moins, en effet, l’individualisation des logiques sociales et la généralisation des approches en termes de new public management appliquées au social transforment et remettent en cause les cadres et les instruments qui assuraient jusqu’ici la protection des plus défavorisés en termes de droits, de services, et plus généralement de solidarité. La place prise par les relations intersubjectives a crû tandis que la vulnérabilité et le besoin afférant de protection devenaient la trame commune de la condition d’un nombre grandissant d’individus. Dans le même temps, le développement et la diversification des processus de vulnérabilisation et des situations de vulnérabilité ont placé les politiques publiques face à un triple défi : d’abord, la nécessité de prendre en compte de nouvelles problématiques sanitaires, territoriales et sociales, souvent transversales aux « publics cibles » ; ensuite, celle de promouvoir de nouvelles manières d’agir en révisant les catégories utilisées ; enfin, celle de reconsidérer la cohérence de leurs champs d’action, car si certains groupes identifiés et requalifiés de « vulnérables » font l’objet d’interventions explicites, d’autres demeurent invisibles ou oscillent d’un cadre de référence à l’autre. La sortie des dispositifs de protection touche aujourd’hui un nombre croissant de personnes, générant de nouvelles sources de précarisation. Aussi, tandis que les protections traditionnelles sont soumises à des impératifs d’adaptation, les conditions de la prévention et du maintien de l’inclusion sociale tendent de plus en plus à prendre forme en dehors des institutions ou du moins sur ses marges.
Ciblant ceux qui se trouvent confrontés en premier lieu et d’une manière très concrète à ces changements, la recherche a donc privilégié ces espaces-là, avec les acteurs de première ligne qui y agissent au quotidien. C’est ainsi que nous avons abordé des contextes urbains et institutionnels très différents, avec des dégradés d’intervention publique, du service de droit commun à l’associatif diffus de quartier. L’appréhension de la dimension territoriale est plus qu’une question de terrain. Il s’agissait à chaque fois de prendre la mesure de l’espace social et politique de référence des interventions engagées, de leur mode de prise en compte des contextes locaux, au-delà des vulnérabilités spécifiques à des individus ou à des groupes, et des interactions qui pouvaient s’engager avec d’autres acteurs du quartier ou de l’extérieur. Par ailleurs, la comparaison entre les terrains français prend tout son sens dans le contexte des inégalités territoriales, mais aussi dans la mise en évidence des convergences et des évolutions. C’est tout l’intérêt également du cas viennois montrant, au-delà des différences, des convergences avec les terrains français : on y voit précisément comment développement social et privatisation des services sociaux marchent de pair, avec des effets sur l’accompagnement des personnes et sur le confort au travail des intervenants.
Sur tous les terrains nous avons identifié et choisi des « scènes de vulnérabilité » contrastées faisant varier les types d’acteurs (intervenants, publics visés), les lieux institués (accueil au guichet, lieux dédiés, réunions d’équipes), les espaces publics (intervention dans la rue, au cœur de la communauté de vie) ou privés (visites à domicile). Les configurations d’intervention variaient également en fonction des stratégies et des finalités qui s’y trouvaient engagées, dont les plus significatives étaient la prévention, la réduction des risques et le soutien moral et social associé, dans des proportions variables, aux injonctions au changement.
Du point de vue méthodologique, l’originalité de la démarche a résidé dans l’association de disciplines différentes : sociologie, psychosociologie, anthropologie, urbanisme, mais aussi et surtout dans l’association, à tous les stades, des intervenants eux-mêmes dans une démarche collaborative. La seconde ambition de cette recherche a été, en effet, de relever le pari de la co-construction des connaissances par la circulation des expériences et la confrontation des idées. Une fois les partenariats acquis, l’enjeu était de créer les conditions d’une approche transversale, et d’éviter l’écueil des discours détachés des pratiques quotidiennes. Deux agencements de travail ont été mis en place : des ateliers de photo-langage permettant d’ouvrir des espaces d’énonciation, et un film doublant la recherche, à la fois comme moyen de restitution et comme outil d’échange. L’objet même de la recherche commandait une telle approche. En effet, les transformations de l’action publique concernent très directement les intervenants qui connaissent des problèmes de professionnalité et de cadrage de leur champ d’action. Parmi les valeurs qui leur servent de référence, certaines sont en voie d’épuisement tandis que d’autres émergent ou se renouvellent. Soutenues par ces valeurs, les méthodes d’intervention se trouvent également bousculées. Certains credo sont remis en cause : on débat sur l’empathie, les émotions, les seuils d’accès, les alliances, la communauté. Plus largement, on réinterroge la proximité, condition pour renouer des liens appropriés avec les personnes vulnérables éloignées des institutions, tandis que la montée des tendances gestionnaires, nées de la raréfaction des moyens et des influences néo-libérales, impose paradoxalement un ordre managérial servant une culture de l’évaluation et du résultat.
La recherche a organisé le débat, avec les acteurs, sur le sens qu’ils donnaient à leur travail, et sur leurs manières tant de composer avec des impératifs paradoxaux que d’ouvrir des alliances et des perspectives de changement. Elle a fait apparaître des constantes et des variations significatives qui permettent d’appréhender les tendances et les contradictions de l’action publique, sur le plan des valeurs mobilisées comme sur celui des luttes de position dans lesquelles les acteurs sont engagés. Elle s’inscrit dans une période particulière, la fin de la première décennie du xxie siècle qui a fait entrer les politiques sociales dans une ère nouvelle. La réforme des retraites, la reprise du système RMI puis sa conversion en RSA et, plus généralement, avec la révision générale des politiques publiques, l’accélération des lois de décentralisation et des logiques de délégation de missions de service public à des organismes de droit privé, sans compter les arbitrages supranationaux, ont profondément modifié la donne. Les stades par lesquels l’intervention sociale passe restent caractéristiques de la reconfiguration du champ d’action relatif au traitement des vulnérabilités sociales, et contribuent à clarifier la portée des changements engagés.
Quatre années se sont écoulées depuis les premières investigations, mais les résultats présentés sont plus que jamais au cœur de l’actualité. La nature circulatoire des vulnérabilités, le rôle des valeurs comme enjeux de luttes, éclairent la dynamique entre vulnérabilité, capacité d’agir et résistance. Rien ne permet de conclure à une issue stabilisée de cette dynamique, qui renvoie au contraire à une conjonction préoccupante et paradoxale articulant l’extension des vulnérabilités sociales à de nouvelles couches sociales avec l’exacerbation des difficultés vécues par les plus précaires. Qu’il s’agisse des personnes et des groupes soutenus, ou des intervenants eux-mêmes, une série de recompositions traversent, encore discrètement, le champ social. Tout indique qu’il faut aller voir de près ce qui se trame dans ces interfaces emblématiques des changements en cours et, ce faisant, contribuer à la réflexion sur la reconfiguration des politiques de prévention et de protection, ainsi que sur les processus ordinaires de réduction des vulnérabilités.
C’est ce que nous avons essayé de faire dans les pages qui suivent.
La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux enjeux de définition qui ont traversé toute la recherche et justifient le choix de mobiliser la notion de vulnérabilité moyennant explicitation de ses contextes d’usage. L’analyse des stratégies d’action mises en œuvre sur les différents terrains fait l’objet de la seconde partie, avec la mise en évidence de trois formes principales traçant les grandes tendances de l’agir : les routines, les expérimentations, les agencements hybrides et conflictuels. Les points forts résultant de ces analyses sont repris dans la troisième partie, où l’on voit tout l’avantage d’avoir identifié la nature circulatoire des vulnérabilités : remettant au centre la relation, enjeu des engagements et des solidarisations, l’analyse du travail des premières lignes dévoile ainsi, à travers le décryptage de nouvelles configurations de l’intervention sociale, le caractère éminemment politique de l’agir sur les vulnérabilités. La nécessité d’ouvrir des espaces intermédiaires y est défendue dans un contexte fortement fragilisé par l’instabilité des cadres de l’agir. Une meilleure intelligibilité des limites de politiques sociales à la fois trop rigides et faiblement solidaires, n’en est que plus nécessaire. Cet ouvrage tente d’y contribuer.