Introduction

En juillet 2014, j’ai décidé d’entamer un travail de recherche sur l’antisémitisme. Le présent livre est issu de cette thèse de doctorat. La guerre au Proche-Orient, où s’affrontaient Israéliens et Palestiniens, a trouvé un écho en France dans des manifestations qui se sont vite transformées en un champ de bataille. Ce conflit a enflammé les cœurs comme aucun autre, et le soutien à la cause palestinienne a tourné au déferlement de haine antijuive et antisioniste. Et puis est venu le silence, comme si personne ne voulait prendre la mesure de ce qui venait de se produire sous nos yeux. J’ai alors été saisie d’une angoisse et, pour la dépasser, un acte s’est imposé, celui de rédiger une thèse sur l’antisémitisme à partir des enseignements de Sigmund Freud et de Jacques Lacan.

Faire une recherche sur la haine n’est pas une tâche aisée lorsque l’on est soi-même visé par cette haine. « Je comprends que cela vous touche 1 », a écrit un psychanalyste à Jacques-Alain Miller en réponse à son propos concernant l’accueil des nazis en Argentine par Juan Perón. On pourrait m’adresser ces paroles, en les redoublant même, puisque je suis franco-israélienne.

Je répondrais que oui, en effet, cela me touche, mais j’ajouterais que si l’antisémitisme concerne les Juifs, alors cela démontre, comme j’avais eu l’occasion de le lire chez Miller, que, pour résister au fascisme et au nazisme, les peuples ont besoin des Juifs. Disons que les Juifs ont pour fonction dans ce cas de contrer ce « ne rien vouloir savoir » récurrent. Ne rien vouloir savoir de la haine raciste et antisémite qui se déchaîne en toute légitimité et qui est le signe d’une démocratie qui vacille. Donc, les Juifs font symptôme au discours du Maître. Dans la première leçon du séminaire Encore, Lacan donne une définition du symptôme : « Je n’en veux rien savoir 2. » Les Juifs peuvent remplir cette fonction de « contrer » parce qu’ils sont spécialement concernés par l’existence et le maintien de l’État de droit et de la démocratie. Ils savent qu’ils seront les premières victimes si l’État de droit disparaît, comme ils l’ont toujours été.

Pourquoi les Juifs suscitent-ils autant de haine ? Pourquoi cette haine ne cesse-t-elle pas de ne pas cesser ? Pourquoi cette permanence, cette insistance ? Peut-on trouver des causes à cette hostilité éternelle ? Existe-t-il une spécificité, chez les Juifs, qui les rend aptes à être la cible de cette haine séculaire ? S’agit-il de ce qu’ils font ? De ce qu’ils sont ? Telles sont les questions qui m’ont orientée dans cette recherche.

Se pencher sur la question antisémite nous oblige à prendre en compte le caractère pluridimensionnel de ce phénomène, que l’on nomme tour à tour antisémitisme, antijudaïsme ou judéophobie, et qui fait l’objet de travaux sociologiques, historiques, philosophiques et psychologiques. Nous avons fait le choix de traiter l’antisémitisme à partir des enseignements de la psychanalyse, de l’aborder comme un symptôme à déchiffrer. L’histoire de l’antisémitisme, les travaux sociologiques et les réflexions philosophiques sont certes indispensables pour aborder ce sujet. En effet, l’antisémitisme s’inscrit dans l’histoire, il traverse l’histoire de la civilisation, il est donc une question de société et concerne la raison des hommes.

Cependant, nous n’aborderons pas ces références dans ce livre parce qu’elles ne répondent pas à la spécificité de notre question. Même si les fac­teurs historiques et sociologiques sont indispensables pour contextualiser les surgissements de la haine antisémite et en identifier les causes, ils ne sont pas suffisants pour nous éclairer sur deux questions fondamentales :

– Pourquoi ces facteurs socioéconomiques transforment-ils des hommes par­­ticipant de la plus haute civilisation en des êtres brutaux capables d’accomplir des actes des plus monstrueux ? Problématique freudienne.

– Pourquoi le mécanisme qui consiste à attribuer la responsabilité, les causes de tous les malheurs à autrui trouve-t-il dans le Juif une figure idéale ? Problématique lacanienne.

Il est important de souligner un élément historique. L’introduction du signifiant antisémitisme dans la langue correspond à la période même de la naissance de la psychanalyse. L’adjectif « antisémite » a été forgé en 1860 par un Juif autrichien, Mortiz Steinschneider, en vue de dénoncer les préjugés antisémites d’Ernest Renan 3. Il est ensuite entré dans la langue à partir de cette fin de siècle. Un nouveau mot a donc été créé pour désigner la vieille haine que l’on portait aux Juifs depuis des siècles. L’emploi de ce terme a comme effet la racialisation de la question juive et, dans cette perspective, l’antisémitisme désigne une forme de racisme parmi d’autres, plus précisément un racisme spécifié par son objet (les Juifs) 4. Cette découverte de la concomitance de l’invention du mot « antisémite » et du mot « psychanalyse » nous a convaincue de l’importance de l’approche psychanalytique de l’antisémitisme.

1. 1. Jacques-Alain Miller, « Conférence de Madrid » (Palacio de la Prensa, 13 mai 2017), Lacan Quotidien, n° 700, 20 mai 2017 [en ligne : https://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2017/05/LQ-700-5.pdf].
2. 2. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), édition établie par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 9.
3. 3. Pierre-André Taguieff, L’Antisémitisme, Paris, PUF, 2015, p. 7.
4. 4. Ibid.