Introduction
La fabrique des canons textuels, entre littérature et histoire
Marie-Pascale Halary
S’agissant des débats et des polémiques autour du canon littéraire[1], la France est longtemps restée en retrait des États-Unis où l’affrontement a parfois pris la forme de véritables « guerres du canon »[2]. Depuis plusieurs décennies, en effet, la définition et la légitimité de ce canon, entendu comme l’ensemble des textes littéraires considérés comme « classiques » et, à ce titre, dignes de figurer dans des programmes de lecture universitaires et d’être transmis dans le cadre de l’enseignement, font l’objet de contestations outre-Atlantique en raison des angles morts qu’elles développent (les textes de femmes, ceux de différentes minorités, certains genres littéraires, etc.), du système de valeurs qu’elles promeuvent ou encore des rapports de domination qu’elles révèlent[3]. La situation française a toutefois beaucoup évolué ces dernières années et, surtout, depuis une décennie : elle est bien différente de celle que décrivait en 2013 Marie-Pierre Harder, qui parlait d’une « relative imperméabilité du champ universitaire français aux questions du canon »[4]. De fait, dans le domaine des études littéraires, même si des travaux plus anciens peuvent évidemment être signalés[5], on interroge de plus en plus le contenu de ce corpus, consensuel (du moins en apparence), qui est composé des grands textes littéraires de référence. Les spécialistes de la littérature médiévale ne sont pas en reste et ils reviennent eux aussi sur les gestes d’exclusion qui ont abouti à la sélection d’un ensemble d’œuvres destinées à être étudiées à l’école ainsi que sur les variations historiques du canon. Christine de Pizan, figure connue de son vivant et jusqu’au milieu du xvie siècle, a ainsi été oubliée pendant longtemps et, malgré le dynamisme des études christiniennes depuis la fin du xxe siècle, sa consécration institutionnelle, par l’inscription d’un de ses textes au programme de l’agrégation de Lettres, est récente (2017)[6]. De même que nombre d’autrices ont été exclues du canon littéraire[7], une part importante des textes composés en français « hors de France » et hors du domaine anglo-normand a été négligée : qu’elle se réclame des Postcolonial Studies ou des Études culturelles, d’une forme de francophonie médiévale ou d’une approche globale du français, une partie de la critique française ou francophone s’attache désormais à s’émanciper du cadre national voire nationaliste pour l’étude de la littérature médiévale[8].
En portant un regard critique sur le canon littéraire, ces différentes entreprises, qui interrogent et/ou contestent la sélection textuelle habituellement admise, rendent à son historicité ce qui est parfois conçu comme un corpus donné : elles rappellent que la définition des « classiques français du Moyen Âge » est un fait de construction et que cette liste d’œuvres de référence n’engage pas la seule reconnaissance d’une valeur esthétique mais qu’elle résulte aussi d’un processus inscrit dans l’histoire et dans le monde social et culturel.
Le dossier présenté ici ne veut pas étudier les choix opérés par la période postmédiévale ou la manière dont les époques moderne et contemporaine ont construit le canon de la littérature médiévale ; il s’intéresse plutôt à la façon dont le Moyen Âge, en Occident et en Orient, a défini ses propres canons textuels : par quels processus certaines œuvres ont-elles alors été instituées en œuvres de référence ? Comment d’autres se sont-elles trouvées effacées ou dotées d’une autorité moindre ? Au fond, ce numéro de revue a voulu revenir sur la construction médiévale des canons textuels, sur ce qui est, peut-être, une étape ancienne de la « fabrique » de certains corpus de référence.
Si cette enquête est partie d’une interrogation portant sur les classiques de la littérature française médiévale, son déploiement au sein de l’UMR 5648-CIHAM, laboratoire interdisciplinaire, a permis d’envisager la création médiévale du canon à partir d’ensembles textuels de différentes natures et d’origines géographiques et culturelles variées. On parle en effet de canons comme de sélections d’œuvres de référence, contre d’autres possibles, dans au moins quatre champs discursifs.
On le sait, la catégorie ressortit d’abord au domaine sacré. Pour le latin chrétien (le terme est employé par Jérôme[9]), le canon biblique, c’est avant tout l’« ensemble des livres sacrés », par différence avec les apocryphes. Chaque religion repose sur un corpus sacré qui, à l’instar de la Bible des Chrétiens ou du Coran, a été fixé progressivement. L’établissement de ce canon, sa lente « fabrication », a pu faire l’objet d’enquêtes tout comme, on le verra, les discussions portant sur le nombre de livres canoniques et leur organisation, ainsi que sur le statut de certains livres (les livres deutérocanoniques par exemple) ou leur « canonicité »[10].
Les textes médiévaux parlent également de canons pour désigner les règles édictées par l’Église chrétienne. Le terme, en ce sens, relève du droit canonique, et concerne les « dispositions législatives, élaborées par des instances d’Église »[11]. On rencontre d’une part l’énoncé d’une norme par un consensus collégial (le concile énonce le canon en s’appuyant sur l’examen de la tradition antérieure). Mais, d’autre part, devenue écrite, la norme peut devenir « intangible », contraignante et universelle par l’intermédiaire de collections qui font autorité. On retrouve ici les questions que pose l’établissement d’un corpus de référence avec, par exemple, les pseudo-isidoriens du premier Moyen Âge, qui sont des entreprises de collectes différentes voire concurrentes[12].
Le terme canon s’illustre également dès le Moyen Âge dans le domaine de la médecine. L’encyclopédie médicale écrite par Avicenne s’intitule en arabe Canon de la médecine (Qanûn fi Al-Tibb) ; le terme est repris dans le titre latin de la traduction qu’en fait Gérard de Crémone au xiie siècle (Canon medicinae, souvent désigné sous le terme de Canon). Après un succès rapide dans le monde arabe, l’ouvrage gagne progressivement une position hégémonique en Occident après avoir été en concurrence avec d’autres encyclopédies médicales : il devient alors le manuel qui domine l’enseignement de la science médicale, dès le xive siècle pour l’Italie[13]. Ce cas du canon médical est révélateur de l’étroite articulation entre la fixation d’un ensemble textuel normatif et l’institutionnalisation des écoles, avec la définition d’un programme d’enseignement dans le cadre universitaire. Il montre également que le canon, initialement formulé par les autorités dans les domaines jumeaux de la religion et du droit, déborde ces seules disciplines.
Son empire s’étend, enfin, au domaine littéraire. À la différence des cas précédents, le terme canon n’est pas attesté au Moyen Âge dans cette acception et ce n’est qu’au xviiie siècle qu’on trouve, par analogie avec le canon religieux, sa première attestation pour désigner un corpus de textes littéraires[14]. Le mot est employé depuis lors dans le cadre de la culture scolaire, pour une autre institution faisant autorité : son transfert à la littérature rend compte d’une certaine sacralisation. Le canon littéraire désigne l’ensemble des auteurs et des œuvres dignes d’être lus et transmis dans le cadre de l’enseignement. On l’a suggéré : la recherche récente aborde ce canon, construit au cours des derniers siècles, sous l’angle du questionnement critique. Dans une entreprise dont les enjeux sont épistémologiques puisqu’il s’agit de faire retour sur l’histoire de la discipline et sur le contexte historique de l’institutionnalisation de la littérature médiévale, des études s’attachent en particulier à mettre au jour les processus de sélection textuelle, d’exclusion et de hiérarchisation (entre les majores et les minores) – bref, de rendre visibles les mécanismes parfois occultés de fabrique du canon. L’exemple de la littérature française, avec la « monumentalisation » inaugurale de la Chanson de Roland[15], rappelle depuis longtemps que la canonisation des œuvres ne s’explique pas par la seule valeur esthétique et qu’elle ne saurait être détachée de toute considération socio-historique et socio-linguistique.
Si notre canon des textes médiévaux apparaît de plus en plus comme le résultat d’une construction, on peut aussi se tourner vers le Moyen Âge lui-même : quels canons textuels le Moyen Âge se donne-t-il ? La question gagne à être posée à partir de corpus très divers. Même si à cette époque le terme ne s’applique pas encore aux œuvres que nous appelons littéraires, certaines d’entre elles sont bien progressivement définies comme œuvres de référence selon des mécanismes qui rappellent ceux qui opèrent pour les autres types de canons textuels. Ainsi des littératures latine[16] et arabe : l’institution scolaire établit certains écrits rédigés dans ces langues en modèles grammaticaux et stylistiques. Quant aux littératures vernaculaires, l’exemple du domaine français, étudié par Christopher Lucken, invite à se demander s’il peut exister une sélection canonique détachée de toute autorité religieuse ou scolaire et si la définition d’une liste de textes considérés comme éminents suffit à poser un canon[17].
Le dossier rassemblé ici regroupe des études de cas menées par des spécialistes d’histoire et de littérature, travaillant sur des textes sacrés, juridiques ou littéraires, composés dans les langues latine, romane, arabe et guèze médiévales. Cette rencontre, placée sous le double signe de l’interdisciplinarité et du comparatisme, autour de l’objet d’étude que constitue le canon textuel a pour ambition de mieux saisir, à partir de mécanismes communs, en quoi consistent les processus médiévaux de canonisation. Sans sous-estimer les différences entre les mondes chrétien et musulman, chaque aire étant elle-même partagée entre des langues et des cultures parfois antagonistes (Orient et Occident, latin et grec, arabe et persan), l’un des intérêts de cette lecture croisée d’études tient à la place fondamentale du livre dans les deux monothéismes et à l’enjeu qu’y représente la définition d’un canon sacré : l’islam des viie-ixe siècles, comme le christianisme des iie-ive siècles, a eu à expliciter les principes qui président à l’élimination de livres et de versets jugés non-canoniques, transformant ainsi en un processus rationnel de jugement et de critique, théoriquement reproductible, une série de choix ponctuels sinon conjoncturels[18]. La création d’un canon sacré a donc des conséquences directes sur la vie intellectuelle et l’organisation des écoles aussi bien dans les mondes chrétiens que musulmans : si les structures scolaires et les modalités de l’enseignement se distinguent, l’apprentissage repose sur la lecture, la mémorisation et l’intériorisation de corpus dont la valeur est posée comme incontestable – et qui, de là, sont susceptibles de fournir des modèles et d’être l’objet d’une glose infinie[19].
Dans ces mondes médiévaux où un canon sacré sert de fondement et de légitimation à nombre de corpus textuels, les articles qui suivent reviennent sur la fabrique des œuvres de référence, dans toute leur pluralité et leur diversité. Ils interrogent les dynamiques qui ont permis de les ériger comme classiques : répondant à un projet, ces textes devenus canoniques ont été créés et construits (par la sélection et l’authentification de certaines versions, contre d’autres possibles par exemple) ; leur perpétuation et leur transmission sont permises par le consensus, social, qui s’est établi autour de leur valeur.
Cette enquête se situe en partie dans le prolongement de travaux portant sur la réception médiévale des textes anciens et médiévaux. On sait, par exemple, l’importance des recherches de Birger Munk Olsen concernant l’étude des corpus antiques au cours de la période médiévale[20]. De même, à travers plusieurs programmes collectifs récents, des projets d’ampleur, relevant souvent d’une approche matérielle quantitative, se sont intéressés aux « textes à succès ». Ainsi, le projet Fama[21], dirigé par Pascale Bourgain, s’attache à documenter, à travers une base de données[22], le nombre et la localisation des manuscrits conservant les textes latins qui, parmi ceux qui furent composés au Moyen Âge, furent les plus diffusés. Même si, comme cela est désormais bien établi, le nombre de témoins perdus est assurément considérable, pour mesurer le succès des œuvres, il est possible de partir du critère de la diffusion manuscrite – à condition de tenir compte de ce fort pourcentage de pertes et des aléas liés aux conditions de la conservation et aux identités génériques et textuelles. On peut ainsi évaluer, de manière comparative, le succès et la réception spatio-temporelle des textes pour, de là, « écrire une histoire littéraire du Moyen Âge latin renouvelée, fondée sur la diffusion et la circulation des œuvres qui ont eu la faveur des Médiévaux »[23]. La base de données Fama permet en particulier de mettre en évidence les modulations diachroniques du succès d’un texte au cours de la période médiévale et, en partie, les évolutions de son lectorat.
On peut rapprocher ce programme d’un autre projet, antérieur, qui visait lui aussi à mesurer les lectures médiévales de textes à succès mais l’enquête portait, cette fois, sur les œuvres religieuses transmises dans différentes langues vernaculaires (français, anglais, allemand, néerlandais, italien). Dirigé par Géraldine Veysseyre, l’ERC Opvs[24] s’appuie, comme dans le cas précédent, sur des enquêtes quantitatives à partir de la matérialité des textes médiévaux (le seuil retenu pour mesurer le succès dans ce contexte vernaculaire est le nombre de 80 copies subsistantes)[25].
Les recherches de ce type, qui visent à établir ce qu’on lisait le plus au Moyen Âge, ne sont pas décorrélées de la question des canons textuels, même si elles ne la recouvrent pas tout à fait. Rien ne le montre mieux qu’une étude de Cédric Giraud sur les best-sellers spirituels[26] : il compare les pratiques de lecture (grâce à ces indications de la diffusion manuscrite) aux prescriptions données dans les listes d’ouvrages recommandés dans le cadre de la formation du clerc régulier. Pour ce lectorat spécifique, la « culture dévotionnelle standard »[27] est bien déterminée par le canon spirituel. Et de fait, les questions connexes du succès et du canon engagent toutes deux le rapport à l’autorité : sans que ce ne soit absolument systématique, l’attribution à une auctoritas est bien un des facteurs qui contribuent à expliquer la large diffusion d’une œuvre ; c’est également un des éléments qui, dans certains cas, permet d’instituer le texte en texte de référence[28]. Il demeure toutefois que popularité et canonicité ne coïncident pas exactement. L’écart est incontestable quand on confronte le canon moderne de la littérature médiévale et la liste des œuvres les plus lues ou les plus diffusées au Moyen Âge, la postérité ayant survalorisé certains textes et certains genres[29]. Mais cet écart existe aussi quand on s’en tient à la réception médiévale des ouvrages anciens ou médiévaux : le succès ne suffit pas pour faire le canon, lequel rassemble des écrits qu’un groupe reconnaît comme références. Si cette éminence et cette valeur propres au canon sont apparemment légitimées par des critères objectifs (auteur, ancienneté du texte, voies de transmission), elles sont le produit d’une construction sociale et historique, souvent lente et progressive, et d’un tri entre des versions alternatives voire concurrentes. C’est ce travail précis de fabrique du canon textuel que veulent mettre au jour les études qui suivent.
Ce processus de canonisation textuelle relève tout d’abord de l’histoire matérielle des textes. Cette canonicité est-elle signalée par des choix de copistes ? À partir de quel moment cela apparaît-il dans une tradition ? On peut notamment s’intéresser aux procédures d’authentification et d’autorisation d’une version orale au moment de sa mise par écrit et aux moyens qu’offrent les manuscrits pour fixer et figer un canon donné. La stabilisation textuelle s’accompagne-t-elle alors d’une standardisation de la mise en page et de la systématisation d’un titre ou d’une attribution ? Plus encore – et la réponse varie assurément selon le type de canon –, la question est de savoir si cette stabilisation d’une version est acquise dès la transmission manuscrite ou si elle revient surtout aux imprimés. Au-delà de la transmission du texte canonique lui-même, l’enquête sur la création des canons médiévaux attire également l’attention sur les enjeux de la composition du codex : la logique anthologique a certainement contribué dans plus d’un cas à faire d’un corpus un corpus de référence ; la mise en livre d’un ensemble textuel a pu permettre l’affirmation et la pérennisation d’un canon. On peut ainsi penser aux recueils d’auteur, à certaines collections de textes normatifs, aux miscellanées ou aux florilèges. Étudier les modalités de la canonisation implique de s’intéresser aussi à la circulation des manuscrits, aux milieux de copie et aux réseaux de transmission.
Cet aspect amène à un deuxième enjeu de l’étude sur la création médiévale des canons : parce que le processus qui fait qu’une œuvre devient une référence dépend de sa réception, le canon apparaît comme un lieu d’articulation du textuel et du social. Cela est manifeste quand on considère la diffusion d’un corpus : dans quels milieux celle-ci s’est-elle effectuée (milieu scolaire, milieu régulier, milieu professionnel, etc.) ? Est-ce que se dessine ce qu’on pourrait appeler des réseaux relationnels (par exemple à travers la transmission des maîtres aux élèves) ? On mesure l’intérêt de considérer la réception dans toute son historicité autant que dans ses variations géographiques et sociales. En amont de cette diffusion, il faut rappeler le rôle des autorités et des institutions qui canonisent ou excluent, notamment en faisant entrer un texte dans le cursus scolaire. Bénédicte Sère a ainsi montré comment la traduction latine de l’Éthique à Nicomaque[30], intégralement disponible en Occident à partir de 1246-1247, est passée du statut de texte secondaire et marginal à celui de pièce maîtresse de la philosophie morale aristotélicienne grâce aux évolutions des statuts parisiens de l’Université – d’autant que les programmes d’autres universités tout comme ceux des studia mendiants reprennent souvent ceux de Paris[31]. L’histoire de la canonisation rejoint ici une histoire de la transmission scolaire des textes et des savoirs et c’est bien cette dimension qui permet de comprendre les spécificités du temps et du rythme du processus de canonisation : Avicenne ne devient pas une autorité médicale en Italie dès le moment où le Canon est traduit en latin ; il y a un moment de latence qui met en évidence, ici encore, l’importance des choix faits lors de l’établissement des premiers programmes d’enseignement dans certaines universités de la péninsule[32]. L’étude de la fabrique du canon engage donc à examiner les structures sociales et scolaires médiévales qui ont permis à un corpus d’occuper une place éminente ; elle engage aussi à se demander ce que le canon fait au groupe qui le reçoit ou au milieu dans lequel il se diffuse. Car il n’y a pas un corpus canonique médiéval mais plusieurs canons, circulant dans des groupes précis, à des moments précis : ainsi du canon littéraire arabe, du canon médical ou du canon spirituel tel qu’il est défini par C. Giraud[33]. C’est dans tel groupe social déterminé que circulent, par exemple, tels manuscrits anthologiques de référence et c’est dans ce même groupe que ces textes seront canoniques, c’est-à-dire qu’ils seront dotés d’une valeur normative. De là et de manière corollaire, on peut se demander si le recours à un corpus commun ne contribue pas à constituer le groupe. Les maîtres transmettent aux élèves des textes faisant autorité, les textes canoniques peuvent être inscrits dans des programmes de lecture et d’enseignement : tout se passe comme si le groupe se reconnaissait aussi par les autorités et les références qu’il se donne. En ce sens, on peut voir le canon comme ce qui fonde de véritables « communautés textuelles »[34].
S’agissant de la fabrique des corpus de référence, un dernier enjeu peut être signalé : il invite à se demander ce que fait la canonisation au texte. Le processus se caractérise en effet par une dynamique textuelle paradoxale. D’une part, conformément à certains attendus liés au statut du corpus devenu référence, ce processus tend à fixer le texte, à stabiliser une version donnée comme la bonne version. C’est ainsi que se transmet un texte qui s’est uniformisé et sédimenté au fil du temps et qui, à l’instar de certaines collections hagiographiques tardo-antiques transmises jusqu’au cœur du Moyen Âge, peut offrir des modèles en partie anachroniques. Il peut y avoir de l’intempestif dans le texte canonique qui, en apparence, se maintient à l’identique. Mais, d’autre part, un mouvement inverse, souvent moins mis en valeur, opère. Car le texte canonique se caractérise aussi par sa plasticité : il se prête à nombre de versions abrégées, de réécritures, de traductions, précisément parce qu’il fait référence. Le texte canonique est aussi un objet mouvant, une « œuvre plurielle » : Florent Coste l’a montré à propos de la Légende dorée[35]. Nombre de témoins, tout en conservant l’identité du texte à lui-même (par la reprise, par exemple, de la formule de Legenda aurea), modifient profondément sa teneur : en retranchant des vies, en en ajoutant d’autres qui correspondent aux modèles de sainteté reconnus par les destinataires, en proposant différents types de reconfigurations… Le texte canonique n’est pas seulement un monument intangible, il est au cœur d’une dynamique textuelle faite d’actualisations et d’appropriations. Au fond, un texte canonique est aussi un texte souple et un texte qui varie. Et c’est sans doute parce qu’il est susceptible de variations qu’il devient canonique – parce qu’il se module en fonction des usages du livre et de ses publics.
Ce sont ces enjeux qui sont à l’horizon des études qui suivent. Le dossier est constitué de trois diptyques, chacun d’entre eux permettant de confronter, sur un type de canon, un exemple relevant de l’Orient médiéval et un exemple se rapportant à l’Occident.
Le premier diptyque propose deux études de cas sur le canon biblique. À partir de l’exemple d’Alcuin et, surtout, de Théodulf d’Orléans, Caroline Chevalier-Royer examine l’apport des bibles carolingiennes dans le choix des livres et leur mise en ordre : si ces entreprises éditoriales, dans un contexte où coexistent des listes concurrentes, procèdent bien à une sélection, celle-ci ne s’accompagne pas toujours de l’exclusion définitive des solutions alternatives et le processus de fixation du canon biblique, tel qu’il apparaît dans ce moment-clé, est très progressif et il est loin d’être linéaire. Damien Labadie, de son côté, retrace l’histoire de la constitution du canon de la Bible éthiopienne, qui se distingue par la référence au nombre allégué de ses 81 livres – un nombre idéal jamais atteint dans les faits, mais consacré par le roi Zar’a Yā‘eqob (1434-1468) comme une norme légitimante, compatible avec une très grande mouvance dans la sélection des livres retenus.
Le second moment de ce dossier invite à revenir, grâce aux travaux de Marie-Céline Isaïa et de Clément Salah, sur deux formes de normativité religieuse. La première étude, avec le cas de l’hagiographie latine qui permet d’associer la canonisation religieuse et la canonisation textuelle, montre, à partir de ce qu’affichent les textes de leur propre genèse, que la constitution d’un corpus en corpus de référence est une procédure collective qui aboutit à l’établissement d’un texte consensuel grâce à de multiples validations et autorisations. C’est un autre corpus canonique, lui aussi extérieur au texte sacré, qu’étudie C. Salah à partir de l’exemple de la doctrine juridique mālikite. La réception de l’œuvre d’Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī donne à voir un mouvement de canonisation qui passe à la fois par une entreprise de formalisation juridique (fixation d’un corpus grâce à une sélection dans un contexte d’avis divergents) et par un effort de transmission, assuré au plan textuel par la rédaction d’abrégés et de commentaires et au plan social par la diffusion dans un réseau mālikite.
Le dossier se termine par deux études consacrées au canon littéraire. Bruno Paoli s’intéresse à la canonisation de la poésie arabe préislamique, en particulier dans des anthologies comme les Muʿallaqāt : l’opération qui sélectionne et rassemble certains textes pour en faire des modèles, loin d’aboutir à une poésie rigide et sclérosée, favorise un art de la variation à partir de critères thématiques et linguistiques. Quant à Mariam Hazim-Terrasse, son étude sur la figure de Guenièvre déplace légèrement le poste d’observation puisqu’elle examine la manière dont se construit la version canonique d’un personnage. De fait, le processus, dont elle décompose les étapes, ressemble fort à celui qui a été décrit dans les autres études : sélection et reprise d’une version, validation de celle-ci et élimination de la proposition narrative concurrente, pour finir par sa diffusion à l’extérieur du lieu où ce premier consensus s’est dessiné.
[1] J’adresse mes plus chaleureux remerciements à Marie-Céline Isaïa et Bruno Paoli : je leur suis reconnaissante de leur relecture et de leurs remarques, toujours judicieuses.
[2] M.-P. Harder, « (Dé)construire le canon : introduction », Comparatismes en Sorbonne, (Dé)construire le canon, 4 (2013), p. 1-13.
[3] Pour une bonne synthèse, voir les polémiques nées autour de l’ouvrage d’H. Bloom, The Western Canon: The Books and School of the Ages, New York, 1994, dans R. S. Morales, « Harold Bloom, The Western Canon : retour sur le canon », Comparatismes en Sorbonne, (Dé)construire le canon, 4 (2013), p. 1-13.
[4] M.-P. Harder, « (Dé)construire le canon… », p. 2.
[5] Voir par exemple le numéro 19 de la revue Littératures classiques (1993), Qu’est-ce qu’un classique ?, et l’article liminaire d’A. Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », p. 11-31 ou encore P. Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, 2008 [1999], en particulier p. 135 sq.
[6] Sur l’histoire de la réception de Christine de Pizan, voir notamment C. C. Willard, Christine de Pizan. Her Life and Works. A Biography, New York, 1984, p. 211-223 et A. Paupert, « La place des auteures médiévales dans le canon littéraire (Marie de France et Christine de Pizan) », Littérature, 196 (2019/4), p. 56-71.
[7] Il est impossible de donner une bibliographie complète sur ce point. On se contente de signaler, dans l’importante synthèse dirigée par Martine Reid, l’étude de J. Cerquiglini-Toulet, « Le Moyen Âge (1150-1450) », dans M. Reid éd., Femmes et littérature. Une histoire culturelle, I, Moyen Âge-xviiie siècle, Paris, 2020, p. 21-217.
[8] Parmi d’autres références, on peut indiquer S. Gaunt, « Les espaces francophones au Moyen Âge et ses enjeux pour l’histoire littéraire », dans Espaces de la francophonie en débat, Forum APEF 2006, Porto, 2007, p. 7‑22 ; M. Uhlig, « Quand “Postcolonial” et “Global” riment avec “Médiéval” : sur quelques approches théoriques anglo-saxonnes », Perspectives médiévales, 35 (2014), en ligne : https://doi.org/10.4000/peme.4400 ; French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, éd. C. McDonald et S. R. Suleiman, Paris, 2014 [éd. anglaise 2010] (sur la question linguistique voir en particulier J. Cerquiglini-Toulet, « Langue, littérature, identité au Moyen Âge », p. 509-523), Échelles critiques. Le défi transnational des études littéraires, éd. J. David et A.-F. Schläpfer, numéro de la revue Compar(a)ison, 1-2 (2012 [2017]) et, en particulier, l’article de F. Coste, « “Lengue françeise cort parmi le monde” (Martin da Canal) : ce que le tournant global fait à la littérature médiévale en langue d’oïl », p. 27-43 et En français hors de France. Textes, livres, collections du Moyen Âge, éd. F. Zinelli, Paris, 2021.
[9] Pour des développements sur cet emploi, voir R. Hexter, « Canonicity », dans id. et D. Townsend, The Oxford Handbook of Medieval Latin Literature, Oxford, 2012, p. 25‑44. Voir aussi M. Gilbert, « Canon des Écritures », dans J.-Y. Lacoste, P. Beauchamp éd., Dictionnaire critique de théologie, Paris, 1998, p. 196‑200.
[10] Voir C. Linde, « Twelfth-Century Notions of the Canon of the Bible », dans J. Laughland Nelson, D. Kempf éd., Reading the Bible in the Middle Ages, Londres, 2015, p. 7‑18.
[11] J. Gaudemet, « Droit canonique », dans C. Gauvard, A. de Libera, M. Zink éd., Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, p. 436.
[12] Après les travaux fondateurs de K. Zechiel-Eckes (accessibles par exemple dans « Ein Blick in Pseudoisidors Werkstatt. Studien zum Entstehungsprozess der falschen Dekretalen », Francia, 28 (2001), p. 37-90, avec sa bibliographie), on peut suivre quelques développements grâce au site mis à jour entre 2004 et 2006 sous la responsabilité de K. G. Schon, https://www.pseudoisidor.mgh.de/. K. G. Schon a publié depuis « Zur Frühgeschichte der falschen Dekretalen Pseudoisidors », Proceedings of the Thirteenth International Congress of Medieval Canon Law, Città del Vaticano, 2010, p. 139-148.
[13] Sur tous ces éléments, voir surtout J. Chandelier, Avicenne et la médecine en Italie. Le Canon dans les universités (1200-1350), Paris, 2017.
[14] Comme l’indique C. Lucken, le terme est donné par David Ruhnken dans l’Historia critica oratorum Graecorum (1768). Voir l’ensemble de cette étude (C. Lucken, « Sélections et comptes d’auteurs. Quelques jalons dans l’histoire du canon littéraire », Littérature, 196 (2019/4), p. 7-30) pour ce qu’on pourrait appeler une histoire du canon littéraire avant le canon : l’auteur revient sur un certain nombre de listes sélectives d’œuvres excellentes depuis l’Antiquité.
[15] Au sein d’une bibliographie abondante et riche, on peut signaler l’étude de J.-M. Roulin portant sur les faits éditoriaux qui ont permis cette canonisation : « De l’édition comme événement littéraire : le cas de la Chanson de Roland », dans C. Saminadayar-Perrin éd., Qu’est-ce qu’un événement littéraire au xixe siècle ?, Saint-Étienne, 2008, p. 183-198.
[16] Sur le problème d’un canon spécifiquement médio-latin, voir R. Hexter, « Canonicity… ».
[17] Pour les listes de textes français établies au Moyen Âge, voir C. Lucken, « Sélections et comptes d’auteurs… ».
[18] Pour le Coran, après le récit classique de J. Burton, The Collection of the Qur’an, New York, 1977 et, récemment, A. Hilali, « Le palimpseste de Ṣan’â et la canonisation du Coran. Nouveaux éléments », Cahiers Glotz, 21 (2010), p. 443-448, voir en général G. Schœler, Écrire et transmettre dans les débuts de l’islam, Paris, 2002.
[19] Voir B. Grévin, Le Parchemin des cieux. Essai sur le Moyen Âge du langage, Paris, 2012, p. 189 sq.
[20] Le questionnement est fondateur pour ce travail, qui utilise la notion de « classiques » en 1979 (B. Munk Olsen, « Les classiques latins dans les florilèges médiévaux antérieurs au xiiie siècle », Revue d’histoire des textes, 9 (1979), p. 47-121) dans un article qui annonce sa monumentale Étude des auteurs classiques latins aux xie et xiie siècles, 5 t., Paris, 1982-2020. La notion repose sur une approche quantitative, qui conduit B. Munk Olsen à passer des « auteurs » classiques aux « manuscrits » classiques entre les années 1980 et les années 1990, avec la première « Chronique des manuscrits classiques latins (ixe-xiie siècles) », Revue d’histoire des textes, 27 (1997), p. 29-85.
[21] Fama Auctorum Medii Aevi.
[22] https://fama.irht.cnrs.fr//fr/ (consulté le 26 janvier 2024).
[23] D. Stutzmann, « Auteurs, genres, date de rédaction : comment étudier les facteurs de succès pour les œuvres recensées dans la base Fama », dans P. Bourgain et F. Siri éd., Succès des textes latins dans l’Occident médiéval. Approche méthodologique autour du projet Fama, Paris, 2020, p. 13.
[24] Œuvres Pieuses Vernaculaires à Succès/ Old Pious Vernacular Successes.
[25] https://opvs.irht.cnrs.fr/index.html%3Fq=fr.html#main-content (consulté le 26 janvier 2024).
[26] C. Giraud, « Qu’est-ce qu’un texte spirituel à succès ? Étudier un genre littéraire : entre sources médiévales et ressources contemporaines », dans Succès des textes latins…, p. 61-86.
[27] Ibid., p. 79.
[28] Voir en ce sens le phénomène pseudépigraphique et, par exemple, C. Giraud, A. Pistora, « La Lettre aux frères du Mont-Dieu ou la création d’une autorité textuelle », Cîteaux. Commentarii cistercienses, 69/1-4 (2018), p. 277‑299.
[29] Pour la littérature française médiévale, voir surtout F. Duval (Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, 2007) qui rappelle : « les textes médiévaux étudiés à l’Université par les étudiants de lettres sont majoritairement des œuvres qui ont été peu voire pas diffusées au Moyen Âge et que le xixe siècle a redécouvertes et canonisées » (p. 9).
[30] Cette version n’est sans doute pas médiatisée par les commentateurs arabes. Il demeure que Hermann l’Allemand a traduit en latin le Commentaire moyen de l’Éthique d’Averroès en 1240 à Tolède. Pour de premiers jalons concernant cette circulation, voir B. Sère, Penser l’amitié au Moyen Âge. Étude historique des commentaires sur les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque (xiiie-xve siècle), Turnhout, 2007, p. 31 sq. ainsi que F. Worther, « Les fragments arabes du Commentaire moyen d’Averroès à l’
E
́
t
h
i
q
u
e
a
̀ Nicoma
q
ue
»,
O
r
i
e
ns
, 47 (2019), p. 244-312.
[31] B. Sère, Penser l’amitié au Moyen Âge…, p. 37-42.
[32] J. Chandelier, Avicenne et la médecine en Italie…
[33] Écrits spirituels du Moyen Âge, éd. C. Giraud, Paris, 2019.
[34] La catégorie, bien connue, est celle de B. Stock, The Implications of Literacy: Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton, 1983.
[35] F. Coste, Gouverner par les livres. Les Légendes dorées et la formation de la société chrétienne (xiiie-xve siècle), Turnhout, 2021.