Thierry Buquet Brigitte Gauvin Catherine Jacquemard
Animaux marins d’Orient et d’Occident Savoirs arabes et transmission dans le monde latin
Le programme de recherche Ichtya, à l’origine de la journée d’étude dont sont issus les articles de ce dossier 1, a pour objectif la mise en ligne d’un corpus de traités latins d’ichtyologie permettant de rendre accessible le contenu du savoir zoologique sur les poissons et autres animaux aquatiques véhiculé pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, avant la publication des grands traités d’ichtyologie du xvie siècle 2. Ichtya s’intéresse en particulier à la question de la transmission textuelle et à l’usage des « autorités ». Les livres traitant de l’histoire naturelle dans les encyclopédies médiévales latines ont été influencés par la littérature arabe, qu’elle soit médicale ou zoologique, et par la traduction latine du corpus zoologique d’Aristote, faite à partir de la version arabe par Michel Scot à Tolède vers 1215 3. Par exemple, le livre des poissons de l’Hortu sanitatis (fin xve siècle), édité par les membres d’Ichtya en 2013, contient, d’une part, de nombreuses références à la médecine arabe et, d’autre part, des ichtyonymes latins formés sur l’arabe, fruits de la traduction de différentes sources 4. Le traité sur les poissons, livre IV de l’Hortus sanitatis, est une compilation se fondant de façon massive sur le livre XVII du Speculum naturale de Vincent de Beauvais, ainsi que sur le livre XXIV du De animalibus d’Albert le Grand. Ces deux encyclopédies du xiiie siècle avaient compilé les œuvres médicales des auteurs arabes et beaucoup emprunté au Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, l’un des premiers à utiliser la traduction de Michel Scot 5. L’apport d’Aristote enrichit ainsi de façon significative le corpus zoologique médiéval, à la fois en qualité et en quantité, en informations et descriptions inédites, mais aussi en zoonymes nouveaux.
Transfert de la zoologie d’Aristote et difficultés de traduction des zoonymes
La transmission du texte d’Aristote génère de nombreuses difficultés : les informations passent successivement par trois langues (grec, arabe et latin) et donc par trois alphabets différents. Cela n’est pas sans entraîner des problèmes de dénomination et des contresens qui déforment des informations pourtant justes à l’origine, et qui les rendent parfois fantaisistes. À la lecture, le problème le plus immédiat concerne les noms d’animaux. Les quadrupèdes et les oiseaux, mieux identifiés et connus, n’ont subi que peu d’outrages. Leur nom a été compris par le traducteur arabe et Michel Scot. Par exemple, κύων (kuôn, le chien) a été traduit par le mot al-kalb, puis par canis dans le texte de ce dernier.
Mais le problème est bien différent pour les noms de poissons. D’abord, parce que les animaux aquatiques sont beaucoup moins bien connus des savants que les quadrupèdes et les oiseaux ; ensuite, parce que les mêmes espèces ne se trouvent pas partout, qu’elles sont présentes par exemple sur les côtes de Grèce mais absentes ailleurs en Méditerranée et, à plus forte raison, dans les autres mers ; enfin parce que les appellations sont parfois flottantes ou multiples pour une même espèce à l’intérieur d’une même langue. Le traducteur arabe d’Aristote éprouve souvent des difficultés à traduire les noms d’animaux aquatiques, comme par exemple dans le passage 598a 1315, où il doit traiter une longue liste d’ichtyonymes grecs, qu’il ne parvient visiblement pas à identifier, dont il se contente de donner des équivalents phonétiques en alphabet arabe (par exemple le κόκυγες – kokuges, le grondin –, dont il donne un équivalent phonétique, « qūqīġās ») 6. S’appuyant sur cette version arabe, Michel Scot ne peut alors que translittérer en caractères latins ces noms d’animaux sous lesquels il ne peut mettre aucune réalité zoologique : « qūqīġās » devient alors « kokohaz » sous sa plume. De plus, il a pu le cas échéant être incapable de traduire certains noms d’animaux bien identifiés par le traducteur arabe 7. En conséquence, Michel Scot insère nombre de dénominations comportant des consonances orientales : plusieurs animaux ont un nom qui commence par al-, trace de l’article arabe, ou se terminent par la lettre z (alphoraz, albirez, albuz, astaroz, etc.). Mais c’est la déformation des noms qui est la plus dommageable, les passages d’une langue à l’autre étant souvent difficiles à cause des différences d’alphabet, ou de confusions de lecture sur un texte arabe non vocalisé ou non ponctué. En langue arabe, la lettre qāf (ق) ressemble à la lettre fā (ف), surtout quand les points diacritiques sont omis, ce qui n’est pas rare dans les manuscrits arabes médiévaux : les deux lettres ont alors la même forme. Ainsi, le κεστρεύς d’Aristote (kestreus, le mulet) devient le fastaroz chez Michel Scot et Thomas de Cantimpré, le q initial (kappa grec κ alors écrit avec un qāf plutôt qu’un kāf (ك) d’une sonorité proche) ayant été lu comme un f. S’il est déjà difficile de reconnaître dans le karkora de Michel Scot le πορφύρα (porphyra, le murex) d’Aristote (mais dans lequel on peut repérer les confusions k-q, f-phi), l’identification devient impossible lorsqu’il faut deviner le κέφαλος (kephalos, le muge) d’Aristote dans le kalaos de Michel Scot, ou l’ακαλήφη (akalephé, l’actinie) dans le kilok. Les encyclopédistes reprenant à leur tour les noms de Michel Scot, et ceux-ci se déformant au fur et à mesure de la transmission manuscrite, les graphies se multiplient, le kilok devenant ainsi, par exemple, kiloch ou kyloz.
Le passage par l’arabe est aussi perceptible dans l’apparition de termes qui ne sont pas des déformations du grec, mais qui sont véritablement des mots arabes, translittérés tels quels dans la traduction latine car non identifiés. Ainsi, dans un passage de l’Histoire des animaux 8, Aristote écrit à propos de l’éléphant que ses chevilles sont courtes par rapport à sa taille, et il précise : « Il existe à chaque pied un astragale semblable à celle de la vache ». Le traducteur arabe a rendu le mot ἀστράγαλος (astragalos) par kaʿb (de kaʿb unsī, littéralement « astragale de l’homme 9 »). Lorsque Michel Scot a transcrit le passage en latin, il n’a pas su traduire le terme, sans doute trop technique, et l’a donc simplement translittéré, écrivant que l’animal a à chaque pied un « cahab ». Thomas de Cantimpré, ne comprenant pas que le terme désigne un os, en fait un animal, le « caab ». Et s’appuyant sur un autre passage où Aristote décrit la capacité de l’éléphant à nager longtemps sous l’eau 10, il le transforme en animal marin 11. Vincent de Beauvais, Albert le Grand et l’Hortus sanitatis intègrent tous, à la suite de Thomas, le « caab » dans leur catalogue d’animaux vivant dans l’eau.
Quelle transmission des savoirs zoologiques arabes en Occident ?
Au Moyen Âge, l’histoire naturelle doit relativement peu de choses aux savoirs zoologiques spécifiquement arabes. Les nombreuses descriptions d’animaux données par les géographes, encyclopédistes et naturalistes persans et arabes ont très peu, sinon pas du tout, circulé en Occident avant l’époque moderne. Il faudra attendre les travaux des savants arabisants du xviie siècle pour que soit lue, traduite et étudiée cette très riche littérature : mentionnons, pour mémoire, la figure du protestant Samuel Bochart (Rouen, 1599-Caen, 1667) qui, dans sa vaste et érudite somme sur les animaux dans la Bible (Hierozoicon, Londres, 1663), a notamment utilisé le traité zoologique d’al-Damīrī (1342-1405), une compilation de très nombreux auteurs arabes. Ainsi, à travers ce dernier, Bochart a eu accès à des auteurs aussi importants qu’al-Ǧāḥiẓ (767-876). Bochart a également possédé une copie manuscrite des ʿAǧāʾib al-maḫlūqāt (Merveilles des créatures) du cosmographe al-Qazwīnī, offerte par la reine Christine de Suède 12. Le Livre du divertissement de celui qui désire découvrir le monde (Kitāb nuzhat al-muštāq fī iḫtirāq al-āfāq), traité du géographe arabe al-Idrisī, n’a été mis en latin qu’en 1619, bien qu’il ait été écrit à la cour de Roger II de Sicile au xiie siècle.
Si la version de Michel Scot permet d’avoir accès aux savoirs grecs sur les animaux, c’est à travers la littérature médicale, dont de nombreux traités ont été traduits à partir du xie siècle en Italie et en Espagne, que le monde latin peut glaner quelques informations zoologiques venant directement du monde arabe. Les encyclopédistes, tels Thomas de Cantimpré 13 ou Barthélemy l’Anglais 14, utilisent certains passages d’ouvrages de médecine, notamment le Canon d’Avicenne. Vincent de Beauvais, qui souhaite intégrer dans ses Specula la totalité des connaissances disponibles à son époque, sort du domaine des arts libéraux et étend le champ des savoirs répertoriés aux sciences et aux techniques. Dans le Speculum naturale, cette extension se traduit en premier lieu par l’intégration de citations d’œuvres médicales mettant en lien un certain nombre de remèdes et les animaux dont ils sont issus. Plusieurs traductions font ainsi leurs entrées dans les encyclopédies médiévales : le Liber ad Almansorem de Rhazès (Rāzī) par Gérard de Crémone 15, le Liber Regalis d’Haly Abbas (al-Majūsī) par Étienne d’Antioche 16, le Liber dietarum particularium et universalium d’Isaac Israeli 17 par Constantin l’Africain et, bien sûr, le Canon d’Avicenne par Gérard de Crémone 18. L’article de G. Clesse est dédié spécifiquement à l’inventaire des animaux aquatiques dans ces œuvres, qui ont eu une importante diffusion et ont donc eux-mêmes contribué à la circulation de connaissances arabes sur les poissons.
Science et zoologie arabes
Outre les formes de transmission des savoirs entre Orient et Occident, ce dossier permet d’évoquer un aspect peu abordé jusqu’à présent, l’étude des poissons et des animaux aquatiques, et, plus généralement, le statut de la zoologie arabe médiévale. Dès 1984, Robert Delort avait souligné, à propos de l’histoire des animaux, l’importance des auteurs arabes médiévaux, avançant même que « c’est finalement le monde arabe qui a le plus apporté à la zoologie 19 ». Aujourd’hui, tout historien travaillant sur les animaux au Moyen Âge ou sur l’histoire des savoirs zoologiques est amené à se frotter, autant que faire se peut, à ces très riches sources orientales. Si le rôle joué par les savants arabes dans le domaine des mathématiques, de l’astronomie, de la médecine, de la pharmacopée, de la botanique ou encore dans ceux de l’instrumentation et de la technologie est bien reconnu et fait depuis longtemps l’objet de nombreuses études, publications et programmes de recherche, il faut bien avouer que la part qu’ils ont prise dans l’histoire de l’ichtyologie, et plus généralement de la zoologie, a été beaucoup plus négligée.
Jusqu’à une époque relativement récente, les recherches sur l’histoire de la zoologie arabe ont été peu nombreuses, et il n’y a guère plus d’une vingtaine d’années qu’on a vu émerger des travaux pionniers, comme ceux d’Ahmed Aarab, qui en ont souligné l’originalité. Il n’est donc pas vraiment surprenant qu’on puisse lire dans l’Histoire générale des sciences de René Taton, parue en 1957 20, une appréciation sévère de la zoologie arabe médiévale qui n’aurait produit que des recueils de merveilles de la nature, comme le Livre des animaux (Kitāb al-Ḥayawān) d’al-Ǧāḥiẓ ou des récits de voyageurs ou de cosmographes, entachés d’affabulation, qui ne représenteraient pas des travaux de naturalistes. Il est plus étonnant que, près de quarante ans plus tard, l’Histoire des sciences arabes, publiée sous la direction de Roshdi Rashed en 1997, ne comporte pas la moindre allusion à la zoologie : elle ne figure pas au nombre des sciences de la vie, géographie, médecine, botanique et alchimie, et elle n’est même pas mentionnée dans la présentation et l’analyse des productions qui relèvent de l’adāb, la culture générale de l’honnête homme 21. Comme si aucun discours savant sur les animaux n’avait jamais été tenu… En 1962, l’Histoire de la zoologie de Jean Théodoridès et Georges Petit ne fait pratiquement pas mention de l’intérêt des Arabes pour l’étude des animaux 22. Mais outre-Rhin, les chercheurs arabisants ont publié, depuis les années 1970, plusieurs études d’envergure donnant une place de choix à la zoologie arabe. Citons Fuat Sezgin et sa monumentale Histoire de la littérature arabe, qui comprend, dans son troisième volume, un long chapitre sur la zoologie et l’art vétérinaire 23 ; Manfred Ullmann consacre la première partie de son ouvrage de 1972 sur « Les sciences naturelles et occultes en Islam » à la Tierkunde (« science des animaux ») 24 ; enfin, Herbert Eisenstein publie en 1992 une « Introduction à la zoographie arabe. Connaissance des sciences animales dans la littérature arabo-islamique 25 ». Depuis le début des années 2000, plusieurs ouvrages de synthèse ont été publiés sur le monde animal en terre d’Islam 26, ainsi que de nombreuses études plus spécifiques, renouvelant par là-même le paysage historiographique de l’histoire des animaux dans cette aire culturelle 27. En France, ce n’est qu’en 2006 que la richesse de la science arabe est portée à la connaissance du grand public à travers l’exposition consacrée par l’Institut du monde arabe à l’« Âge d’or des sciences arabes », qui inclut dans la section dédiée au monde du vivant et à l’homme dans son environnement une présentation des savoirs liés à l’être humain (médecine, pharmacopée, anatomie, chirurgie), mais aussi à son milieu (botanique, zoologie, minéralogie), avec des exemplaires de traités d’hippiatrie, du Livre sur l’utilité des animaux d’Ibn Baḫtišū (m. 1058), des Merveilles de la Création et les curiosités des choses d’al-Qazwīnī (1203-1283) 28.
La zoologie médiévale arabe a combiné une double approche, rationnelle et spirituelle, de l’animal, exprimée à travers une typologie de textes variés, qui relève d’une conception large et ouverte des sciences de la nature, comme en témoigne le monument littéraire que constitue le Livre des animaux d’al-Ǧāḥiẓ. L’étude du règne animal s’enracine dans les grands textes de la zoologie grecque, en particulier l’œuvre d’Aristote, qui a circulé sous différentes traductions, mais aussi sous forme de compilations pseudo-aristotéliciennes, tel que le Nuʿūt al-Ḥayawān (Caractéristiques des animaux) 29. Ces traités utilisent notamment le livre Sur les animaux de Timothée de Gaza (Peri Zoôn, fin ve-début vie siècle), œuvre disparue mais conservée en partie sous forme d’extraits (excerpta) et d’un résumé (épitomé) byzantins, ainsi que de citations dans les textes arabes. Timothée de Gaza a joué un rôle important dans la transmission des légendes et savoirs grecs en Orient 30. Mais la zoologie arabe ne s’est pas cantonnée à un rôle de passeur neutre : elle a parfois critiqué ou enrichi ses modèles dans la confrontation à des sources diverses (orales, poétiques, témoignages de voyageurs, chasseurs, pêcheurs, marins, etc.) et exploré de nouveaux aspects de l’étude des animaux. Au contraire du monde latin médiéval 31, elle semble de plus avoir constitué une catégorie de textes répertoriée en tant que telle par les bibliographes arabes médiévaux. L’article de M. Ben Saad évoque en effet la mention des « savants spécialistes des caractères des animaux » (al-ʿulama bi-tabāʾiʿ al-ḥayawān) dans le Iḥṣāʾ al-ʿulūm (Recensement des sciences) du philosophe al-Fārābi (m. 950) 32. F. Kenanah cite un passage d’al-Tawhīdī qui évoque cette catégorie de compétences avec la même expression.
Les poissons et animaux aquatiques peuvent apparaître comme des parents pauvres de l’histoire naturelle arabe, comme nous le verrons dans plusieurs articles du dossier. Par exemple, dans le Kitāb al-Ḥayawān d’al-Ǧāḥiẓ, les « animaux qui nagent » n’ont pas été étudiés de la même façon que les autres classes, et l’auteur nous dit qu’il lui a manqué à la fois des sources textuelles (notamment poétiques) et des témoignages sérieux, al-Ǧāḥiẓ ne faisant pas véritablement confiance aux récits parfois pleins d’exagération des marins et des pêcheurs. Les articles de M. Ben Saad et F. Kenanah étudient en détail ces aspects de la création de nouvelles connaissances, en regard de l’usage d’Aristote, qu’al-Ǧāḥiẓ cite souvent avec une approche critique.
Curiosités, merveilles, monstres et baleines
Aux époques abbasside et mamelouk, le savoir sur les animaux balance entre deux pôles : l’un plus rationnel, dans une lecture parfois critique de l’héritage grec, notamment Aristote (par exemple chez al-Ǧāḥiẓ, dans l’article de M. Ben Saad, avec un accent mis sur la problématique de la classification zoologique), et un autre moins « zoologique », où les auteurs cherchent à divertir le lecteur par une liste de merveilles (chez al-Qazwīnī au xiiie siècle) ou à le faire méditer sur la puissance de la création divine (comme chez Abū Hayyān al-Tawhīdī, dans l’article de F. Kenanah). La lecture parfois mal comprise d’Aristote, ou la reprise d’informations d’un auteur comme Timothée de Gaza, compilateur de faits plus ou moins fantastiques et d’hybridations fantaisistes bien connues dans les textes gréco-latins d’époque impériale, a pu amener à intégrer dans la littérature arabe des animaux et des propriétés légendaires étrangers à la tradition orientale. En guise d’exemple, F. Kenanah montre comment, chez al-Tawhīdī, les légendes sur le castor et le phoque ont un substrat antique et ont été vraisemblablement empruntées à Timothée de Gaza. Pour al-Tawhīdī, le fait que le dauphin aime ses excréments vient d’une mauvaise lecture du traducteur arabe d’Aristote, ou d’une confusion d’un copiste entre les mots « excréments » et « enfants », dont les graphies sont relativement proches en l