Introduction
Bruno Clément
S’il est si difficile de parler de Beckett, c’est sans doute et avant tout qu’il est l’auteur d’une œuvre complexe et variée ; mais c’est aussi que les préoccupations formelles qu’il a très tôt formulées et auxquelles il n’a jamais renoncé ont été souvent oubliées, sont en tout cas restées longtemps inaperçues de la plupart des commentateurs, la critique ayant en effet, et ce dès le début de son succès, dans les années 1950, été surtout sensible à sa « philosophie », à sa proximité avec les courants intellectuels ou culturels de son temps ; c’est peut-être enfin que Beckett, à la différence de tant d’artistes autour de lui, a donné très peu d’indications pour aider ses lecteurs : pas d’interviews, pas de préfaces, pas de postfaces, pas de réactions aux lectures et analyses de ses livres ou de ses pièces par les critiques. Les commentaires qu’il a faits sur son œuvre sont très rares, et souvent sujets à caution – car sans autre garantie d’authenticité que la confiance qu’on peut accorder à ceux qui en auraient été les destinataires ou les témoins.
La diversité des activités de Beckett, auteur non seulement de pièces de théâtre, mais de pièces pour la radio, pour la télévision, de films, de romans, de nouvelles, de poèmes, de dialogues, d’essais sur la peinture, sur la littérature, de textes plus ou moins expérimentaux, de traductions du français vers l’anglais (il a traduit les poètes : Rimbaud, Éluard ; le moraliste Chamfort ; et bien d’autres), de l’anglais vers le français (se traduisant alors lui-même), cette diversité formidable est une autre raison de la difficulté devant laquelle on se trouve quand on éprouve le désir d’appréhender cette œuvre de façon à la fois globale et cohérente.
Il n’est d’ailleurs pas facile – et sans doute même pas légitime – de parler de l’œuvre de Beckett comme si ce singulier ne faisait pas problème. Beckett n’a certes pas écrit deux œuvres, mais il a écrit deux fois une œuvre unique ! Une fois en anglais (ou en français), une fois en français (ou en anglais). Et il est bien rare de lire des études ou des commentaires critiques qui envisagent les deux versions de cette œuvre malgré tout unique.
Il faut ajouter à ces raisons que, paradoxalement, le prix Nobel de littérature qui lui a été attribué en 1969, insistant sur l’aspect humain, voire humaniste de l’œuvre, n’a sans doute pas aidé non plus à son examen formel. On essaiera ici de faire sa part à chacune de ces deux dimensions, en mettant l’accent sur le projet esthétique de Beckett, réellement plus mal connu.
Alors qu’on réduit le plus souvent l’œuvre de Beckett à son théâtre (un théâtre dont on ne cite, ne joue, ou n’étudie que quelques pièces devenues plus ou moins classiques : En attendant Godot, Fin de partie, Oh les beaux jours), le parti pris ici est d’envisager, malgré la brièveté de ce petit livre, la totalité de l’œuvre de Beckett. Non pas tant par souci d’exhaustivité que par volonté de redresser quelques erreurs, de dissiper un certain nombre de malentendus, même sur la partie de l’œuvre la plus connue. Les pièces les plus célèbres ont elles-mêmes beaucoup à gagner d’une mise en relation avec les pièces moins bien connues, comme d’ailleurs avec le reste de l’œuvre (les romans, les poèmes, les films, etc.) qui les éclaire autant qu’elle en est éclairée.
Car Beckett, disons-le dès à présent, est sans doute l’un des auteurs à propos desquels circule le plus grand nombre d’idées reçues.
Il n’est pas vrai par exemple qu’il ait jamais abandonné l’anglais (langue maternelle de tous les Irlandais nés vers le début du xxe siècle) pour le français : il n’a jamais cessé d’écrire en anglais, même si cette langue est devenue, dans les années 1950, l’une seulement de ses deux langues d’expression.
Il est pour le moins contestable, de même, que Beckett soit un représentant significatif du courant philosophico-littéraire que les critiques ou historiens de la littérature ont appelé « absurde » : non seulement il l’a lui-même toujours contesté, mais il a œuvré à ruiner tout souci de vouloir signifier quoi que ce soit – fût-ce l’idée que rien ne signifie.
Autre malentendu : Beckett n’est pas le moins du monde un « écrivain philosophe », et ce serait grandement simplifier les choses, ce serait même être gravement infidèle à cette œuvre que d’en faire une œuvre « à thèse » ou à concept : s’il est vrai que Beckett a relativement souvent cité les philosophes, qu’il connaissait bien ; s’il est vrai que les philosophes de son temps (Deleuze, Badiou, par exemple) l’ont souvent commenté, interprété – presque toujours d’ailleurs pour en faire un auteur dont les propositions se rapprochaient des leurs – il faut se souvenir que Beckett lui-même n’a jamais manqué de se démarquer des philosophes qu’il citait, voire d’ironiser sur leurs prétentions comme sur leurs conclusions.
Cinq chapitres organisent cette présentation. Le premier est consacré au bilinguisme de l’œuvre, qu’on aura soin de distinguer du bilinguisme de l’homme Beckett. La thèse défendue ici est que le bilinguisme n’est pas le moins du monde anecdotique, qu’il contribue à la singularité insigne d’un projet esthétique qu’on s’efforcera donc de reconstituer et de présenter dans ses grandes lignes.
Le second chapitre envisagera la question, souvent abordée par les critiques depuis les années 1950, des affinités que Beckett pouvait avoir avec l’absurde. S’il n’est pas question bien sûr de nier cet aspect de l’œuvre, on essaiera de montrer qu’à trop la mettre en avant on risque d’oublier les préoccupations formelles d’un auteur pour qui elles ont toujours été au premier rang.
Le troisième chapitre traitera de l’art de Beckett romancier. Au début des années 1950, en même temps qu’il s’essaie pour la première fois au français en écrivant En attendant Godot, la pièce qui le fera connaître, Beckett publie une trilogie romanesque qui non seulement permet de lire autrement son théâtre, mais qui inaugure aussi un art du récit totalement neuf – bouleversant l’esthétique romanesque traditionnelle au moins autant que Godot a bouleversé l’art dramatique. Beckett a travaillé parallèlement à En attendant Godot et à Molloy, Malone meurt, L’Innommable, les trois romans qui constituent cette trilogie. C’est en réalité le même projet qui dans les deux cas est mis sur le métier, les mêmes principes esthétiques qui sont mis en œuvre. Il s’agit de restituer cette cohérence, de donner un sens à cette simultanéité et d’interroger les choix formels adoptés ici et là.
Le quatrième chapitre est consacré à l’aspect de l’œuvre de Beckett qui est sans doute le mieux connu : le théâtre. Mais l’œuvre dramatique sera elle aussi envisagée dans le contexte d’un projet formel novateur et bouleversant. Ce qui n’empêchera pas de la replacer aussi dans une tradition dramatique que Beckett connaissait mieux que personne et par rapport à laquelle il ne cesse de se situer, même s’il le fait parfois ironiquement.
Dans le dernier chapitre est abordée la question, obsédante pour Beckett, de l’imagination, de la nature des images, qu’elles soient visuelles ou mentales, qu’elles relèvent du souvenir, du rêve, du fantasme ou de la « fantaisie » – un mot auquel Beckett, qui l’emprunte à la tradition romantique anglaise, essaie de redonner vigueur et pertinence. Cette évocation du versant visuel de l’œuvre sera l’occasion de faire le point sur la différence des approches philosophique et littéraire.
D’une façon générale, on trouve donc ici tous les thèmes, tous les objets théoriques ou génériques qui ont occupé Beckett et ont contribué à faire de lui l’un des écrivains les plus étudiés aujourd’hui, que ce soit en France ou dans le monde. Mais ils sont évoqués avec le souci de rendre compte, autant que des œuvres particulières, abondamment citées, du projet esthétique absolument original dont le bilinguisme n’est que l’une des faces.