introduction
La manière dont nous concevons l’espace a joué un rôle fondamental dans notre évolution comme espèce, informant nos fonctions vitales élémentaires comme la pensée abstraite, l’imagination, certains aspects de notre mémoire et même du langage, de sorte que l’on peut affirmer que nous sommes des « êtres spatiaux » en esprit, aussi bien que dans nos corps (Bond 2020 : 2). La conscience spatiale et la capacité de « naviguer » dans l’espace font en quelque sorte partie de notre ADN. « Où suis-je ? », « Où vais-je ? », « Comment y vais-je ? », « Quel est mon lieu d’appartenance ? » sont des questions cruciales pour notre existence et notre survie. Aujourd’hui, nous évoluons dans un monde où il n’est plus possible de voyager sans savoir de manière certaine où nous nous trouvons. L’immense majorité de la population mondiale est devenue sédentaire, nous ne vivons plus dans la peur des prédateurs ou de ne pas trouver de nourriture pour survivre. Pourtant, au fond de nous-mêmes, nous sommes restés des « wayfinders » (Bond 2020), des « trouveurs de chemins », équipés du système cognitif nécessaire pour découvrir le monde autour de nous, pour retrouver le chemin de la maison ou de lieux qui ne nous sont pas familiers. La contrepartie de cette exploration mentale est notre propension à esquisser une sorte de carte des lieux lorsque nous arrivons dans un lieu inconnu où nous cherchons à nous retrouver. Nous visualisons la situation, esquissons tel ou tel itinéraire à partir de la carte virtuelle que nous avons dessinée en pensée et décidons finalement d’emprunter telle ou telle direction (Benoist 2018 : 16). Nous avons donné une extension technique à cet outillage cognitif en inventant des artefacts qui nous permettent de transformer un lieu non familier en un terrain d’action ou d’intervention potentiel. Produire des cartes est notre réponse à une « impulsion cartographique » première (Krämer 2016 : 95), celle qui nous incite à chercher notre chemin dans une ville inconnue, à mesurer la distance entre des lieux distants, à comparer des lieux ou des itinéraires, à reconnaître les formes d’un paysage, à acquérir une connaissance de notre environnement… autrement dit, à nous orienter dans le monde.
La meilleure définition moderne d’une carte est peut-être celle qu’en donnait Brian Harley en 1987 : « une représentation graphique permettant une compréhension spatiale des choses, des processus ou des concepts, des conditions ou des événements du monde humain » (Hessler 2015 : 6). Aussi évocatrice soit-elle, cette définition ne dit cependant rien de l’expérience qui consiste à regarder une carte ou à l’utiliser, rien non plus de l’origine des cartes ou du pouvoir de fascination qu’elles exercent. Or tout cela fait partie intrinsèque de leur définition. La production d’une carte suppose plusieurs étapes, dont la première consiste dans « les relevés, les mesures, les prises de notes, les croquis préparatoires, les calculs de distance et de projection, etc. » (Nègre 2019 : 38). Traditionnellement, c’était l’arpenteur qui accomplissait ce travail, l’arpentage ayant longtemps été la technique la plus aboutie pour mesurer l’espace et se familiariser avec lui, avant d’être supplanté ou complété par l’imagerie satellite. Ce travail préparatoire est suivi d’un travail de traduction visuelle et graphique qui permet de produire une configuration iconique. Aujourd’hui cependant, la majorité des cartes n’est plus réalisée à la main, les lignes de projection ne sont plus tracées à la règle mais générées par ordinateur. Elles ne s’appuient plus sur les mesures de l’arpenteur mais sont des calques de matériel ancien combinés avec des mises à jour obtenues par des observations et arpentages récents : elles se caractérisent donc par une irréductible hétérogénéité temporelle. La dernière étape dans la production d’une carte est sa lecture. Pour fonctionner, les cartes doivent être correctement manipulées et interprétées, suivant des règles qui ne sont pas toujours explicites. Nous devons pouvoir tenir la carte devant nous, l’observer, comprendre qu’elle est la représentation d’un certain espace, connaître les conventions sur la base desquelles elle a été réalisée, déplacer notre regard et/ou nos doigts sur certaines de ses portions en imaginant quelles actions possibles y correspondent et, enfin, nous devons imaginer le trajet qui nous permettra d’atteindre notre but. Lire une carte est en soi une activité de connaissance qui exige la collaboration de plusieurs de nos systèmes cognitifs (vision, toucher, facultés psychomotrices, interprétation, etc.) afin d’atteindre un objectif qui est lui-même cognitif : nous orienter dans l’espace.
Comme toutes les technologies cognitives, les cartes doivent leur efficacité au fait d’opérer une réduction cognitive et existentielle du monde vécu, qui nous permet de visualiser l’espace, de l’explorer physiquement et mentalement, d’y projeter cognitivement nos mouvements ou nos expériences de pensée, de nous orienter, de « faire des plans ». C’est ce que nous rappelle le « plan de ville », qui est une extension du plan d’architecte où est décrite « la future implantation spatiale d’un bâtiment qui n’existe pas encore, et auquel le monde devra se conformer. Le plan est ainsi un plan d’action […] » (Bonin 2014 : 54). Le plan se distingue de la carte par le fait d’être à la fois « un modèle du monde et de servir de modèle au monde ». Si la carte n’est pas à proprement parler un plan, elle est néanmoins liée à une forme d’action puisqu’elle permet d’opérer dans l’espace aussi bien physique que cognitif.
C’est l’abstraction de l’image cartographique qui fait sa force et son attrait, offrant au regard l’interprétation d’un espace donné et/ou des activités humaines qui s’y déroulent. Les cartes sont des « images opératoires », selon l’expression de Sybille Krämer, sous laquelle elle subsume également les diagrammes et les écritures. Les images opératoires sont des images « utiles » dont la fonction est avant tout pratique ou théorique : elles peuvent servir à l’orientation, comme les cartes, à la connaissance, comme les diagrammes, ou à la communication, comme les écritures. Dans tous les cas, elles se caractérisent par leur caractère référentiel et leurs propriétés iconiques (Krämer 2009 : 103). Toutes les cartes sont prévues pour être utilisées, quel que soit l’objectif poursuivi : la randonnée ou la navigation routière, l’aménagement du territoire ou la recherche d’informations dans un atlas, la conquête de nouveaux territoires ou la figuration de phénomènes naturels. Une de leurs propriétés fondamentales est de posséder un contenu propositionnel engageant un rapport à la vérité. Ce sont des « affirmations visuelles » qui produisent une forme d’évidence dans la mesure où elles rendent visible ce que l’humain ne peut voir à l’œil nu : la configuration topologique d’un espace. Même lorsqu’elles sont erronées ou mensongères, qu’elles trompent ou induisent en erreur, les cartes engagent un rapport fondamental à la réalité et à la vérité (Krämer 2009 : 104). Si toutes les images se présentent à nous sous la forme de surfaces bidimensionnelles, les images opératoires ont ceci de particulier qu’elles renoncent aux illusions de la perspective et à toute forme de tridimensionnalité. En revanche, elles font jouer un rôle crucial à la localisation spatiale, à la directionnalité et à l’extension, qui sont des paramètres essentiels de la pensée iconique. La spatialité est une forme d’argumentation topologique qui possède une fonction épistémique propre à toutes les images : la cosimultanéité de contenus différents dans un espace commun, qui permet d’avoir une vision synoptique, de reconnaître dans la plénitude du divers des égalités et des écarts, de distinguer des relations et des proportions, des motifs. L’hétérogène trouve la possibilité d’une homogénéisation, ce qui est la condition pour que des relations intelligibles puissent être établies entre des objets disparates ou des lieux distants.
La carte rend visibles des relations qu’une description verbale n’aurait pu mettre au jour, elle se comprend mieux lorsqu’elle est regardée comme une image que commentée verbalement. En cela, elle peut être rapprochée du diagramme qui, comme elle, ne se contente pas de montrer ou de dire mais qui fait aussi quelque chose : il montre et effectue à la fois, conjoignant ainsi iconicité et opérativité. Iconicité parce qu’il entretient une relation d’analogie – de ressemblance ou de similitude – avec l’objet qu’il cherche à cerner. Relation analogique, et non mimétique, car il n’y a jamais d’adéquation parfaite entre le diagramme et son objet, entre la carte et le territoire. La carte déforme nécessairement le territoire : la projection, le point de vue zénithal, la réduction à une échelle donnée conduisent à une sélection des données géographiques et à leur schématisation ; de même, l’usage de symboles codifiés et conventionnels opère une transformation du réel qui justifie la célèbre formule de Nelson Goodman : « Il n’existe aucune carte complètement adéquate, car l’inadéquation est intrinsèque à la cartographie […]. Une carte est schématique, sélective, conventionnelle, condensée et uniforme » (Goodman 1972 : 15). Or, c’est précisément parce qu’elle est fondamentalement distincte du territoire que la carte est efficace ; c’est l’écart avec ce qu’elle mesure qui lui permet de produire un savoir sur l’espace, un espace qu’elle génère en même temps qu’elle le donne à connaître.
Mais avant d’être un artefact cognitif, la carte est un objet technique, une médiation matérielle qui dépend d’une « grammaire » grâce à laquelle elle peut être encodée, cryptée puis déchiffrée. Utilisant différents types de symboles et de graphismes, la carte est un objet hybride, un mixte de verbe (la légende, les toponymes) et d’image (les lignes, les figures) qu’elle combine dans des proportions variables pour faire émerger un fonctionnement sémiotique spécifique (Krämer 2006 : 80). À mi-chemin entre la science et le dessin d’art, la carte peut revêtir des formes complexes et changeantes qui incluent de multiples variétés d’expression graphique et de présentation. L’immense potentiel créatif et l’inaltérable pouvoir de la cartographie proviennent de la présentation artistique et graphique choisie par le cartographe, depuis les pierres sculptées de l’Antiquité et les tablettes de bois gravées de la Renaissance, jusqu’à l’infinie variété des visualisations informatiques contemporaines qui cartographient de vastes ensembles de données sur les interactions sociales.
Avec l’apparition des ordinateurs, la découverte de nouveaux algorithmes mathématiques plus rapides, la naissance de l’imagerie satellite et l’usage généralisé du GPS (géo-positionnement par satellite), la définition de ce qu’est une carte s’est élargie. À ces innovations technologiques se sont ajoutés les bouleversements géopolitiques et l’impératif communicationnel d’une mise en réseau universelle qui ont induit une généralisation du terme « cartographie », dans des usages souvent métaphoriques (Maleval et al. 2012 : 9). Le mapping, notion dont l’extension métaphorique s’est lexicalisée en anglais, a favorisé l’exportation de la méthode cartographique au-delà de son domaine d’origine (gestion des données, marketing, médecine, technique, météorologie, informatique, analyse littéraire, etc.), lui faisant perdre du même coup son ancrage territorial ainsi que l’une de ses spécificités logiques et historiques : la prétention à la localisation. En termes mathématiques élémentaires, mapping s’emploie pour désigner une correspondance entre deux ensembles, qui assigne à chaque élément du premier une contrepartie dans le second. Autrement dit, le mapping correspond à une relation de correspondance entre deux cartes. Aujourd’hui, ce terme renvoie plus largement à une technique cartographique visant à représenter des idées, des concepts ou des données sous une forme graphique afin d’organiser visuellement les informations et de faire émerger une connaissance inédite. Investi par de nombreuses disciplines, le mapping a transformé la cartographie en travelling concept qui n’a plus grand-chose de commun avec les cartes physiques de son domaine d’origine, la géographie. L’investissement de la cartographie et de la géographie par d’autres disciplines soulève plusieurs questions qui touchent à la pertinence des emprunts conceptuels opérés, à leur possible fécondité heuristique mais aussi au risque de leur faire perdre leur opérativité. Comment jouer correctement le jeu du dialogue interdisciplinaire ? Et surtout, de quel dialogue parle-t-on ici ?
Celui que l’on propose engage trois interlocuteurs : la carte, le diagramme et le texte littéraire. Dans ce triangle, le diagramme joue le rôle de tiers médiateur : toute carte est en effet une sorte de diagramme qui permet de modéliser le réel grâce à une présentation spatiale et iconique de ses relations constitutives. À son tour, tout texte littéraire peut être vu comme un dispositif de modélisation du réel qui exploite les propriétés iconiques du langage pour faire émerger un temps, un espace, un monde. Envisagés sous l’angle cognitif, textes, cartes et diagrammes révèlent de nombreuses propriétés communes, au premier rang desquelles se trouvent l’iconicité, la spatialité et la figurativité. S’il n’est pas facile de donner une définition univoque du diagramme, c’est qu’il a fait l’objet de multiples théorisations qui insistent tour à tour sur sa capacité à ouvrir un espace de pensée, à médier entre l’actuel et le virtuel, à abréger le raisonnement en le visualisant, à préparer l’avènement de la figure ou encore à expliciter les relations entre le Tout et les parties. Étymologiquement lié aux notions de ligne et d’inscription, le diagramme désigne à l’origine l’inscription par des lignes, le fait de marquer par des traces, comme celles que le crabe laisse sur le sable par exemple. Sa fonction la plus générale est de rendre pensable et compréhensible quelque chose dont on n’aurait pu parler en passant par la représentation verbale. Le diagramme a pour noyau opératoire une pratique modélisatrice qui consiste à traduire l’intuition en termes visuels et spatiaux via un support matériel. Il vise cependant moins à visualiser qu’à spatialiser les relations auxquelles il donne accès par une modalité particulière d’abstraction représentative. S’il appelle immédiatement l’idée de graphisme, c’est au sens large de ce terme : comme la carte, le diagramme est un objet hybride, un mixte d’écriture et de dessin dont les capacités cognitives dépassent celles de chacune de ces deux classes de signes. Objet intermédial, il se définit par une tension entre montrer et dire, entre visibilité et lisibilité.
Charles Sanders Peirce, principal théoricien du diagramme, lui attribuait quatre propriétés essentielles : l’iconicité, le caractère relationnel, la médiation entre le sensible et l’intelligible, et le schématisme. Défini comme une icône de relations, le diagramme ne représente pas son objet mais il le construit, afin de pouvoir formuler une hypothèse sur lui, et éventuellement faire surgir une vérité inattendue à son propos. L’opérativité du diagramme est étroitement liée à son organisation topologique qui donne à voir des hypothèses inscrites graphiquement dans son réseau de lignes, hypo-thèses qui s’offrent à l’observation, à la manipulation, voire à l’expérimentation. Pour être abstraites et formelles, ces relations n’en exigent pas moins une présentation sensible, ce qui fait du diagramme un médiateur entre imagination et raisonnement, intuition et concept, conformément à la fonction qu’Emmanuel Kant attribuait au schème. Le diagramme ne peut donc être réduit à un dispositif qui serait simplement identifiable par des flèches, des symboles, des chiffres ou des axes cartésiens, comme dans le cas du schéma ou du graphique, sinon il engloberait toutes les visualisations caractérisées par une certaine organisation topologique. Il s’agit plutôt d’un régime de pensée singulier où s’articulent opérativité et visualité, figurativité et calcul, pensée visuelle et essai en acte, réel et virtuel. À la fois instrument, objet et site de la pensée, le diagramme permet de réfléchir au dialogue intime entre pensée et espaces émergents. Peirce attribuait son efficacité à sa dimension fictionnelle, ce qui lui permettait du même coup de rapprocher l’activité diagrammatique de l’activité romanesque :
Le travail du poète ou du romancier n’est pas tellement différent de celui de l’homme de science. L’artiste introduit une fiction, mais ce n’est pas une fiction arbitraire, elle exhibe des affinités que l’esprit approuve en déclarant qu’elles sont belles, ce qui, sans être exactement la même chose que de dire que la synthèse est vraie, relève de la même espèce générale. Le géo-mètre trace un diagramme qui est sinon exactement une fiction, du moins une création, et l’observation de ce diagramme le rend capable de synthétiser et de montrer des relations entre des éléments qui semblaient n’avoir auparavant aucune connexion nécessaire entre eux. (Peirce 1931-1935, 1 : 383)
Peirce ouvre ici la voie à une extension de la pensée diagrammatique au-delà des frontières de la science, dans le champ plus général de la créativité humaine. Mettant nos pas dans les siens, nous nous proposons d’étudier les rapports entre schématisme de la carte et schématisme du texte. Si ces deux schématismes ne sont pas de même nature, ils peuvent cependant être rapprochés du fait qu’ils opèrent, chacun à sa manière, une synthèse figurative qui permet de jeter un pont entre l’imagination et l’entendement. Écrire un roman et dessiner une carte sont des activités configurantes qui consistent à instaurer des relations intelligibles entre des éléments hétérogènes (lieux, actions, objets), autrement dit à élaborer des configurations iconiques. Les cartes, comme les romans, font émerger des espaces inédits en organisant une relationnalité, un agencement fonctionnel de rapports. Tout texte peut être appréhendé comme une modélisation iconique des relations qui structurent le monde de notre expérience. Le roman, en particulier, peut être envisagé sur le mode diagrammatique, comme une « icône de relations » qui est dans un rapport d’analogie avec les relations qui organisent le monde de référence. Avec les diagrammes et les cartes, les textes littéraires partagent également leur spatialité, malgré ce que suggère l’image du fameux « fil du récit ». Le fil en effet possède une propension à se tisser, à se mailler, à se nouer avec d’autres lignes pour former un réseau, une surface ou un tissu, réactualisant ainsi l’étymologie du mot « texte » qui a commencé par être un tissage de différents fils, donc un espace, avant d’être réduit au fil du récit.
Textes, cartes et diagrammes partagent également un mode opératoire commun, qui se situe dans les relations de la pensée avec le visible. Si toute carte se prête à la lecture, symétriquement, la littérature possède une puissance de visualisation qui lui permet de mettre sous les yeux du lecteur toutes sortes de configurations visuelles : en tissant son réseau de figures, en élaborant ses constellations d’images, en exploitant et en magnifiant les propriétés iconiques du langage, le texte littéraire invite le lecteur à voir et pas seulement à lire. De même, « la carte se donne à lire autant qu’à voir, c’est un objet tout à la fois visible et lisible » qui, à sa façon, peut être envisagé comme « une écriture du monde […]. Ne parle-t-on pas de “lecture de cartes” ? N’oublions pas que la géo-graphie est elle-même une écriture de la terre, Erdbeschreibung » (Collot 2018 : 118). Si cartes et diagrammes permettent d’augmenter les possibilités d’élucidation visu-elle, ils favorisent aussi les tendances à l’abstraction et à la schématisation. Or, contrairement à ce qui est généralement admis, ces tendances ne sont pas nécessairement synonymes d’appauvrissement, elles peuvent aussi être un moyen de densifier, d’intensifier la signification, en se dérobant à l’extériorité des choses pour révéler les forces intimes qui les travaillent et nous permettre de ressentir leur affectivité, leur pulsation, de l’intérieur. Parlant du paysage en Chine, François Jullien exprime très bien cette idée : « Le paysage […] s’exhale (s’exalte) de sa physicalité parce que, moins dense […], il s’intensifie, et c’est en quoi il se promeut en paysage : il ne s’abstrait pas du concret […], mais s’extrait de sa concrétion comme s’extrait le parfum des fleurs : […] en ne se laissant plus cantonner dans quelque matérialité que ce soit, mais en s’en décantant » (Jullien 2014 : 134). L’abstraction et la schématisation sont aussi des caractéristiques du roman : le monde diégétique est toujours un monde incomplet, sous-déterminé, qui résulte de la sélection d’un certain nombre de traits pertinents à l’exclusion des autres. C’est pourquoi l’expérience vécue dans les romans paraît toujours plus dense que celles que nous vivons au quotidien : le roman est un modèle réduit des relations qui organisent notre expérience, un condensateur et un densificateur de notre expérience commune. La mise en relief de l’abstraction n’entraîne donc pas l’éclipse de l’imagination ou de la sensibilité, pas plus qu’elle n’entraîne l’élimination de la subjectivité. On le verra avec les cartes-diagrammes d’Alexander von Humboldt, qui tirent précisément leur valeur ajoutée de leurs éléments subjectifs et de l’effet cognitif qu’ils produisent. C’est dire que l’on ne peut simplement opposer l’objectivité de la carte à la subjectivité de l’écriture littéraire, comme le font parfois les approches géocentrées. Littérature et cartographie ne sont pas deux approches antinomiques de l’espace qui renverraient respectivement au réel et à l’imaginaire, à l’objectivité et à la subjectivité, au sensible et à l’intelligible. Les cartes ne peuvent être vues simplement comme des formes rationalisées et objectives d’un territoire irréductiblement subjectif, qu’elles réduiraient au visible en fournissant de lui une vision aérienne et panoramique reconstituant une étendue continue et homogène. En retour, l’usage littéraire de la carte ne revient pas nécessairement à la détourner de son usage cognitif (lequel ne se limite pas à la connaissance d’un espace référentiel) pour en exploiter les potentiels imaginaires ou poétiques. La littérature sait très bien combiner tous ces usages selon des visées qui peuvent être aussi bien esthétiques, cognitives que critiques, voire tout cela à la fois. Dès qu’on les envisage au prisme de la raison diagrammatique, la carte et le texte cessent de s’opposer pour nouer des relations complexes, qui renvoient avant tout à leurs capacités d’élucidation de l’espace.
Cette idée sera le fil rouge qui reliera les différents chapitres : partant d’un essai d’épistémologie de la carte et du diagramme, nous ferons ensuite un rapide survol des approches géocentrées de la littérature pour montrer à la fois ce que nous leur devons, et ce qui nous en sépare. Ce qui nous conduira au cœur de notre sujet : les cartographies diagrammatiques élaborées par la littérature. Ces carto-graphies ont ceci de particulier qu’elles visent moins tel ou tel référent géographique que l’espace dans sa plus grande généralité, qu’il soit abstrait ou concret, naturel ou construit, géométrique ou géographique. Avec Hanns Zischler, nous verrons ce qui sépare un croquis topographique, dessiné à la main, des cartes produites par ordinateur qui transforment notre relation au lieu, à la mémoire et aux histoires. Avec César Aira et Bruce Chatwin, la carte devient carte de trajet, le voyageur et sa ligne se confondant pour devenir une seule et même chose. Pour cartographier les lignes virtuelles tracées par ceux qui se déplacent dans l’espace, la ligne s’impose comme un outil idéal. Non seulement en raison de son caractère dynamique mais aussi de sa propension à faire réseau, à mailler l’espace d’un entrelacs vivant d’où émergent des lieux habitables sur lesquels on peut raconter des histoires. Le chapitre suivant sera consacré à Humboldt, qui a montré comment la perspective paysagère conditionnait notre approche perceptive au point de nous faire voir le monde « en paysage », comme un « tableau de la nature ». En faisant du paysage un concept scientifique, le savant allemand a restitué une dimension esthétique au sein de la géographie, et ainsi contribué à réinventer la cartographie moderne. Avec Michel Houellebecq, ce n’est plus le paysage qui est « artialisé » mais la carte elle-même qui est transformée en objet d’art surpassant le territoire en beauté et en intérêt. Inversant ainsi les relations généralement admises entre la carte et son référent, le roman nous invite à remettre sur le métier la question de la représentation qui est au cœur de l’art comme de la cartographie. Le dernier chapitre nous fera passer de la carte dans la littérature aux cartes de la littérature, c’est-à-dire aux méthodes de visualisation cartographique de la littérature, qui posent en dernier ressort la question du numérique et de son impact sur les objets littéraires à l’ère des big data.