Sur le Mur des Justes situé dans l’ allée qui borde le Mémorial de la Shoah, à Paris, une liste de près de quatre mille noms court sur une longue plaque noire horizontale. Ces hommes et femmes ont tous secouru des Juifs, en France, pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour cela, ils se sont vu attribuer le titre de « Juste parmi les Nations », décerné depuis 1962 par Yad Vashem à des sauveteurs non juifs, qui s’ accompagne d’ une médaille et d’ un diplôme d’ honneur remis lors d’ une cérémonie. Le souvenir de chacune et chacun d’ entre eux est aussi perpétré sur la colline du mont du Souvenir à Jérusalem : jusque dans les années 1980, un arbre était planté en leur hommage puis, par manque de place, leur nom a été gravé sur des « murs d’ honneur ». Anonymes pour la plupart, ils doivent à cette distinction de ne pas être totalement oubliés.
C’ est le cas de Lucie Chevalley-Sabatier (1882-1979), nommée Juste le 7 novembre 1993, quatorze ans après son décès 1. Sans ce titre décerné à titre posthume, je n’ aurais pas retrouvé sa trace sur le site internet de Yad Vashem et ce livre, le fruit d’ une thèse soutenue en 2021, n’ existerait donc pas. Car aujourd’ hui, le souvenir de cette femme ne subsiste plus que dans la mémoire de ses proches. Pourtant, les traces qu’ elles a laissées ne manquent pas, mais elles dorment dans des cartons d’ archives jusqu’ ici peu explorés. De ces papiers jaunis, s’ esquisse un portrait aux multiples facettes, qui permet d’ éclairer le cheminement l’ ayant conduit à sauver des Juifs sous l’ Occupation. Comment devient-on Juste ? C’ est le questionnement central de cette biographie. Un parcours individuel peut contribuer à restituer les singularités, les dissonances, à la différence des études de groupes qui accentuent parfois les caractéristiques d’ une époque. L’ étude attentive de la vie de Lucie Chevalley-Sabatier, de sa naissance en 1882 à la Seconde Guerre mondiale, éclaire ainsi les éléments qui permettent de comprendre ses comportements sous l’ Occupation. Au sein de réseaux d’ appartenance présents tout au long de sa vie, elle use de sa liberté individuelle pour prendre des orientations et agir.
Qui est Lucie Chevalley-Sabatier ? C’ est d’ abord la fille d’ Auguste Sabatier, un théologien protestant renommé – fondateur principal, avec Frédéric Lichtenberger, de la Faculté protestante de Paris –, alors que sa mère, Frankline Grout, est catholique. Ayant reçu une instruction religieuse directement de son père, Lucie Chevalley-Sabatier demeurera croyante et pratiquante toute sa vie. Elle fréquente les temples protestants fidèles à l’ approche spirituelle de son père. À 18 ans, elle épouse Élie Chevalley, également protestant et professeur de droit, avec qui elle s’ installe en Égypte. Après avoir eu deux enfants, elle reprend ses études et décroche un doctorat de droit. Avec ce diplôme, elle compte parmi les pionnières, peu de femmes étant alors docteures, et encore moins en droit, qui demeure un bastion presque exclusivement masculin. Ce doctorat marque un tournant dans sa vie car il lui ouvre une nouvelle position professionnelle et sociale, celle d’ experte juridique. À ce titre, elle mène une première mission en 1917 pour le Conseil national des femmes françaises (CNFF), une organisation féministe modérée, issue de la philanthropie, qui prône un féminisme laïque et républicain. Branche française du Conseil international des femmes (CIF) fondé à Washington en 1888, il est dirigé à ses débuts par trois protestantes 2.
Pour Lucie Chevalley-Sabatier, cette expérience sera à la source d’ un réseau relationnel solide, qu’ elle cultivera toute au long de sa vie. Engagée au CNFF dès le début des années 1920, elle le dirigera même bien plus tard, de 1964 à 1970. C’ est grâce au CNFF qu’ elle pourra donner toute sa mesure dans un secteur dévolu aux femmes : le travail social. Elle cofonde ainsi en 1924 le bureau parisien du Service social d’ aide aux émigrants (SSAE) à la demande de plusieurs Américaines de la Young Women’ s Christian Association (YWCA, une organisation protestante d’ origine anglo-américaine) rencontrées grâce au CNFF. La YWCA avait créé un réseau de services d’ aide aux émigrantes dans onze pays 3, qui devient l’ International Migration Service (IMS) en 1924, une structure indépendante et non confessionnelle dont le siège est fixé à Genève. D’ abord tourné vers les femmes migrantes et les familles, quelle que soit leur religion, l’ IMS étend progressivement ses actions à tous les migrants et aux travailleurs étrangers, hommes et femmes, dans les pays concernés par les flux migratoires. Même s’ il est non confessionnel et apolitique, il est influencé par le discours chrétien, avec un accent mis sur la préservation de la famille et la protection des femmes et des enfants. Lorsque le bureau parisien du SSAE est créé, en 1924, deux autres bureaux existent déjà à Marseille et au Havre. Sur ses dix membres, celui de Marseille compte trois militantes du CNFF.
Les liens étroits entre ces deux organisations témoignent des imbrications entre différents réseaux féminins qui mêlent féminisme et philanthropie. Comme le souligne Françoise Battagliola, « ces deux formes d’ investissement, loin d’ être antinomiques, sont en effet souvent liées dans les trajectoires des femmes de ces générations 4 ». Ainsi, plusieurs grandes figures du travail social ont été engagées dans les mouvements féministes, telles Cécile Brunschvicg 5 ou Andrée Butillard 6. Ces femmes s’ investissent dans l’ action sociale tournée vers l’ amélioration de la condition de leur sexe, en cumulant militantisme féministe et œuvres caritatives. Yvonne Knibiehler a montré l’ impact du mouvement féministe sur la place des travailleuses sociales 7.
Sous l’ Occupation, Lucie Chevalley-Sabatier continue à présider au grand jour le SSAE. À ce titre, elle développe des relations avec le gouvernement de Vichy mais, en parallèle, elle cofonde à Paris une association clandestine de sauvetage des Juifs, l’ Entraide temporaire. C’ est cette action qui lui vaut d’ être nommée Juste parmi les Nations en 1993, à titre posthume. C’ est en s’ appuyant sur ses réseaux féministes, et non sur le SSAE, qu’ elle lance cette association. C’ est en effet avec le soutien de plusieurs femmes du CNFF que Lucie Chevalley-Sabatier entreprend cette activité clandestine.
Cet entre-soi féminin se retrouve également à la tête de l’ organisation de l’ Entraide temporaire : l’ association est créée puis pilotée par des femmes. Des hommes y participent activement, mais ils ne font pas partie de son comité de direction. Une spécificité qui distingue cette association des organisations de la Résistance, généralement conduites par des hommes. Son fonctionnement est en fait directement inspiré du secteur du travail social. Lucie Chevalley-Sabatier s’ est en effet basée sur son expérience au SSAE pour fonder et structurer l’ Entraide temporaire.
L’ altruisme et le courage de cette femme ne découlent donc pas du simple hasard ou de gestes spontanés face à la persécution antisémite, mais de constellations relationnelles dans lesquelles elle agit. Son profil présente ainsi certaines similitudes avec d’ autres Justes. Les actions de sauvetage s’ inscrivent le plus souvent dans des groupes sociaux, des réseaux informels, des « coagulations d’ amitiés, de complicités, d’ aides actives ou passives 8 », observe Patrick Cabanel. Dans ce cadre, son appartenance à la communauté protestante constitue un autre trait commun avec de nombreux Justes de France. Les protestants sont en effet surreprésentés parmi les sauveteurs : leur proportion s’ élève à 10,4 %, alors qu’ ils ne regroupent qu’ environ 1,5 % de la population française en 1940 9. Un phénomène qui peut s’ expliquer par un sentiment de proximité avec les Juifs, pour des motifs religieux, mais aussi par le souvenir de la persécution dont ils ont eux-mêmes été victimes par le passé.
Lucie Chevalley-Sabatier partage aussi une autre similitude avec une majorité de sauveteurs : le plus souvent, ils exercent des métiers liés aux soins ou aux services aux personnes (hébergement, santé, assistance sociale ou administrative, enseignement, clergé…) 10. Le secteur du travail social se trouve d’ ailleurs en première ligne face à la persécution antisémite, et ce, dès 1940. Des assistantes sociales sont alors amenées à intervenir dans les camps d’ internement où sont détenus de nombreux Juifs, victimes de la faim et du froid. Devant l’ aggravation des persécutions, certaines d’ entre elles tentent de les secourir en secret. Lucie Chevalley-Sabatier va plus loin sur la voie de l’ interdit en créant une association clandestine de sauvetage. Une audace que cet ouvrage cherche à analyser en retraçant le parcours très riche de cette femme. Avec une volonté : décrypter les éléments distinctifs de son existence jusqu’ au titre de « Juste parmi les Nations ».
1. Dossier Yad Vashem 5891.
2. Isabelle Bogelot présidente d’ honneur, Sarah Monod présidente, Julie Siegfried-Puaux vice-présidente.
3. Belgique (Anvers), Turquie (Constantinople, qui se nomme Istanbul à partir de 1930), Danemark (Copenhague), Uruguay (Montevideo), France (Paris, Marseille, Le Havre, Cherbourg), Tchécoslovaquie, Angleterre, Pologne, États-Unis, Canada et Japon.
4. Françoise Battagliola, « Les réseaux de parenté et la constitution de l’ univers féminin de la réforme sociale, fin xixe-début xxe siècle », Annales de démographie historique, vol. 112, n° 2, 2006, p. 77-104.
5. Cofondatrice de l’ École technique des surintendantes d’ usine en 1917, Cécile Brunschvicg a présidé l’ Union française pour le suffrage des femmes et a été sous-secrétaire d’ État à l’ Éducation nationale dans le gouvernement de Léon Blum, en 1936.
6. Andrée Butillard a été la cofondatrice, avec Aimée Novo, de l’ École normale sociale en 1911. Elle a créé l’ Union féminine civique et sociale en 1925, un mouvement d’ éducation populaire d’ inspiration catholique.
7. Yvonne Knibiehler, Nous les assistantes sociales. Naissance d’ une profession, Paris, Aubier, 1980.
8. Patrick Cabanel, Histoire des Justes en France, Paris, Armand Colin, 2012, p. 66.
9. Ibid., p. 90.
10. Ibid., p. 82.