Introduction Anne-Lyse Renon
En 2008, le Museum of Modern Art de New York a organisé une exposition réunissant plus de 200 dispositifs, créations, objets ou illustrations de designers, d’artistes et de scientifiques sous le titre Design and the Elastic Mind. Lorsque les musées organisent des expositions sur la science, ils utilisent souvent des images spectaculaires, donnant à voir des phénomènes sublimés par leur présence graphique, leurs couleurs artificielles, en procédant à une esthétisation en-dehors du contexte. Au-delà de l’aspect séduisant, voire kitsch, cette esthétisation peut « tuer la profondeur et le contexte qui rendent justement la science intéressante » (Schwartz 2008). Cette exposition, par sa lucidité et son respect des informations données sur chaque objet présenté, avait pour but de donner de la science une nouvelle tonalité. L’idée de cette exposition est venue suite au lancement à l’automne 2006 par Paola Antonelli, la conservatrice et curatrice en chef du MoMa, et A. Bly, le créateur et rédacteur en chef de Seed Magazine, d’une série de salons mensuels réunissant scientifiques, designers et architectes, afin d’explorer les relations entre le design et la science et leurs éventuels points de contact.
L’hypothèse de départ, volontairement caricaturale, était que les scientifiques ne connaissent rien à l’art, a priori, et que les designers ne connaissent rien des calculs et des formules complexes manipulées par les scientifiques, afin de voir ce qu’il se passe lorsque ces deux communautés de pratiques et de savoirs, ainsi que leurs productions, se rencontrent. Certains travaux présentés peuvent évoquer la stupeur, ou susciter l’admiration, avoir l’air de miracles, particulièrement lorsqu’ils évoquent ou représentent des mécanismes ou phénomènes qui ont à voir avec la création du monde ou la vie (molécules ADN, formation de l’univers, galaxies lointaines, intelligence artificielle, par exemple). Au moment où cette initiative est lancée, on ne peut que constater un écart avec le champ académique français se revendiquant alors du monde de l’art, du design, des sciences, même si l’on peut retrouver bien sûr des formations en art appliqués, des expositions dédiées au design et aux relations art-science-technologies. Dix ans plus tard – notamment sous l’impulsion de la réforme des études universitaires Licence Master Doctorat faisant suite au protocole de Bologne – la communauté du design revendique une place à part entière dans les champs de la recherche scientifique au sein de la communauté académique française, notamment par le biais de l’accélération de la recherche en écoles d’art et de design, et de nombreux chercheurs en design se positionnent sur les relations entre création et connaissance scientifique.
Au croisement entre culture visuelle et matière vivante, toutes les définitions du terme « design » le situent dans l’enchevêtrement de plusieurs domaines : art, industrie, technologies, sciences humaines. Le renouvellement des pratiques du design passe par la redéfinition de son sens, même s’il s’est plus que jamais affirmé comme une discipline relevant du projet, de même que de nombreux débats tendent à vouloir fonder une science du design, ou à faire du design une science. Sur une trajectoire parallèle, la définition du design continue d’animer la communauté aussi bien des historiens, des théoriciens que des praticiens à travers le monde et dans de nombreuses publications. Cette trajectoire relie les théories de la culture visuelle et l’histoire, notamment graphique, et se cristallisent également autour de la question de la matérialité du design. Ces pratiques du design ne se sont jamais limitées à réaliser la rencontre entre l’art et l’industrie, comme l’avait souhaité Walter Gropius en 1919 dans le manifeste du Bauhaus. Elles se sont toujours situées au cœur des révolutions scientifiques, des poussées techniques, où chaque objet de recherche se révèle aujourd’hui être un nœud autour duquel les significations s’accroissent et s’épaississent. L’origine de ce présent essai vient d’une envie de réfléchir aux déplacements de ce terme, « design », dans le champ contemporain de la recherche. S’agit-il d’un outil didactique, d’une illustration, d’un processus inhérent à la production et à la transmission du savoir, voire d’une science ?
De nombreux ouvrages présentent l’histoire du design, l’évolution des écoles de pensée et celle des disciplines rassemblées derrière cette notion. Il ne s’agit pas ici de refaire une synthèse ou de présenter une étude exhaustive, ni de construire un plaidoyer pour la recherche en design ou en art en tant qu’approche singulière de la recherche scientifique, ou comme approche s’en démarquant de manière systématique. Le but est de comprendre les implications de la pratique du design, notamment graphique, dans la construction de la connaissance contemporaine, et ce particulièrement à l’heure où il infuse la transmission et la médiation de la recherche scientifique.
D’un côté, nous avons choisi d’interroger l’idée de design dans ses relations matérielles avec la construction de la connaissance. De l’autre il nous semble intéressant de raisonner à partir d’une grille comportant trois points d’entrée permettant d’étudier autant des pratiques et des usages liés à la notion de design que l’adoption omniprésente d’un concept flottant qui lui serait associé pour désigner des modes de connaissances :
1. Si l’on admet communément que le design trouve son origine linguistique dans le disegno de la Renaissance, signifiant à la fois tracé, contour, et projection, nous pouvons percevoir des implications importantes à retenir pour sa généalogie historique, et ses développements actuels et futurs. « Design » renvoie au dessin en tant qu’expression d’une forme présente à l’esprit ou au dessein dans l’imagination. Mais il fait également référence à une pratique industrielle de la conception de mise en forme – architecturale, objets de la vie courante, interfaces graphiques ou objets éditoriaux… – une mise en forme qui, par définition, dépasse le cadre de la simple « utilité ».
2. La question d’un « tournant visuel » ayant fait l’objet d’échanges théoriques importants depuis les années 1980, la culture visuelle des sciences nous semble en lien étroit avec l’idée que le design constitue un tournant dans la relation entre la visualisation et la société.
3. Finalement, la progression de la recherche en design, ou plutôt d’un design en recherche de sa recherche, nous semble cruciale. Nous proposerons ainsi des focus sur des cas issus de modes d’imagerie contemporains spécifiques comme la cartographie dynamique, les grammaires de signes graphiques et les dispositifs de médiatisation de la recherche scientifique afin de dresser un panorama des articulations fines où le design intervient.
Cette grille sera transversale à chacune des huit thématiques examinées dans ce livre. Certains débats deviennent des objets de fascination, d’association et de considération sans fin, aussi nous ne nous focaliserons pas sur les pratiques et les théories du design, car il nous semble crucial de le situer précisément dans un enchevêtrement entre les arts, les techniques et les sciences. Et pour résumer cette intention, empruntons les mots de Ettore Sottsass : « Ou bien le design n’existe pas, ou bien il a toujours existé » (Sottsass 2005).