Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Collection Culture et Société
Nombre de pages : 264
Langue : français
Paru le : 27/06/2019
EAN : 9782379240416
Première édition
CLIL : 3655 Cinéma
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782379240416

Version numérique
EAN : 9782379240447

Censure d’État

Cinéma, moeurs et politique autour de 1968

Cette enquête porte sur la censure du cinéma autour de 1968. Son enjeu principal est de saisir la fabrication d’un ordre étatique des films, à la fois moral, politique et artistique, et sa recomposition dans une conjoncture critique.

L’intérêt de cet ouvrage est d’abord empirique : il apporte de nouvelles connaissances historiques sur la censure du cinéma dans les années 1960-1970 : ses discours, pratiques, représentations et les conflits dont elle est l’enjeu (par exemple, l’affaire de « La Religieuse »). De plus, cet ouvrage détient son originalité par sa boite à outils théoriques, qui lui permet de questionner à nouveau frais de grandes questions des sciences humaines relatives à l’État, à l’art et à la dynamique des mœurs contemporaines.  

Auteur·ices : Meyer Georges

Remerciements   

Préface   

Introduction   

Première partie

Le cinéma face aux croisés moraux


Chapitre 1. Réformer la censure (1959-1961)  
Des gardiens des mœurs contre la liberté artistique   
Le dispositif de 1961, une « force de police »   
Une censure « scientifique »  

Chapitre 2. L’« affaire » de La Religieuse   
L’interdiction totale : genèse d’une décision politique   
Une cause qui « parle »    
Une épreuve pour la censure d’État et les « groupes censurants »  


Deuxième partie

L’État, les mœurs et la politique


Chapitre 3. La censure politique   
Une activité ordinaire (1961-1968)   
Une activité en voie de délégitimation (1968-1974)   

Chapitre 4. La censure des mœurs   
Les mœurs dans l’entonnoir bureaucratique   
Sexe, violence et politique   
Le danger des films   


Troisième partie
La légitimation du cinéma


Chapitre 5. L’esthétique de la censure   
La censure saisie par l’art   
Peut-on interdire de l’art ? Études de cas-limites   

Chapitre 6. De la censure à la classification (1968-1975)   
La censure d’État est-elle réformable ? (1968-1974)   
La compartimentation de la pornographie (1974-1976)   
La distinction du cinéma   


Conclusion 

Sources   

Bibliographie sélective  

Index des noms de personnes et des titres de films  

Ce livre montre comment, dans les années 1960-1970, la censure française du cinéma, qui coupe et interdit des films pour des raisons morales et politiques, se transforme en une instance de classification. Plus généralement, il interroge, par le prisme de cette institution, les rapports entre art, mœurs et politique dans une phase critique située autour de 1968. L’enquête s’appuie principalement sur des archives publiques, des articles de presse et des entretiens. Elle se situe à la croisée de plusieurs disciplines ; la science politique, la sociologie, l’histoire et les études cinématographiques.

 

Docteur en science politique, Georges Meyer mène des recherches au sein du LabToP (Laboratoire des Théories du Politique), équipe du CRESPPA (Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris). Il enseigne dans le secondaire et le supérieur, à l’université Paris 8, au Nouveau collège d’études politiques et à l’IUT de Bobigny. Il a récemment participé au volume dirigé par Lilian Mathieu et Violaine Roussel : Penser les frontières sociales. Enquêtes sur la culture, l’engagement et la politique (LYON, PUL, 2019).

Introduction

Cet ouvrage porte sur la censure du cinéma dans la France des années 1968. L’usage que l’on fait de cette catégorie de censure mérite d’abord d’être précisé. On n’abordera pas la censure en tant que « pathologie » des processus de communication 1, mais à travers une institution bien précise : la Commission de contrôle des films cinématographiques et son ministre de tutelle 2. Dans la littérature grise de cette institution, la qualification de « censure » est partout présente. Cet usage interne s’explique par la notion juridique de « censure administrative », laquelle implique un contrôle des contenus a priori par opposition à la répression judiciaire qui exerce un contrôle a posteriori 3. Cette institution est aussi qualifiée de « censure » par ses détracteurs qui ne font pas tant référence à cette notion juridique qu’à une forme illégitime de contrôle restreignant l’exercice de la liberté d’expression. Dans la deuxième moitié des années 1970, l’usage de cette dénomination stigmatisante perd néanmoins de son évidence, y compris pour les juristes qui président la commission 4.

La censure d’État du cinéma a été instituée en France à partir de 1909, alors que la censure du théâtre avait été abolie en 1906 5. Mise en place en 1945, la Commission de contrôle des films cinématographiques n’existe plus aujourd’hui : elle a été remplacée en 1990 par la Commission de classification. Cette enquête ne propose pas une histoire du contrôle du cinéma « des origines à nos jours ». Elle s’amorce avec la réforme qui reconfigure la Commission de contrôle des films cinématographiques en 1961 et se termine en 1975, quand le cinéma obtient officiellement la liberté d’expression et que la classification X est mise en place. Il s’agit de saisir l’institution dans une temporalité brève, d’autant plus signifiante qu’elle correspond à la phase critique située autour de 1968 pendant laquelle sa persistance est remise en cause. Dans un contexte contestataire, comment une institution qui pratique la censure politique et mutile des chefs-d’œuvre au nom des « bonnes mœurs » peut-elle persister dans un État démocratique qui contribue à la légitimation artistique du cinéma ?

Dans la perspective de la sociologie politique des institutions, on étudiera ce qui a été institué (règles, savoirs, modalités d’organisation), ainsi que les investissements concrets, dans des situations précises, dont l’institution fait l’objet 6. Il s’agit de mettre au jour les représentations, les pratiques et les discours de ses acteurs, ce qu’ils font de l’institution et ce que l’institution fait, selon les configurations et les contextes historiques 7. Cette institution n’est pas seulement étudiée de l’intérieur, en confron­tant ses discours de façade et ses pratiques en coulisse 8, mais aussi de l’extérieur, comme enjeu de mobilisations et de conflits. Cela implique des plans larges, qui permettent de saisir dans quels rapports de force se situe cette institution, et des gros plans, qui éclairent la « multiplicité des pratiques auxquelles s’activent ceux qui, de leur propre mouvement, la font vivre 9 ».

Centrée sur une institution d’État, cette enquête est aussi une contribution à la socio-histoire de l’État et de l’action publique. Placée sous la tutelle du ministre chargé de l’Information, puis des Affaires culturelles, la Commission de contrôle des films cinématographiques assemble des représentants de ministères, des experts et des professionnels du cinéma. Elle est l’enjeu de mobilisations d’acteurs variés : des acteurs du champ du ciné­ma (réalisateurs, producteurs, distributeurs, critiques, etc.), des agents des champs politique et bureaucratique (hauts fonction­naires, parlementaires, ministres, voire le président de la République), des entrepreneurs de morale (en particulier les clercs de l’Église catholique), des journalistes, des intellectuels. Organisant des transactions entre les différents secteurs sociaux, cette institution participe des « puissantes formes intersectorielles de domination » qui caractérisent l’État contemporain 10. La focale sur cette institution permet d’appréhender l’État comme un espace de régulation des rapports entre champs 11. Elle permet de rendre compte de la construction conflictuelle, contingente et multisectorielle des actes d’État, y compris, de la manière la plus inattendue, de ceux commis au nom de la raison d’État.

Cette enquête est également une contribution à la sociologie des arts et de la culture, et en particulier à la sociologie du cinéma. Comme Pierre Bourdieu le note, « on peut dire d’une institution, d’une personne, d’un agent, qu’ils existent dans un champ quand ils y produisent des effets 12 » : c’est assurément le cas de la censure pour le champ du cinéma 13. Dans les années 1960, le cinéma subit une emprise de la censure d’État qu’on pourrait qualifier d’autoritaire, malgré le contexte démocratique 14. Cette institution est en particulier un excellent observatoire des rapports entre art et politique 15, tout particulièrement dans une période critique où la légitimité de l’engagement politique pour les cinéastes, artistes ou écrivains se redéfinit 16.

Les mutations de l’ordre censorial

L’intérêt principal d’étudier la censure du cinéma pendant les années 1968 est de saisir la fabrication concrète d’un ordre étatique, à la fois moral, politique et artistique, et sa recomposition dans une conjoncture critique. Face aux archives, une difficulté surgit : comment rendre compte de l’extrême variété des films sanctionnés et des motifs de censure ? Dresser une typologie des motifs de censure apparaît une tâche malaisée : opérer un tel classement reviendrait à essentialiser des catégories indigènes pourtant mouvantes, équivoques et se chevauchant, comme la « pornographie » et l’« érotisme » 17. Pour faire face à la multitude du censurable, nous avons élaboré, au fil des archives, un cadre théorique, en empruntant à plusieurs traditions des sciences sociales et humaines. Le premier élément de ce cadre théorique s’inspire d’un ouvrage classique de Mary Douglas : De la souillure. Dans cette optique, la censure d’État met en œuvre un « système de classification 18 ». Tous les films ou séquences qui sont susceptibles d’être censurés sont à considérer comme des anomalies. En s’inspirant des cinq « dispositions » des systèmes de classification, l’action des censeurs pour défendre l’ordre contre les anomalies peut être découpée en cinq opérations : ils les repèrent (en utilisant plusieurs dispositifs, comme la précensure), les classent (en recourant, par exemple, aux genres cinématographiques), contrôlent leur existence (par les sanctions comme la coupure ou l’interdiction), les confrontent à des règles (en construisant notamment une « jurisprudence ») et les lient à des dangers (pour la jeunesse, les « bonnes mœurs » ou l’« ordre public ») 19.

Une fois la division entre l’ordre et les anomalies posées avec l’aide de Mary Douglas, il demeure à saisir, dans la multitude des avis de censure, les logiques principales de l’ordre censorial, qui est celui d’une société fortement différenciée. Dans la pratique de leur activité, les censeurs opèrent une division entre deux grandes catégories : certains films relèvent de la censure politique et les autres de la censure des « bonnes mœurs ». Que dit cette division ? Face à cette difficulté, la lecture d’un texte de Michel Foucault nous a permis de mieux saisir les pratiques censoriales 20. Cette division entre la censure politique et celle des mœurs peut être en effet rapprochée des deux rationalités politiques de l’État contemporain dégagées par ce philosophe : le pouvoir politique qui s’exerce sur les sujets civils et le pouvoir pastoral qui s’exerce sur les individus vivants. Tandis que la censure politique cherche à contrôler l’opinion publique, la censure des mœurs se soucie de la santé psychique et du bien-être de la population. L’usage de la théorie foucaldienne nous a permis de départiculariser l’action de la censure d’État du cinéma : il s’agit de saisir ses archives, non pas comme celles d’une institution périphérique, mais comme un prisme permettant d’appréhender concrètement les deux logiques centrales du pouvoir exercé par l’État.

La masse des films censurés ne relève pas de la censure politique, mais concerne la censure des mœurs. Malgré l’intérêt de la notion de pouvoir pastoral, l’extrême diversité des motifs liée à cette forme de censure étonne. Qu’est-ce que les « bonnes mœurs », sinon une catégorie juridique extrêmement floue 21 ? Face à cette difficulté pour éclairer les archives et donner une logique à l’ordre censorial, la lecture de Norbert Elias nous a été très utile 22. Son œuvre, désormais classique dans les sciences sociales et humaines 23, n’est pourtant pas, ou rarement, utilisée, en sociologie de l’action publique et en sociologie de la culture. La théorie de la civilisation peut être brièvement résumée : « le procès de civilisation » est un changement, non linéaire et non nécessaire, des normes comportementales des individus. Ces derniers, par la contrainte mais surtout par l’autocontrainte, relèguent hors de la vie publique, dans les coulisses de la vie sociale, un ensemble de pratiques liées au corps, comme ce qui relève de la violence, du sexe, de la maladie ou de la mort. Ce processus s’accompagne d’une compartimentation de la vie sociale, avec des lieux dédiés comme l’abattoir, les toilettes ou la chambre à coucher. Norbert Elias explique que ce processus est intrinsèquement lié au développement de l’État. En monopolisant la violence physique et l’impôt, l’État contribue à la pacification interne de la société, au développement de la différenciation sociale et des chaînes d’interdépendance, dynamiques qui alimentent en retour celle du « procès de civilisation ».

Nous avançons que la théorie de la civilisation fournit une grille de lecture efficace pour analyser les représentations, pratiques et discours des censeurs du cinéma, ces « gardiens des tabous sociaux 24 ». La masse des films censurés le sont parce que les censeurs estiment qu’ils pourraient remettre en cause ce qu’Elias appelle le « procès de civilisation ». Cependant, la dynamique du processus de civilisation n’est pas que le bridage du cinéma par la censure. En effet, le cinéma participe à une expression euphémisée et contrôlée des pulsions qui sont régulées par le « procès de civilisation » en simple « plaisir des yeux 25 ». Paradoxalement, les transgressions au régime des mœurs repré­sentées publiquement dans les enceintes confinées des cinémas participent donc du processus de civilisation. Autrement dit, la censure des mœurs qui est exercée par l’institution censoriale est à appréhender comme une tentative de contrôle étatique de la dynamique des mœurs à l’écran.

Toutefois, la théorie de la civilisation semble insuffisante pour mettre au jour complètement l’ordre censorial. Une multitude d’avis de censure comportent des jugements esthétiques. Or, la théorie de la civilisation ne laisse que peu de place à l’art. Certes, pour Norbert Elias, le cinéma n’est pas seulement comparable à un sport de combat, qui transforme la violence (ou d’autres passions) en « plaisir des yeux » domestiqué, mais aussi un art, qui représente « l’individu dans le contexte de son interdépendance sociale 26 ». Si l’on se place dans cette perspective, il serait possible de supposer que les censeurs apprécient les films qui, comparables aux romans de la littérature générale, ordonnent les rapports sociaux dans une société pacifiée, contrairement, par exemple, aux films d’horreur 27. Toutefois, ces quelques lignes que Norbert Elias accorde au rapport entre l’art et le « procès de civilisation » apparaissent insuffisantes pour notre objet. Comment saisir le paradoxe des gardiens des tabous qui accordent de la valeur artistique à des films qu’ils jugent obscènes ? Comment comprendre la logique de leurs jugements esthétiques ?

Le cadre théorique pour saisir l’ordre censorial, qui est aussi artistique, nécessite alors d’être complété. Les censeurs ne sont pas seulement des gardiens des tabous. Ils sont plus ou moins traversés par l’illusio cinématographique, un principe de croyance dans la valeur des œuvres présidant à leur classement et à leur hiérarchisation à la faveur de luttes dans le champ du cinéma 28. On s’interrogera sur la contribution des censeurs à la fabrique de la valeur artistique, mais il ne s’agit pas pour autant de se demander si la censure a des effets bénéfiques sur l’art cinématographique, qu’elle stimulerait par la répression 29. On adopte au contraire ici une conception constructiviste de la valeur cinématographique. Objet d’une construction sociale conflictuelle, cette valeur est un enjeu de lutte pour les « auteurs » ou les critiques, mais aussi pour les censeurs.

L’ordre que fabrique l’institution censoriale est donc animé par trois rationalités principales : les pouvoirs politique et pastoral de l’État et l’illusio cinématographique. Ces trois rationalités sont au fondement des trois formes de contrôle exercées par les censeurs : la censure politique, la censure des mœurs et la police artistique. En examinant les archives de la censure, on constate un bouleversement de cet ordre censorial au tournant des années 1968 : la censure politique tend à disparaître, la censure des mœurs s’atténue et la police artistique s’affirme. Au milieu des années 1970, les censeurs en sont même à considérer que les transgressions cinématographiques les plus évidentes aux normes morales, sociales et politiques peuvent relever d’un art incensurable. Comment comprendre cette transformation ?

L’État, l’art et les mœurs :
trois hypothèses de recherche

Pour mettre au jour les ressorts de cette transformation, nous avons fait appel à un système combiné de trois hypothèses explicatives. Notre première hypothèse est que la transformation de l’institution censoriale participerait de l’autonomisation du champ du cinéma vis-à-vis de l’État 30. Cette hypothèse s’appuie sur la théorie de la différenciation sociale : la société se différencie tendanciellement en une multiplicité d’espaces sociaux (ou mondes, champs ou secteurs, qu’on ne distinguera pas dans ce travail) 31, qui tendent à devenir relativement autonomes, construisant des règles du jeu et des capitaux spécifiques. À l’évidence, la censure est pour le champ du cinéma une force hétéronome (c’est-à-dire une force exogène, contraire à ses intérêts économiques et artistiques). Sa transformation résulte des luttes multiformes des acteurs du champ du cinéma pour gagner leur autonomie. La lutte contre la censure s’inscrit en ce sens pleinement dans la logique du champ contrairement à d’autres luttes politiques 32. On s’interrogera sur le rôle des grandes « affaires » de censure dans ce processus d’autonomisation 33. On avancera que ce processus s’accélère avec la crise politique de 1968, qui favorise les alliances et les échanges entre les champs culturels et l’espace des mouvements sociaux 34.

La deuxième hypothèse pour expliquer la transformation de l’institution censoriale se propose de la relier à la bifurcation du régime des mœurs qui marque les années 1968. La censure d’État serait confrontée à cette bifurcation, à laquelle elle résis­terait, mais à laquelle, paradoxalement, elle contribuerait aussi. Nous montrerons que, dans les années 1960, la censure des mœurs du cinéma est à appréhender comme un des dispositifs du gouvernement « traditionnel et autoritaire » des conduites, marqué par l’emprise disciplinaire de l’État sur les mœurs 35. Mais à la fin des années 1960 et au début des années 1970, la censure est affectée par un relâchement rapide du régime des mœurs au cinéma, qui amène à un changement de la régulation du contrôle des films à l’échelle internationale 36. Ce relâchement du régime des mœurs cinématographiques a contribué à une bifurcation plus générale du régime des mœurs qui s’est déroulée pendant cette période dans les sociétés occidentales 37.

La troisième hypothèse que nous avançons est que la transfor­mation de l’institution censoriale participe de la légitimation artistique du cinéma. S’amorçant dès les débuts du cinéma, ce processus s’affirme tout particulièrement au début des années 1960, accompagnant l’embourgeoisement et la diminution du public, tandis que se développe la télévision 38. Contrairement à ce qu’avance Shyon Baumann pour le cas américain 39, nous montrerons en nous appuyant sur le cas français que ce n’est pas tant le relatif relâchement de la censure qui facilite le processus de légitimation artistique du cinéma que l’inverse : les censeurs eux-mêmes tendent à se montrer de plus en plus sensibles à cet art qui devient aussi légitime auprès d’eux. Cette troisième hypothèse explicative s’articule avec les deux premières hypothèses : la légitimation artistique du cinéma participe aussi bien de l’autonomisation du champ du cinéma (et de l’affirmation d’un pôle artistique) que de la bifurcation du régime des mœurs : on montrera que l’illusio cinématographique a en effet la capacité proprement magique de sublimer les passions disqualifiées par la civilisation des mœurs en émotions esthétiques.

Présentation des matériaux

Pour étudier la transformation de l’institution censoriale pendant les années 1968, nous nous sommes appuyés essentiel­lement sur des sources écrites. Les archives consultées sont principalement publiques et n’avaient été que peu ou pas exploitées jusque-là 40. Aux Archives nationales, nous avons dépouillé de manière exhaustive les abondantes archives relatives à l’institution de la censure d’État. L’avantage pratique de travailler sur cette institution est la faible dispersion de ses archives. Les cartons d’archives, constitués pour la plupart d’épaisses liasses de documents divers, informent sur son activité (avis de censure, notes, correspondances, etc.), sur les « affaires » de censure (lettres d’entrepreneurs de morale, pétitions, etc.), comme sur ses réformes (projets de textes législatifs et réglementaires, rapports, correspondances interministérielles, correspondances avec les organisations professionnelles, statistiques, etc.). Ces archives proviennent de plusieurs ministères : essentiellement les ministères de l’Information et des Affaires culturelles, mais aussi d’autres, comme la Justice ou l’Intérieur, ce qui rend compte du caractère intersectoriel de l’action publique relative à la censure du cinéma.

Pour saisir la vie de l’institution dans une perspective ethno­graphique, le matériau essentiel est constitué par les notes de membres de la commission de censure aux ministres qu’ils représentent. Ces notes permettent d’envisager les rapports de force et les interactions qui se jouent dans les coulisses de l’institution dans leur existence concrète, avec leurs émotions, voire leurs gestuelles. Ces notes ont été conservées essentiellement pour la période 1961-1969. Pour cette période, on trouve également dans les archives du ministère de l’Information des centaines de dossiers de censure classés par ordre alphabétique. Comme le note l’un des bureaucrates de l’institution, les motifs de la commission avant la réforme de 1961 étaient « assez sommaires et peu explicites » : la réforme doit amener les censeurs à expliciter ces motifs, de façon à ce que se dégage une jurisprudence 41. En rationalisant la bureaucratie censoriale, la réforme de 1961 a conduit les acteurs de la censure à produire et à archiver des documents bien plus nombreux, variés et des justifications bien plus longues et plus riches qu’auparavant. Le volume des archives produites tend à se réduire après 1969 : décroît alors l’importance étatique de cette institution. Pour les films liés à des « affaires » de censure, et notamment pour les années 1969-1975 moins repr&eacute

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Collection Culture et Société
Nombre de pages : 264
Langue : français
Paru le : 27/06/2019
EAN : 9782379240416
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Illustration(s) : Non
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