François MARTIN : « Jauger l’homme, juger l’œuvre »
Cet article se propose de rappeler que la critique poétique en Chine est née d’une tradition de jugement des individus, dans un champ essentiellement moral et politique, mais qui avait eu en partie pour arrière-plan à sa naissance les échanges poétiques de l’Antiquité. Ainsi existèrent dès le début entre critique des individus et critique de la poésie des rappports très intriqués qui eurent, sur la genèse et le développement de la critique poétique, des effets à la fois fécondants et restrictifs.
Valérie LAVOIX : « Le désenchantement de Liu Xie. Postures et devoirs du critique littéraire selon le chapitre “Du connaisseur” du Wenxin diaolong »
Plaidoyer pour la reconnaissance des oeuvres belles et pour l’autorité du critique littéraire, le texte dont on propose ici une lecture définit un ensemble de critères d’évaluation des oeuvres considérées tant dans leurs dimensions les plus formelles que d’un point de vue organique et normatif. L’évaluation n’est cependant que préliminaire à la perception de la disposition interne des oeuvres, cette dernière étant l’objectif ultime de leur appréciation, comme par empathie. Partant de l’amertume suscitée par la rareté des “connaisseurs” justes et véritables, comme par la difficulté du discernement en matière littéraire et par l’inéluctable partialité du critique, Liu Xie (ca 465-521) renverse l’amertume en enthousiasme, la difficulté en accessibilité, et redéfinit la posture du “connaisseur” comme celle d’un lecteur en sympathie avec l’auteur, capable de reconnaître et de savourer les oeuvres exceptionnelles, contribuant à leur beauté même et garant de leur fortune.
Romain GRAZIANI : « Combats d’animaux. Réflexions sur le bestiaire du Zhuangzi »
Le Zhuangzi est le seul ouvrage de Chine ancienne à avoir accordé une place essentielle, c’est-à-dire proprement philosophique, à l’animal, et s’en être servi non pour consacrer mais pour contester le pouvoir et critiquer l’aliénation de l’homme au sein du système rituel et politique. Le territoire des animaux offre ainsi un poste d’observation privilégié pour suivre l’homme tel qu’il s’est construit, ou mutilé, au cours de son histoire, collective et personnelle. Cette mise en perspective permet de concevoir ce que serait une vie libérée des dressages de la conscience constituée. Loin de se réduire toutes à des illustrations transparentes de situations humaines, ces scènes du monde naturel livrent leur signification une fois mesuré leur écart par rapport aux histoires édifiantes sur les animaux qui circulent au cours de toute la période des Royaumes Combattants, lesquelles ont pour fonction d’illustrer de manière ostentatoire la naturalité et l’universalité des principes politiques de domination monarchique des hommes. Le détour par l’animal auquel se livre Zhuang Zhou apparaît en effet, au-delà de ses visées différenciées, comme une façon de démystifier l’idéologie d’État qui exploite à bon escient les thèmes de la domestication du sauvage, de la moralisation des animaux par le sage souverain, ou encore la quasi-bureaucratisation du monde naturel dans les spéculations cosmologico-administratives. Parmi les figures naturelles, hybrides ou fantastiques de l’abondant bestiaire du Zhuangzi, notre attention se concentre sur les anecdotes et fables groupées autour des tortues, des chevaux et des poissons, qui contribuent le mieux à la critique des institutions majeures du monde chinois, et plus fondamentalement, des valeurs de sa civilisation.
Stéphane FEUILLAS : « Penser par contraste. Critique du bouddhisme et stratégies discursives dans le Zhengmeng de Zhang Zai (1020-1078) »
L’objectif de cet article est de montrer comment la prégnance de l’idéologie et de la phraséologie bouddhiques au XIe siècle a conduit Zhang Zai, l’un des promoteurs du “néoconfucianisme” ou plutôt de l'”Étude de la voie” (Daoxue), à développer des stratégies d’écriture originales pour redonner à lire le Canon confucéen. Prenant en compte la contamination de la réflexion sous les Song du Nord et ce à différents niveaux (social, familial, textuel) par la puissance spéculative du chan, il ne se contente pas de produire un discours critique ou polémique (qu’il juge en partie inefficace) contre tel ou tel point de doctrine, mais choisit de partir de l’aliénation des esprits dont ses contemporains sont, selon lui, victimes, de les libérer de proche en proche, par de subtils ajustements du lexique, de leur inconscience, et de mettre en place les conditions théoriques et discursives d’une possible réappropriation de la tradition. Ce faisant, il construit différentes procédures textuelles clairement dirigées contre la “confusion” et la “traduction” bouddhiques des termes les plus spéculatifs du confucianisme ancien, recourant à un usage massif de la citation et multipliant les couplages et les binômes. Il systématise ainsi une pensée du contraste où le sens se contextualise, où les notions se dissolvent au profit de dimensions et de champs à investir dans l’étude. Le discours critique ne doit dès lors plus être interprété localement selon tel ou tel parti pris, mais constitue le mode même de la lecture de son ouvrage principal, la Discipline pour les débutants.
Emmanuel POISSON : « De la critique à la réforme de la bureaucratie dans le Viêt Nam classique »
L’auteur interroge les modalités de la critique des dysfonctionnements de l’État au Viêt Nam du XIe au XIXe siècles. Son caractère itératif, stéréotypé, traduit-il la sclérose de l’administration ? La formule est trop simple pour rendre compte de la vitalité de la bureaucratie vietnamienne. La critique procédait en fait par ajustements graduels : ajustement des conduites individuelles mais aussi perfectionnement progressif des institutions. L’administrateur était invité à mouler sa conduite sur les modèles ou contre-modèles vietnamiens ou chinois. Nulle transformation brutale, mais une réforme étayée sur un corpus de précédents dans un dialogue toujours renouvelé entre le souverain et les administrateurs.
Rainier LANSELLE : « L’autre comme “imbécile”. Le système clos de la critique comme opération d’inclusion/exclusion »
L’article étudie certains éléments du commentaire de Jin Shengtan (1610-1661) sur le Pavillon de l’ouest (Xixiang ji) de Wang Shifu (ca 1250-1307). Dans ce commentaire, Jin Shengtan envoie de nombreuses piques à l’égard des lecteurs qui se méprendraient sur la supposée valeur réelle d’un texte auquel il voue une admiration sans borne, lecteurs fâcheux qu’il désigne systématiquement sous le nom d'”imbéciles”. Le rejet des “imbéciles” dans leur ineptie a pour contrecoup un désir de connivence de sujet à supposé sujet-pleinement-apparié-à-moi, qui fait système et donne le véritable objet, invisible, du discours, aux dépens de toute expression conceptuelle : autrement dit, ce qui compte dans le travail “critique” de Jin Shengtan, ce n’est pas tant la construction critique en tant que telle (elle n’est faite que d’une accumulation de notations ad hoc), mais ce qu’il met en scène de rapport d’hostilité/concorde. Jin Shengtan fait ainsi part, sans le savoir, de son désir d’un système clos où le binaire et ses ressources inépuisables d’inclusion/exclusion sont exploités par le sujet comme possibilité de jouir de la répétition sans avoir à rien connaître de la division de son discours, et où, au lieu d’avoir à juger, il s’en remettrait in fine, tout en ayant l’air de le défier, au discours du maître, vraie figure de celui qui serait “pleinement-apparié-à-moi”. Parfaitement univoque, son discours permettra au sujet de faire l’économie des ambiguïtés qui sont présentes non pas, assurément, dans celui des “imbéciles” – figure imaginaire – mais dans le sien propre : il y aura peut-être bien critique, alors, mais elle signera plutôt une position de volonté de non-savoir, celle-là même que le commentateur, qui décrit en virtuose l’art de l’indirect, nous présente comme un discours toujours chargé de sa propre moitié d’implicite, autrement dit d’inconnu.
François DE GANDT : « Le goût et les règles : les usages de la critique en Occident »
Le présent article propose deux études de cas concernant les pratiques occidentales de la critique. La première se fonde sur un essai de Hume sur la norme du goût où est soutenu le paradoxe selon lequel les théories de la science et de la philosophie apparaissent moins stables et assurées que les beautés de l’art : le standard des beaux-arts est plus certin que celui des sciences, du moins à l’échelle des siècles. Dans la seconde étude consacrée aux Topiques d’Aristote sont mises en évidence les procédures et les fonctions de la joute dialectique, véritable “sport” possédant ses règles du jeu propres et qui a servi à définir et à graduer des formes de discours critique (poétique, rhétorique, logique et démonstratif). Dans les deux cas se dégagent des critères de la vérité et de la valeur esthétique, avec des normes différentes selon les domaines et un effort constant pour élargir le champ de l’accord rationnel.