Jacques Neefs
Éternelle genèse
« Je vois que je ne peux compter que sur une seule ressource : la création perpétuelle qui sort de mon encrier ! »
Balzac, à Madame Hanska.
Hugo célébra, lors des funérailles de Balzac, l’unité de l’œuvre de celui-ci comme l’effet d’une « splendide et souveraine intelligence » : « Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine. » Il faudrait en effet pouvoir, de manière sans doute effarante, percevoir ensemble la totalité de l’œuvre, de ses lieux, de ses drames, car la démultiplication des entrées, des univers, des niveaux vaut toujours, en chaque point, en chaque « histoire », par une même force intense de recherche, d’expression, de lucidité : force infiniment « exposante ».
Pourtant, cette œuvre faite d’œuvres nombreuses, qui a littéralement conquis sa propre durée dans le temps de sa publication, et de sa composition progressive, a de ce fait un étrange rapport à sa propre virtualité. Proust faisait de La Comédie humaine l’une de ces œuvres qui « participent à ce caractère d’être – bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes œuvres du xixe siècle ». Ce rapport interminable, épuisant, à la complétude est l’envers même de la nature du projet et de sa construction, par l’idée d’une réécriture des œuvres déjà écrites pour leur réunion dans l’architecture d’un édifice à dessiner encore. Proust imagine « l’ivresse » de Balzac (qu’il prête également à Wagner) « quand celui-ci, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d’un étranger et d’un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l’Évangile, s’avisa brusquement en projetant sur eux une illumination rétrospective qu’ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. Unité ultérieure, non factice ».
On sait que le « coup de pinceau » en question fut en fait le travail colossal des projets successifs de « réunion » des textes, celui des Études sociales à partir de 1837, et celui de La Comédie humaine, à partir de 1840. Il s’agissait toujours, à la fois, de réécrire les textes déjà publiés et de produire les textes encore manquants pour compléter la figure, pour atteindre à l’architecture d’ensemble : « Je consacre le jour à mes nouveaux travaux, et la nuit à perfectionner les anciens. » Stéphane Vachon a montré dans son « beau livre », Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac, le détail de ces stratégies, à la fois scripturales et éditoriales – et vitales, dans le temps complexe de l’élaboration et de la construction progressive du « monument » : « À l’aube des années 1840, Balzac plonge dans une gigantesque entreprise de réécriture et d’écriture complémentaire, qu’il n’achèvera, au bout de 16 volumes (“8 687 pages” et “543 feuilles d’impression compactes” [selon l’évaluation de Roger Pierrot]) qu’en novembre 1846. » Les publications successives sont alors accompagnées des « catalogues » de ce qui est « à venir ». C’est en effet en 1846 que Balzac semble concevoir qu’il est délivré de la révision « rétrospective » de La Comédie humaine, pour se lancer dans des créations nouvelles : « Depuis six ans, j’étais absorbé par les corrections de La Comédie humaine qui me prenait la moitié de mon temps. Maintenant que je puis consacrer tout mon temps à la production littéraire, ce sera tout à fait extraordinaire. Je ferai vingt volumes par an, et deux ou trois pièces. » Le geste génial de la réunion rétrospective ouvre enfin l’œuvre vers l’idée de sa complétude : « Je me suis mis à considérer ce que j’avais encore à écrire pour donner à La Comédie humaine un sens raisonnable et ne pas laisser ce monument dans un état inexplicable. » L’œuvre est ainsi suspendue aux catalogues successifs qui marquent son éternelle genèse, pendant sa création, comme, pour nous, depuis sa dernière publication du vivant de Balzac.
Les études réunies ici s’attachent à quelques aspects spécifiques du mouvement de cette éternelle genèse, sans cependant prétendre « expliquer » le monument. Le propos a été de s’engager à nouveau, par approches singulières, dans cet espace génétique polymorphe que représente La Comédie humaine. Claude Duchet avait tôt indiqué comment la genèse balzacienne représente « un exemple massif de l’inachèvement créateur, qui relance l’écriture et redistribue l’économie des textes, comme s’il s’agissait d’en concrétiser successivement tous les possibles dans un mouvement de totalisation sans totalité ».
Dans « Les chantiers de l’œuvre », Roger Pierrot revient, avec toute la précision de sa connaissance parfaite des écrits balzaciens – tous les écrits, correspondance, textes divers, manuscrits des œuvres, éditions successives –, sur l’importance de la correspondance pour mieux comprendre la genèse des œuvres, tandis qu’Isabelle Tournier propose un regard nouveau sur l’histoire complexe de l’inventaire des manuscrits balzaciens, en rapport avec « ce qu’il faut appeler l’écrire–Balzac, producteur à jet continu d’une matière génétique proprement inclassable. » Jacques Neefs s’attache aux conséquences formelles, dans la conception et le travail de l’œuvre, du passage à un projet « politique » et esthétique global, pour créer un ensemble qui soit « comme un monde », et apporter des modalités nouvelles d’intelligibilité du monde moderne conçu comme « mobilité » nouvelle.
Dans « Architectures », Claire Barel-Moisan étudie en détail comment « les déplacements d’œuvres dans La Comédie humaine », déplacements au sein d’une série, ou déplacements entre étages de La Comédie humaine, montrent la relative fragilité de l’architecture balzacienne et conduit à l’idée d’une « architecture plurielle », mobilisable pour de multiples possibles. La gestion minutieuse des « épreuves » – si remarquablement complexe – telle que Michel Lichtlé l’analyse, est à la fois une modalité fabuleusement féconde d’invention, en même temps qu’un danger pour les fins de l’œuvre : l’écrivain et l’éditeur ne jouant pas le même jeu. Enfin, Andrea Del Lungo montre comment les stratégies complexes, et réversibles, d’ouvertures relèvent moins d’un monde à décrire que d’une écriture qui cherche son énergie propre, son cours particulier, sa compétence singulière.
Nous avons choisi de présenter en fin trois « Genèses singulières » pour relever les détails de l’invention qui caractérisent le travail de l’écriture, dans son mot à mot, pour demeurer au plus près du travail de l’invention. Éric Bordas présente la « dramaturgie de l’écriture » balzacienne, telle qu’elle s’exerce dans « les avant-scènes du théâtre », et décèle ainsi une singulièrement féconde tension entre écriture du roman et écriture pour le théâtre. Susi Pietri montre comment le très remarquable et énigmatique texte du Chef-d’œuvre inconnu problématise dans sa fiction même les dédoublements et redoublements de la genèse d’une œuvre, comment le conte porte, en sa conception et en sa réalisation, « le combat des écritures qui se combattent l’une l’autre ». Enfin, Anne Herschberg Pierrot, étudiant le dossier de genèse de l’étonnant texte de La Fille aux yeux d’or, montre, dans le détail, l’art balzacien de l’amplification, de la mise en relations des choses observées, des aspects de la vie commune, dans le cadre d’une référence majeure à la Divine Comédie, selon des modalités rhétoriques qui font la force d’une conception imaginaire particulièrement lucide, saisissante, et éclairante, des mondes sociaux, le « travail du style se confondant avec le travail de l’œuvre ».
L’idée du « monument » réside en effet dans chaque instant de sa conception.
Page suivante : Modeste Mignon, épreuves et placards avec additions et corrections autographes (Lov. A 151, f. 35 ro) © Fonds Lovenjoul, Bibliothèque de l’Institut, Paris. Photo © RMN/Grand Palais (Institut de France), Mathieu Rabeau. Voir ci-après l’article de Michel Lichtlé, « La gestion balzacienne des épreuves », p. 126