Avant-propos
Dans ce que nous considérons comme notre modernité littéraire, aujourd’hui même, l’œuvre d’Antonin Artaud est sans aucun doute celle qui soulève le plus de difficultés. Tous ceux qui ont essayé de s’en approcher le savent, et en témoignent d’une façon ou d’une autre, le plus souvent à leur corps défendant. Car on est notamment confronté à des textes d’allure disparate qui n’entrent pas dans une perspective d’ensemble : véritable défi pour tout commentateur. Quel rapport, par exemple, peut-on établir entre les textes des années trente sur le fameux « théâtre de la cruauté » – qui sont les plus cités et les plus accessibles – et les milliers de pages des différents Cahiers d’après-guerre réputés illisibles par certains ? Il y a là, pour tout lecteur, une hétérogénéité de fait avec laquelle il doit forcément composer, dont il doit tenir le plus grand compte dans son approche. De là vient, pour celui qui se hasarde dans ces Cahiers, la nécessité de trouver un axe de lecture qui permette de circuler dans le foisonnement de l’œuvre et de se déplacer entre les différents moments de celle-ci, qui autorise aussi les rapprochements.
En mettant en évidence les risques pris ici par le commentaire, Patrick Wateau a choisi comme fil conducteur les différentes modalités de l’affirmation du « moi » par Antonin Artaud. Il parle fort bien du « moi de pensée conduisant au subjectivisme d’un principe supérieur » et montre par là l’importance des processus de subjectivation dans des contextes différents. C’est, je crois, une dimension de l’œuvre qui n’a pas été explorée comme telle par les commentateurs récents de l’œuvre d’Artaud. À ce titre d’abord, ce livre fait preuve d’originalité. Dans sa manière de procéder autant que dans les références philosophiques qu’il convoque pour cerner un propos de cette envergure – et d’une extrême importance –, on trouve une sorte de démonstration qui emporte la conviction.
Il y a également dans ce livre un autre aspect auquel il faut être attentif : le style même de lecture, la manière de se saisir des énoncés d’Artaud et de les prolonger, d’y faire écho. Ce que Patrick Wateau montre tout au long de ce livre, c’est, pourrait-on dire, qu’il est partie prenante de cette lecture et qu’il agit en l’occurrence en tant que poète, avec tous les risques inhérents à cette position – des risques qui sont assumés comme tels par l’auteur. « Pour que le seuil du dommage ne soit pas dépassé », dit-il avec précision. On trouvera donc ici peu de références à la littérature critique qui s’est occupée ces dernières décennies d’Artaud ; peu de discussions à ce propos, comme il est habituel dans les travaux universitaires. L’intérêt de ce livre est manifestement ailleurs.
Ici même, le lecteur qu’est Patrick Wateau avance en disant son embarras ; il procède en indiquant les obstacles qu’il rencontre du fait de sa démarche. Il ne passe pas sous silence les complications que suscite son entreprise. Chose essentielle ici à mes yeux : il montre à quel point certains textes d’Antonin Artaud résistent au commentaire ou à l’interprétation ; s’interroge donc sur ce qu’il est possible d’en faire et sur ce que signifie cette situation – sur les exigences qu’elle fait naître obligatoirement. Son souci majeur est d’éviter la violence du commentaire : pour des raisons d’esthétique autant que d’éthique. C’est, à mon sens, ce qui fait la rigueur de son propos ; ce qui en fait la force aussi et lui donne des chances supplémentaires d’être entendu. De cette démarche, on dira qu’elle se confronte à son objet – les Cahiers notamment – en adoptant des rythmes différents de lecture : parfois en déployant le propos par détours successifs, d’autres fois en condensant son argumentation. C’est, pour reprendre un énoncé de Mallarmé, « l’Intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même ».
S’il est vrai, comme je le crois, que l’œuvre d’Antonin Artaud est encore à lire en son entier, le travail accompli par Patrick Wateau dans ce livre peut nous aider dans cette tâche, nous accompagner. Il peut contribuer à faire de nous des lecteurs d’une des œuvres les plus énigmatiques du vingtième siècle.
Jean-Michel Rey