Les technologies numériques, au centre desquelles règne l’intelligence artificielle, sont en voie de peupler le monde d’êtres que la nature n’a pas engendrés, aux aspects et aux compétences de plus en plus proches de ceux de l’espèce humaine. Robots, avatars, humains virtuels et autres entités intelligentes sont sorties du secret des laboratoires pour se répandre et s’immiscer avec une vitesse prodigieuse jusqu’au sein de nos activités quotidiennes. Toujours prêts à réagir aux innovations techniques affectant leur environnement pour accroître leur champ de création, de nombreux artistes ont commencé à se familiariser avec ces artefacts exotiques qui n’avaient pas à l’origine de vocation artistique. Parmi eux, ceux qui œuvrent dans le domaine des arts vivants occupent une place très remarquée pour l’ingéniosité et l’imagination avec lesquelles ils ont adopté ces êtres artificiels, continuant ainsi d’agrandir, à côté de la traditionnelle famille des « arts vivants naturels », la famille des « arts vivants artificiels ». Une famille nombreuse et foisonnante, aux membres très différents, toujours en progrès, en invention, toujours en attente de quelque innovation prodigieuse, pour lesquels la technique n’est pas un épouvantail menaçant, mais une aide précieuse à la création.
Comparées aux techniques classiques, ces technologies sont d’une haute complexité. Ce ne sont ni des matériaux ni des outils un peu plus délicats à gérer que les matériaux et les outils traditionnels, leur caractère totalement différent défie l’imagination et la stimule. Elles produisent des objets techniques dotés d’une individualité et d’une spécificité radicalement nouvelles. Mais ces objets ne sont pas nés de rien. Ils sont issus d’une longue lignée de machines étonnantes – les automates –, qui ont traversé plus de deux millénaires et dont on ne saisit le sens profond que si on les replace dans leur longue genèse.
Quelle paradoxale attraction ont exercée ces automates sur la danse, le théâtre, l’opéra, les marionnettes, le cirque, les grands spectacles de variétés et sur bien d’autres expressions artistiques – des arts qui se veulent vivants et, pour cela, éphémères et fragiles ? Certes, ces arts avaient déjà le goût de l’artifice, des effets spéciaux, des trucages, des machineries extravagantes, qui contrebalançaient et soulignaient la présence charnelle des acteurs vivants, mais les technologies numériques n’étaient pas à l’origine destinées à satisfaire ce goût.
Ce livre se propose de suggérer quelques réponses aux multiples questions que soulève l’apparition de ces nouvelles expressions artistiques à propos de leur origine et de leur histoire, de leur rapport à la science, à la technique et à la culture. Il se propose de comprendre ce qui change et ce qui perdure dans la création artistique quand les techniques se transforment, comment ces arts provoquent de l’empathie ou un rejet chez les spectateurs, comment l’effet de présence se fait ressentir à leur contact, comment de l’expérience esthétique qu’ils font vivre jaillit un plaisir singulier et une palette d’émotions à partager.
Les arts vivants artificiels s’originent dans des pratiques religieuses très anciennes associées à des mécanismes qui sont devenus de plus en plus complexes à mesure qu’ils se sont désacralisés. Perfectionnés par les Grecs, ces mécanismes, souvent de forme humaine, se sont développés tout au long des siècles pour donner naissance aux robots, avatars, humains virtuels et créatures de toutes sortes qui peuplent aujourd’hui notre monde. Ces êtres ne sont pas nés par hasard, ils doivent leur existence à deux pulsions fondamentales de l’espèce humaine qui apparaissent très en amont dans l’évolution du genre Homo, il y a plus de 2,4 millions d’années : la pulsion mimétique qui donne à notre espèce la capacité à imiter, à reproduire par des artefacts toute chose ou être vivant, y compris elle-même, et la pulsion mécanique qui lui confère la capacité de prolonger sa prise sur le monde avec des outils.
Après avoir été imaginés dans la littérature du xixe siècle, et après une création inaugurale d’un robot non humanoïde par le sculpteur et plasticien Nicolas Schöffer en 1956, ce n’est qu’au début du xxie siècle que les robots sortent en nombre des laboratoires et entrent peu à peu dans la danse, lourdement au début, puis plus gracieusement, sous la direction de chorégraphes expérimentés. Les avatars et les acteurs virtuels au corps et aux comportements issus de purs calculs conquièrent des espaces scéniques immatériels, inconnus jusqu’alors, où ils entraînent les spectateurs eux-mêmes, appareillés à des équipements plus ou moins contraignants. Les robots s’essaient aussi au théâtre et jouent, seuls sur scène ou avec des acteurs vivants auxquels ils donnent la réplique. Les avatars récitent du Shakespeare ou du Ionesco et les acteurs virtuels s’invitent dans des spectacles multimédia populaires, au cinéma et dans les jeux vidéo. L’interactivité change en profondeur les relations du public avec les œuvres et les acteurs, parfois même avec la dramaturgie du spectacle. Robots, avatars et acteurs virtuels se mettent aussi à chanter avec des voix de synthèse inégalées. L’immersion modifie les conditions perceptives de réception des œuvres qui engagent le corps entier et la proprioception, les réseaux étendent l’espace scénique aux dimensions du monde.
Le plaisir esthétique et les émotions ressenties par les spectateurs lors des représentations d’arts vivants artificiels jouent sur une gamme étendue. On découvre les plaisirs du numérique comme on avait découvert les plaisirs de la photo, du cinéma et de la télévision. Mais ces plaisirs sont différents des plaisirs et des émotions éprouvées lors des petits spectacles donnés autrefois par les automates. À un émerveillement quasi innocent à la vue de ces habiles mécaniques succède un émerveillement ébloui par le pouvoir des algorithmes, mais aussi inquiet. En même temps que se déploient les arts vivants artificiels, une grande partie des arts contemporains se passionne pour le vivant – pour la vie en tant que principe polymorphe et holistique – qui devient plus qu’un thème à la mode : l’expression d’une impulsion mimétique renouvelée. On fait aussi de l’art vivant artificiel sans robots, sans avatars, avec des ordinateurs ou avec des matériaux biologiques ou végétaux, on dessine sur de l’ADN, on fait des cultures de peau, on communique avec des champignons. Tout se passe comme si les arts vivants artificiels devenaient dans leur expansion illimitée des arts du vivant.
L’art a toujours entretenu une relation plus ou moins serrée avec la science et la technique. Avec leur considérable essor au xixe et au xxe siècle, les peintres avaient trouvé dans les théories qui s’épanouissaient avec elles (théorie de l’évolution, théorie des couleurs, zoologie, géométries non euclidiennes, théorie de l’information, relativité, psychanalyse, sociologie…) des sources d’inspiration originales, des visions du monde audacieuses pour stimuler leur imagination plutôt que des moyens concrets pour les aider à matérialiser leurs œuvres.
Avec le numérique, on assiste à un changement de paradigme. La science pénètre au cœur de l’art sans en avoir l’air, à la manière d’un séduisant cheval de Troie, véhiculée par la technique. Elle continue de lui fournir un imaginaire et des visions du monde encore plus extraordinaires, mais elle lui offre en même temps des moyens totalement inédits et d’une extrême efficacité : les ordinateurs. Les artistes manipulent désormais des technologies capables de simuler, grâce à des algorithmes subtils, d’innombrables phénomènes naturels, en particulier ceux qui sont propres à l’esprit. Les machines acquièrent des organes perceptifs et des « actionneurs » pour agir sur le monde, des formes de pensée, de l’autonomie, tout un éventail de compétences cognitives.
Des scientifiques et des philosophes de grand renom vont jusqu’à déclarer qu’elles auront un jour une conscience. David Chalmers, un philosophe qui travaille sur le problème de la conscience, est persuadé qu’existeront un jour des créatures artificielles plus intelligentes et plus capables que les humains. Ces machines ne sont plus des assemblages de matériaux inertes, mais des sortes d’organismes non carbonés quasi vivants. Par ailleurs, le programme ambitieux du développement de l’intelligence artificielle (IA) ne s’est pas limité à vouloir simuler au plus près les compétences cognitives de l’espèce humaine, il vise également à externaliser ces compétences dans des êtres artificiels, afin de les faire vivre en société et accepter par la société. C’est l’autre aspect de la révolution numérique.
L’approche des œuvres réalisées avec de tels moyens doit en tenir compte. Les technologies numériques traversent et animent pratiquement toutes les autres techniques. Elles remodèlent l’image du monde et elles la scannent sous le faisceau des intelligences qui l’habitent. Jamais les artistes n’ont utilisé une technique dotée d’une telle puissance. Je rappelle que les techniques ne sont pas seulement des modes de production, elles sont aussi des modes de perception, elles sont à la fois savoir-faire et savoir-sentir. Toute technique donne à son utilisateur l’occasion de vivre une expérience perceptive singulière que j’ai appelée l’expérience technesthésique. Elle se manifeste à travers les actes techniques que nous accomplissons et qui transforment notre vision du monde en même temps que nous transformons le monde. Elles constituent le soubassement culturel des sociétés humaines.
Sans être déterminantes dans l’acte de création, elles exercent une pression forte sur cet acte, elles favorisent certains choix esthétiques, en interdisent d’autres. L’hybridation favorise le mixage, l’interpénétration intime de toutes les formes d’expression ; l’immersion et l’interactivité introduisent un mode de réception des œuvres qui n’existait pas auparavant. Le comportement des robots exige d’utiliser des algorithmes d’intelligence artificielle et des connaissances en robotique, les avatars et les acteurs virtuels, des connaissances dans le domaine des réalités virtuelle, augmentée ou mixte. Ce qui entraîne de la part de l’artiste deux façons d’agir : soit il acquiert suffisamment de savoir technique pour mener sa tâche seul, soit il fait équipe avec des scientifiques et des spécialistes du domaine. Ce qui entraîne aussi une relation fructueuse avec la recherche scientifique, la formation de laboratoires réunissant artistes, scientifiques et informaticiens, et, dans les écoles d’art et les universités, la création d’un enseignement adapté. Il est donc nécessaire d’apporter au lecteur une certaine connaissance de ces technologies, tout en se limitant aux principes généraux de leur fonctionnement.
Cet ouvrage s’appuiera aussi sur des concepts, des hypothèses, des connaissances issues des sciences cognitives. Ces sciences – que l’on appelle aussi « sciences et technologies de la cognition » pour souligner la place importante que la technique y prend – sont une fédération de disciplines diverses qui a pour but de traiter l’esprit et la pensée de l’homme comme un objet naturel. Autrement dit, de les « naturaliser », de la même façon qu’un physicien traite un atome ou un médecin traite une maladie, tout en les replaçant dans le cours de l’évolution. Elles s’opposent à une tradition philosophique encore dominante qui considère l’esprit et la pensée comme quelque chose de fondamentalement différent des choses qui constituent le monde, et voit l’art, la création artistique, le plaisir esthétique, comme des choses qui ne peuvent être comprises à partir de l’étude du fonctionnement du cerveau.
Les sciences cognitives ont en outre un double avantage. Elles constituent l’armature même des connaissances et des techniques mises en œuvre dans le développement du numérique et de ses applications – dont les applications artistiques – et elles fournissent des outils conceptuels aux nouvelles théories de l’art, particulièrement appropriés aux arts vivants artificiels. Une sorte de congruence se met en place entre l’organisation technique de l’objet observé et la méthode théorique pour l’observer.
En intégrant des simulations technologiques de l’être humain dans les arts, les artistes importent aussi les questions cruciales qui se posent d’une façon générale aux technologies numériques, à leur incarnation dans des robots et dans des entités virtuelles, à leur devenir, et ils y répondent à leur manière. Ce sont ces réponses que j’ai cherché à rassembler à partir d’une description des œuvres et souvent d’un témoignage des auteurs ou des observateurs. J’ai été frappé par la gravité des questions, des critiques qu’ils expriment et des espoirs aussi qu’ils mettent dans le numérique. On est loin d’un certain art contemporain qui fonde sa valeur sur des exhibitions médiatiques, des effets d’enchères. Mais la variété des œuvres numériques, de leurs formes, de leurs dimensions, est tellement grande qu’il est difficile de les classer, sinon en s’appuyant sur leur technicité. Le lecteur ne trouvera donc pas ici un catalogue des œuvres remarquables, mais un choix qui m’a fait retenir celles qui convenaient le mieux à mon approche, très connues ou découvertes pendant ma recherche.
Prolongeant les recherches que la Grèce antique et quelques autres cultures avaient entreprises en créant les automates, les arts vivants contemporains les relancent avec une énergie renouvelée, nouant avec elles un lien au-delà du temps. Avec cette différence que les automates n’étaient en leur début que d’agréables jouets et des outils de connaissance réservés surtout à une élite. Ceux d’aujourd’hui sont destinés à se mêler à notre vie sociale, familiale et personnelle. Laissant libre cours à toutes les expériences imaginaires et protégés du verdict de la réalité, les arts vivants artificiels seraient le lieu le plus apte où débattre de ces questions et expérimenter des situations jamais vécues. Ces arts auront-ils un rôle à jouer dans la cohabitation des femmes et des hommes d’aujourd’hui avec ce peuple de créatures artificielles en quête d’humanité ? Cette cohabitation aura-t-elle une influence sur le long cours de l’évolution de l’espèce humaine ?