Éditorial
Au tournant des années 1960-1970, le mot travail en vient à désigner non seulement l’activité artistique, mais également son produit. Ce glissement sémantique traduit un changement dans les façons de penser l’art puisque, à la fois aux États-Unis et en Europe, tout un pan du monde de l’art se met à réfléchir à la manière de rendre compte des processus de production des œuvres. Le déplacement de l’intérêt pour l’œuvre comme objet fini vers une prise en compte de plus en plus grande des processus créatifs, entraîne ainsi une redéfinition du statut non seulement de l’œuvre mais aussi des personnes qui en sont productrices. Il intervient dans le contexte du développement du minimalisme, de l’art conceptuel, du process art, de la critique d’art féministe, autant de mouvements de pensée qui réfutent la centralité de l’objet d’art et l’idée d’un isolement de l’artiste dans la société. Le choix du mot travail est motivé par une arrière-pensée politique qui trouve, entre autres, ses origines dans la double tendance marxiste et féministe de l’époque : à la fin des années 1960, il accompagne la volonté d’une part importante du milieu de l’art de se revendiquer comme travailleurs. C’est l’époque où se développent des initiatives collectives, telles que le Canadian Artists’ Representation (CARFAC – Front des artistes canadiens) en 1968, l’Art Workers Coalition (AWC – la coalition des travailleurs de l’art), à New York en 1969, ou encore le Front des artistes plasticiens (FAP) apparu peu de temps avant les États Généraux des Arts Plastiques, à Paris en 1972.
Si la généralisation du terme « travail » dans le vocabulaire artistique traduit une mutation de l’art, cela s’accompagne aussi de l’apparition de nouvelles postures auctoriales, au premier rang desquelles celle de l’artiste-travailleuse ou travailleur. Au fil des décennies, cette posture signifie des manières d’être artiste différentes : de l’assimilation de l’artiste à l’ouvrière ou l’ouvrier et à l’artisane ou l’artisan pour les années 1960-1970, dans la filiation de l’auteur-producteur évoqué par Walter Benjamin dans son article de 1934, jusqu’à la flexibilisation du métier d’artiste, décrite dans les années 1990-2000 par certains sociologues ou économistes (Luc Boltanski, Eve Chiapello ou Pierre-Michel Menger) et qui peut renvoyer à l’idée d’un entreprenariat d’artiste. Quelles que soient ses variations au fil des décennies, la posture de l’artiste-travailleuse ou travailleur perdure au point de représenter une constante dans les discours de l’art depuis les années 1960.
Au même moment, l’œuvre, au sens de ce que produit une pratique artistique, est de plus en plus désigné comme étant un travail. Si le mot semble avoir perdu sa portée politique pendant un temps, celle-ci réapparaît depuis une quinzaine d’années dans les revendications professionnelles des artistes plasticiens et plasticiennes. Reconduisant l’opposition historique entre régimes vocationnel et professionnel de l’art, les récents débats sur la création d’un statut pour les artistes – statut qui réglementerait leurs conditions d’exercice et de rémunération – s’appuient précisément sur le travail et ses enjeux tant politiques que théoriques. Empruntant les définitions du travail en tant que concept philosophique, sociologique, économique ou juridique, les revendications actuelles rejoignent des enjeux qui ont fondé la posture de l’artiste-travailleuse ou travailleur quelques décennies plus tôt. En étant à la fois support et sujet du processus créatif, l’apport du concept de travail entend alors participer à une modification de la création par la mise en exergue de sa dimension (auto)réflexive.
La première partie du numéro permet d’aborder les fondements de l’intérêt récent pour la notion de travail, en s’interrogeant sur certains de ses aspects. Isabelle Mayaud pose ainsi la question de savoir ce qu’est devenu l’atelier d’artiste à notre époque. L’enquête qu’elle mène permet de constater que les espaces de création reflètent une évolution des pratiques qui offre une place de plus en plus importante aux dispositifs de création collective. Au même moment, les lieux ne se cantonnent plus à la définition traditionnelle de l’atelier, isolé, permettant la fabrication de tableaux et de sculptures et se situent de plus en plus dans un continuum d’activités qui vont de la conception de projets jusqu’à leur exposition et donc de l’atelier au centre d’art en passant par l’école d’art ou la friche culturelle.
L’article suivant, dû à Tecla Raynaud, s’intéresse plus particulièrement aux implications sociales des pratiques artistiques participatives. Les artistes de la région Rhône-Alpes qu’elle a étudiés, se trouvent dans l’obligation de jouer différents rôles, éprouvant une tension entre injonctions institutionnelles, objectifs professionnels et place du politique dans leurs pratiques. La question récurrente est celle de leur instrumentalisation éventuelle par d’autres acteurs, notamment à l’échelle des politiques locales, ce qui rend leur action parfois ambivalente.
Le troisième article concerne une autre dimension du travail artistique à notre époque : sa mise en réseau. À travers l’étude de la plateforme DIS et de la délégation GCC, Joan Grandjean nous entraîne au cœur de la trajectoire d’un groupe d’artistes, designers, musiciens et architectes, entre le Koweït et les États-Unis. Il s’agit d’observer la manière dont, au-delà du travail proprement dit, les affinités personnelles et les rencontres fortuites peuvent jouer un rôle primordial dans la carrière des artistes et la valorisation de leurs œuvres.
La deuxième partie du numéro correspond à des études de cas. Le premier, d’Ariane Fleury, concerne la démarche de Chiara Fumai, laquelle peut sembler assez radicale dans ses principes. L’artiste italienne reprend en effet à son compte les textes des années 1960 de Valerie Solanas, incarnant son personnage dans l’espace public, mettant en scène sa notion de « détravail » et questionnant les limites de ce que peut être une intervention artistique.
Les deux derniers textes sont également des études de cas, mais traitant davantage de représentations artistiques du monde du travail que du travail artistique en tant que tel. Le film documentaire Rêver sous le capitalisme de Sophie Bruneau et le roman Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert – analysés par Pascale Borrel – traitent tous deux de l’emploi salarié et font entendre des formes narratives qui se réfèrent à la souffrance au travail, qu’il s’agisse des salariés qui éprouvent cette souffrance ou de ceux qui la génèrent. Enfin, le commentaire que livre Vivien Poltier de La Télévision de Jean-Philippe Toussaint revient sur la mise en abyme de l’activité artistique, dans ce récit de l’incapacité d’écrire qui pose le problème de ce qu’est le travail (et le non-travail) pour un artiste.
Le numéro est complété par un entretien avec Emmanuelle Lainé et un portfolio de la même artiste, ainsi que par une série de comptes rendus.
Jérôme Glicenstein
Octobre 2023