Introduction
Les termes « concept » et « conceptuel » ont souvent été utilisés pour désigner des pratiques relatives à un groupe restreint d’artistes évoluant à New York à la fin des années 1960 (artistes souvent liés à la galerie de Seth Siegelaub). Ces termes ont simultanément été l’objet de multiples malentendus dans le domaine des arts visuels, depuis l’avènement de ce groupe d’artistes ; ne serait-ce que parce que leur pratique a rapidement été réduite au primat de l’idée sur la forme, à une époque où la centralité de l’objet d’art était en question. Il est vrai que le postulat initial de cette mouvance était avant tout celui d’une équivalence entre l’œuvre et son caractère linguistique, faisant d’elle une proposition analytique. Pourtant, l’idée d’un art conceptuel peut aussi renvoyer à une « autonomisation de l’état conceptuel » de l’œuvre, pour reprendre les mots de Jean-Marie Schaeffer, laquelle dépend également de son contexte de réception ; comme en témoigne la définition du conceptualisme de l’artiste et théoricien Luis Camnitzer, évoquant « des œuvres et des pratiques qui, réduisant radicalement le rôle de l’objet d’art, ré-imaginent ses possibilités vis-à-vis des réalités sociales, politiques et économiques dont il est issu ».
Il peut être intéressant alors d’étendre cette compréhension, jusqu’à considérer que la dimension conceptuelle de l’œuvre renvoie à une définition plus générale, qui toucherait aussi à d’autres pratiques artistiques, y compris au-delà des arts visuels. À partir de cette idée d’une « autonomisation de l’état conceptuel » de l’œuvre, il s’agit de déplacer l’attention de l’objet à l’acte et de l’acte à l’idée ; les œuvres ainsi comprises, qu’elles relèvent de champs artistiques aussi différents que la littérature, la musique ou encore les arts visuels, ont constitué et constituent encore le lieu d’une interrogation due notamment à l’indétermination du « régime » conceptuel. Cette indétermination crée la possibilité d’une réception ouverte et multiple, non nécessairement conforme à l’intention de l’artiste et issue d’une attention, de la part du spectateur, plus ou moins adéquate, relevant d’un regard collectif ou individuel.
Des questions apparaissent alors : quelle place le concept occupe-t-il dans à l’œuvre ? De quelle manière l’« autonomisation » ou le primat du concept au détriment des propriétés perceptives immédiates de l’œuvre affectent-elles, modifient-elles ou questionnent-elles sa réception ? Rejetant l’idée d’un art qui serait conceptuel, Gérard Genette affirme, dans L’Œuvre de l’art, qu’il n’y a que des œuvres conceptuelles, puisque « l’état conceptuel » est présent hypothétiquement au sein de chaque œuvre et se vérifie au « coup par coup, œuvre par œuvre, et selon une relation fluctuante entre l’intention de l’artiste et l’attention du public, ou plutôt du récepteur individuel ». Ce rapport entre intention et attention ou réception, a déjà été l’objet du débat entre sens et signification, depuis que Saussure a admis l’inadéquation entre signifiant et signifié à travers l’arbitraire du signe linguistique. Si, dans la réception d’un texte ou d’une œuvre, le sens est ce qui reste stable, la signification « qui met le sens en relation avec une situation, est variable, plurielle, ouverte » (pour reprendre la formulation d’Antoine Compagnon). Comment concevoir cette « relation fluctuante », une relation évoquée par Genette, et qui ouvre la réflexion sur une considération plus générale des œuvres, qu’elles se revendiquent ou non, comme conceptuelles ? En ce sens, ce numéro de Marges aimerait interroger la notion de « concept » et ses dérivés, non pas en partant uniquement du point de vue défendu par les artistes mais en se concentrant sur la réception des œuvres ; les approches conceptuelles ayant pu influer sur les processus même de théorisation d’autres formes d’art.
Le premier article, dû à Robert Bailey se situe dans cette perspective. Il n’aborde pas tant la question de l’influence de l’art conceptuel sur la production artistique depuis les années 1960, que la manière dont certains acteurs de cette mouvance – et en particulier les membres du groupe Art and Language – ont pu, par leur enseignement et leurs écrits, influer sur la manière de considérer l’histoire de l’art. En d’autres termes, il ne s’agit pas tant pour ces artistes de construire une histoire de « l’art conceptuel » qu’une « histoire de l’art » conceptuelle.
Le texte de Jacob Stewart-Halevy s’intéresse quant à lui aux productions des artistes conceptuels, mais non pas pour en louer les qualités ou la manière dont leurs œuvres donnent à voir des concepts, mais plutôt afin de s’interroger sur l’écart existant entre leurs programmes de travail et l’exécution effective de ces programmes. Si les artistes qu’il évoque ont parfois prétendu mettre au point des protocoles qui puissent tenir lieu d’œuvre, les protocoles ont pourtant rarement été respectés par les artistes eux-mêmes.
Brynn Hatton entend elle aussi reconsidérer « l’histoire officielle » de l’art conceptuel, mais cette fois-ci en s’intéressant à un aspect souvent négligé de cette mouvance : sa forte politisation, dans le contexte de la Guerre du Vietnam. Son principal argument est que l’engagement des artistes les a conduit à développer des stratégies subversives dont on a pu retrouver des éléments dans des pratiques beaucoup plus récentes, jouant sur les attentes du public et visant à les mettre en échec.
La contribution d’Ancuta Mortu vise à mettre en perspective la vogue de l’art conceptuel et celle de certaines théories de la communication à la fin des années 1960 et au début des années 1970 (Abraham Moles, Max Bense). Il s’agit notamment pour elle de montrer les affinités entre le fonctionnement des œuvres conceptuelles et les dispositifs de communication.
Pascal Mougin s’interroge quant à lui sur la notion de littérature conceptuelle et sur l’éventualité d’une relation d’équivalence entre les démarches conceptuelles dans le champ des arts plastiques et le domaine de la littérature. Sa contribution donne à penser que l’attribution du prédicat conceptuel à des œuvres d’art, quel que soit leur domaine de référence, ne va jamais de soi : ainsi la littérature à contraintes de Perec ressemble peut-être à certaines démarches d’artistes conceptuels mais elle reste pourtant proche d’œuvres littéraires, même classiques, se situant davantage dans une relation de continuité que de rupture.
Afin de compléter ce dossier, nous publions le témoignage de la conservatrice-restauratrice Zoë Renaudie, dont le domaine de compétence est l’art contemporain et qui a réalisé une étude sur les problèmes posés par la reconstitution d’expositions, notamment « Feux pâles » de Philippe Thomas. S’ajoute un entretien de Lison Noël avec Anaël Lejeune, autour de son dernier ouvrage sur la question de la théorie dans l’art conceptuel.
Dans ce numéro figurent enfin deux portfolios d’artistes, de générations différentes : l’artiste conceptuel On Kawara et le jeune artiste Louis Matton.
Jérôme Glicenstein
Octobre 2018