Paris 8 - Université des créations

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Revue Médiévales. Langue Textes Histoire
Nombre de pages : 192
Langue : français
Paru le : 05/09/2019
EAN : 9782379240287
Première édition
CLIL : 3386 Moyen Age
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 240×160 mm
Version papier
EAN : 9782379240287

Version numérique
EAN : 9782379240294

Du nouveau en archives

Pratiques documentaires et innovations administratives (XIIIe-XVe siècles) - N°76/2019

Ce volume est dédié aux processus d’innovations documentaires qui sont à l’œuvre aux XIVe-XVe siècles dans les sociétés occidentales.

Après avoir mis en lumière un moment charnière aux XIIe-XIIIe siècles (le « tournant pragmatique »), les historiens s’attardent désormais aux évolutions des formes l’écrit qui ont facilité l’essor de l’imprimerie et la construction des États modernes.
Dans les derniers siècles du Moyen Âge, de nouvelles pratiques administratives se développent pour accompagner le changement de mentalité d’une société de l’oral à une société de l’écrit. Du pays de Galles au Bordelais, en passant par les villes du Nord de la France, tous les secteurs de la société sont touchés : institutions urbaines, princières, monastiques, ou simples particuliers produisent de nouveaux types d’outils documentaires nés de la combinaison de techniques d’enregistrement et de compilation, nourris d’emprunts et d’expériences passées. L’étude des mécanismes de ces transformations, qui font suite à la « révolution documentaire », révèle l’institutionnalisation progressive de l’administration et la rationalisation pragmatique de l’ordinaire.

Harmony Dewez
L’innovation documentaire à la fin du Moyen Âge

Élodie Papin
Les cartulaires de l’abbaye de Margam.
Le processus de cartularisation et l’administration 
des biens monastiques au pays de Galles au XIIIe siècle

Isabelle Bretthauer, Marlène Helias-Baron
L’individu face à la gestion d’un patrimoine :
la rédaction de « livres de gestion » au XIVe siècle

Emmanuel Melin
L’innovation documentaire, entre recyclage et enregistrements.
Le cas du Livre rouge de l’échevinage de Reims (XIVe-XVe siècles)

Marie-Émeline Sterlin
L’innovation documentaire à Amiens, entre création et adaptation 
(fin XIVe-début XVe siècle)

Cléo Rager
Les premiers registres de délibérations municipales tenus 
dans les villes champenoises.
Enjeux politiques et innovations documentaires (XVe siècle)

Jean-Baptiste Santamaria
Comptabilité publique et innovation à la fin du Moyen Âge.
Les institutions princières et l’émergence 
d’une culture numérique dans un ordre conservateur

Essais et recherches

Lucie Malbos
Nourrir les marchands et artisans d’Europe du Nord-Ouest (VIIe-Xe siècle).
Pratiques et stratégies alimentaires dans les emporia des mers nordiques

Point de vue

Jean-Philippe Genet
De la « grande crise » à la « grande transition » : une nouvelle perspective ?

Notes de lecture

Jean de Vignay, Le Miroir historial (Elisabetta Barale) ; Rosa Maria Dessì, Les Spectres du Bon Gouvernement. Artistes, cités communales et seigneurs angevins au Trecento (Jean-Baptiste Delzant) ; Pierre-François Fournier, Étude sur l’administration d’Alfonse de Poitiers dans la terre d’Auvergne. Édition critique de la thèse soutenue par l’auteur à l’École nationale des chartes en janvier 1911 (Sébastien Fray) ; Florian Besson, Justine Breton (dir.), Kaamelott, un livre d’histoire  (Alban Gautier) ; Lucie Malbos, Les Ports des mers nordiques à l’époque viking (viie-xe siècle)  (Alban Gautier) ; Agostino Paravicini Bagliani (dir.), The Impact of Arabic Sciences in Europe and Asia (Micrologus, XXIV) (Marc Moyon) ; John R. R. Tolkien, Beowulf. Traduction et commentaire, suivi de Sellic Spell (Alban Gautier)

Livres reçus

Élodie Papin – Centre de recherche universitaire lorrain en histoire/Université de Lorraine
Les cartulaires de l’abbaye de Margam. Le processus de cartularisation et l’administration des biens monastiques au pays de Galles au XIIIe siècle

Fondée en 1147 par le comte de Gloucester, seigneur de Glamorgan, dans la marche galloise, l’abbaye de Margam met ses chartes en rouleaux au début du XIIIe siècle. Le monastère cistercien cherche à répondre aux besoins d’administration et de gestion de ses biens. Ce processus de cartularisation des actes originaux s’inscrit dans les pratiques documentaires et archivistiques se développant alors dans l’Occident médiéval. Les cartulaires-rouleaux constituent un moyen pour l’abbaye de connaître son temporel afin de maîtriser son expansion et de faire face aux rivalités économiques, tout en l’ordonnant autour du monastère et en en préservant la mémoire.
Mots clés : Abbaye de Margam, cartulaires-rouleaux, Cisterciens, pays de Galles, pratiques de l’écrit, temporel.



Isabelle Bretthauer – Archives nationales (Paris)
Marlène Helias-Baron – Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT, Paris)
L’individu face à la gestion d’un patrimoine : la rédaction de « livres de gestion » au XIVe siècle

Si les « livres d’archives » (cartulaires, censiers, comptes, etc.) produits par les institutions ont été souvent étudiés pour les XIIIe et XIVe siècles, ceux des individus (laïcs ou clercs) restent encore relativement méconnus. Or, la « révolution de l’écrit » qui caractérise cette période du Moyen Âge est en partie portée par le poids de ces nouveaux acteurs dans le monde de la production écrite. Pour le XIVe siècle, la composition et la conservation de leurs documents ouvrent à l’historien des perspectives inédites et lui permettent d’observer les modes de gestion patrimoniale de ces individus grâce à la tenue de « livres », souvent fort complexes à appréhender. À partir de deux exemples angevin et bordelais, nous nous proposons de dresser une première typologie de cette documentation.
Mots clés : Administration domaniale, censier, France, livre d’archives, livre de gestion, pratiques de l’écrit, producteur d’archives.



Emmanuel Melin – Université Paris Nanterre
L’innovation documentaire, entre recyclage et enregistrements. Le cas du Livre rouge de l’échevinage de Reims (XIVe-XVe siècles)

Monument documentaire des archives rémoises depuis le XIXe siècle, le Livre rouge de l’échevinage de Reims, souvent qualifié de cartulaire, est un ouvrage complexe né à la fin du XIVe siècle et ne contenant presque aucun acte diplomatique, mais des cahiers hétéroclites, écrits entre le XIIIe et le début du XVe siècle, couvrant un panel varié d’actions administratives et constituant autant d’innovations documentaires. L’étude des cahiers, insérés dans leurs contextes respectifs de tensions et/ou d’institutionnalisation, atteste d’un apprentissage du gouvernement par l’écriture. La réactivation de ces écrits premiers, enrichis de nouveaux cahiers accueillant des enregistrements disparates et désordonnés entre les années 1370 et 1417, forme une cartularisation singulière, plus proche du bricolage documentaire. Conservatoire de toutes les inventions scripturaires, le Livre rouge forme ainsi une mémoire des origines du gouvernement qui s’invente.
Mots clés : Archives, cartulaire, mémoire administrative, Reims, scripturalité, ville.



Marie-Émeline Sterlin – Université Paris 1/Université de Franche-Comté
L’innovation documentaire à Amiens, entre création et adaptation (fin XIVe-début XVe siècle)

Au tournant des XIVe et XVe siècles, le paysage documentaire de la commune d’Amiens tel qu’il nous est parvenu dans les archives connaît de profondes modifications. En plus de conserver plus régulièrement ses comptes et ses registres de délibérations, la ville se dote de trois nouveaux cartulaires pour remplacer l’ancien, renouvelle son registre de cens et de rentes, et fabrique un recueil de statuts. Progressive et de longue durée, cette réorganisation documentaire survient après une intervention royale modifiant les institutions et la pratique du gouvernement municipal. Durant cette période, la création de solutions neuves, comme un manuscrit rassemblant des ordonnances édictées par l’échevinage, côtoie une innovation pensée et mise en œuvre en termes d’adaptation des cadres anciens aux nouvelles exigences : ajustement des conditions existantes de conservation, aménagement du type ancien du cartulaire.
Mots clés : Amiens, archives, cartulaire, gouvernement municipal, registre de délibérations.



Cléo Rager – Université Paris 1
Les premiers registres de délibérations municipales tenus dans les villes champenoises : enjeux politiques et innovations documentaires (XVe siècle)

Les premiers registres de délibérations municipales conservés pour les villes de Troyes, Reims et Châlons-en-Champagne s’inscrivent dans un contexte commun de production, celui du conflit entre Armagnacs et Bourguignons pendant la guerre de Cent Ans. Ce contexte est un facteur d’explication à la fois de la tenue de ces registres et de leurs formes et contenus similaires. Loin d’être motivée par des raisons internes à chaque ville, il semble que la tenue nouvelle de ces registres ressorte d’une demande et d’une possible vérification extérieure. Leur capacité à retranscrire l’exhaustivité de la vie municipale de cette époque s’en trouve alors atténuée.
Mots clés : Champagne, guerre de Cent Ans, pratiques de l’écrit, registres de délibérations municipales, ville.



Jean-Baptiste Santamaria – Université de Lille, Laboratoire IRHIS (UMR 8529)
Comptabilité publique et innovation à la fin du Moyen Âge : les institutions princières et l’émergence d’une culture numérique dans un ordre conservateur

Les modifications enregistrées par la documentation en matière de techniques comptables entretiennent des rapports complexes avec un autre phénomène propre à la fin du Moyen Âge : le développement d’institutions stables et normées chargées du contrôle des comptes. Si une première génération d’institutions accompagne la mise en place de toute une série de techniques entre XIe et XIIIe siècles, ces corps deviennent progressivement inadaptés aux changements rapides des modes de gestion et aux innovations documentaires apparues entre XIIIe et XIVe siècles. C’est pour répondre à ces nouvelles exigences, parfois promues par la base de l’administration, que les Chambres des comptes se mettent en place au cours du XIVe siècle, parfois avec un peu de retard sur les changements documentaires, mais se faisant immédiatement les promotrices zélées des techniques nouvelles. Une fois installées dans le paysage, ces institutions inventent moins qu’elles n’acclimatent et installent durablement toute une série d’innovations antérieures, dont la circulation répond cependant aussi à des enjeux de préséance et d’honneur. Après cette phase de « réformation », durant laquelle sont durablement établies les bonnes pratiques, un « effet institution » semble jouer : les Chambres défendent farouchement leur « style » qui devient un élément de leur autonomie ou de leur identité, qui garantit la validité de leurs actions, et les princes peuvent avoir du mal à les inciter à introduire de nouveaux usages.
Mots clés : Chambre des comptes, comptabilité, innovation, institutions, princes.



Jean-Philippe Genet – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De la « grande crise » à la « grande transition » : une nouvelle perspective ?
Mots clés : Crise, climat, histoire environnementale, maladie, peste.


Élodie Papin – Centre de recherche universitaire lorrain en histoire/Université de Lorraine
The cartularies of Margam Abbey. The process of cartularization and monastic estate management in thirteenth-century Wales

Founded in 1147 in the Welsh Marches by Robert, Earl of Gloucester and Lord of Glamorgan, Margam Abbey copied its original deeds onto rolls from the early thirteenth century onward. The Cistercian monastery sought to respond to the administrative demands of managing its estates. This process of cartularization of original deeds was consistent with the documentary and archival practices in the Medieval West. The roll-cartularies were a means for the abbey to control its estates through better knowledge, in a context of expansion and economic competition, while organizing it around the monastery and preserving its memory.
Keywords : Cistercians, Margam Abbey, roll-cartularies, temporal goods, Wales, writing practices.

 

Isabelle Bretthauer – Archives nationales (Paris)
Marlène Helias-Baron – Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT, Paris)
Managing one’s estate: Individuals and the production of administrative registers in fourteenth-century France

Contrary to the often studied thirteenth- and fourteenth-century administrative registers (cartularies, surveys, accounts, etc.) produced by medieval institutions, relatively little is known about similar types of records produced by individual laymen or clerks. This is a paradox, as the pragmatic turn characteristic of this period of the Middle Ages was in large part carried over by these new agents who participated in the production of written records. Studying the composition and conservation of records from the fourteenth century opens new perspectives for historians and allows us to observe individual practices in estate management through the medium of registers, which are often difficult to understand. This article offers an initial typology of these manuscripts through two case-studies from the Anjou and Bordeaux regions.
Keywords : Administrative register, archive producer, archives, estate management, France, land register, writing practices.

 

Emmanuel Melin – Université Paris Nanterre
Documentary innovation, between recycling and registration: The case of the Livre rouge of Rheims (fourteenth–fifteenth centuries)

The Livre rouge has been considered a monument of the communal archives of Rheims since the nineteenth century. Often described as a “cartulary,” it is in fact a complex manuscript created at the end of the fourteenth century that contains very few charters. It instead contains a variety of administrative documents written between the thirteenth century and the beginning of the fifteenth century, covering a wide range of administrative actions and displaying just as many documentary innovations. The study of the documents, placed within their respective contexts of conflicts and/or institutionalization, shows the government’s learning process through writing. Old texts were given new uses, supplemented by new administrative texts with disparate and disordered registrations from the 1370s to 1417, resulting in an innovative process of “cartularization,” which relied on experimentation and tinkering. The memory of these written innovations and their complex process of elaboration, of which the Livre rouge of Rheims acts as the keeper, echoes and mirrors the process of self-invention of the urban government itself.
Keywords : Administrative memory, archives, cartulary, charters, pragmatic literacy, Rheims, town, urban government.



Marie-Émeline Sterlin – Université Paris 1/Université de Franche-Comté
Documentary innovation in Amiens, between creation and adaptation (end of the fourteenth–beginning of the fifteenth century)

At the turn of the fifteenth century, the production of records of the city of Amiens (as far as its present archives reveal) underwent profound changes. Facing shifts in its institutions and tighter control from the King, the municipality renewed its practices of producing and conserving official written documents. During this gradual and lasting renewal, Amiens created new solutions, such as a register of statutes. This was coupled with carefully planned and executed innovations in adapting outdated systems to new requirements: for instance, adjusting existing conservation practices to keep the accounts and registers of deliberations, and changing the old cartulary by structuring it into three new ones.
Keywords : Amiens, archives, cartulary, municipal government, register of deliberations.



Cléo Rager – Université Paris 1
First registers of municipal deliberations held in towns in the province of Champagne: Political issues and documentary innovations (fifteenth century)

The earliest existing registers of municipal deliberations for the urban communities of Troyes, Reims, and Châlons-en-Champagne bear witness to a new emerging practice and share many common features. One factor that can explain their creation and their similarities is that they stem from a common historical background, namely the conflict between Armagnacs and Burgundians during the Hundred Years’ War. Far from responding to internal circumstances, it appears that these registers may be the result of external demand and, possibly, control. This in turn affects their capacity to fully reflect the municipal life of the time.
Keywords : Champagne, Hundred Years’ War, registers of municipal deliberations, town, writing practices.



Jean-Baptiste Santamaria – Université de Lille, Laboratoire IRHIS (UMR 8529)
Public accounting and innovation in the Late Middle Ages: Princely institutions and the growth of numerical culture in a conservative order

The transformations of accounting techniques in the Late Middle Ages have a complex relationship with another phenomenon: the development of stable and regulated institutions responsible for auditing accounts. Although a first generation of institutions accompanied the implementation of a series of techniques between the eleventh and thirteenth centuries, these bodies gradually became unsuited to the rapid changes in management methods and to the documentary innovations that emerged in the thirteenth and fourteenth centuries. It was in response to these new demands, which sometimes stemmed from the administration, that the “Chambres des comptes” emerged during the course of the fourteenth century. Despite initially lagging behind when it came to the documentary changes, they soon became ardent promoters of these new techniques. Once fully established, these institutions did not so much invent as acclimatize, and they implemented a series of past innovations. After this phase of “reformation,” during which long-lasting rules of good practice were put into place, an “institution effect” came into play: the “Chambres des comptes” stoutly defended their “style,” which became an element of their autonomy and their identity and served to guarantee the validity of their actions. This meant that princes struggled to impose new uses upon them.
Keywords : Accounting, Chambre des comptes, innovation, institutions, princes.

 

Jean-Philippe Genet – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
From the “great crisis” to the “great transition” : A new perspective ?
Keywords : Crisis, climate, disease, environmental history, plague.

Introduction

Harmony Dewez
L’innovation documentaire à la fin du Moyen Âge

Aujourd’hui bien intégrée dans la démarche historienne, l’étude des pratiques de l’écrit est une façon d’envisager l’artefact « document » à la fois comme objet d’histoire et comme facteur d’interprétation du texte 1. Ceci permet de renouveler notre compréhension des mécanismes sociaux à travers l’analyse de la vie du manuscrit et des initiatives individuelles qui l’ont produit et transformé ; à travers une réflexion sur les formes d’écrits et leur relation aux activités des hommes ; à travers la prise en compte du rôle de l’écrit dans les communautés et des conséquences sur les groupes humains d’une familiarité transformée avec ce médium. Ces trois aspects figuraient d’emblée dans l’ouvrage séminal de Michael Clanchy, que l’on ne pourra jamais trop citer tant son propos est pertinent 2. Son travail n’a toutefois pas fait école dans l’immédiat : le courant de la « scripturalité » et des « pratiques de l’écrit » a eu plus de succès sur le continent qu’en Grande-Bretagne, et ce n’est qu’à partir des années 1990 que cette approche s’est véritablement diffusée 3. Le dossier sur les Pratiques de l’écrit paru en 2008 dans cette même revue, coordonné par Pierre Chastang et Étienne Anheim, témoignait de la place nouvelle de celles-ci dans l’outillage du médiéviste, patiemment acquise grâce à cette génération d’historiens qui ont contribué par leur enseignement et leurs travaux à faire connaître l’importance du médium comme facteur d’interprétation des textes historiques, et comme fait lui-même 4. Le large xiiie siècle qui va de 1180 à 1330 est désormais considéré comme la période charnière de ce que l’on a coutume d’appeler la « révolution documentaire », la « révolution de l’écrit », ou le « tournant pragmatique », phase d’essor majeur de la production scripturale, tant d’un point de vue quantitatif que par les types d’activités et d’informations qu’elle concerne, au point de marquer le changement de paradigme qualifié si justement par Michael Clanchy de passage de la mémoire au document écrit, c’est-à-dire d’une société de l’oralité, dans laquelle les structures sociales reposaient sur les relations d’homme à homme, à une société dont les structures sociales sont désormais en partie médiatisées par le biais de l’écrit. Dix ans après, la nécessité de prendre en compte le support matériel des documents, la structure visuelle et logique du texte, les fonctions possibles des modes de communication et le statut de l’écrit comme vecteur d’information n’est plus à démontrer et se pratique de façon plus évidente, notamment par ceux qui y ont été familiarisés dès leur formation. Certains jalons ont été posés 5, mais, malgré le temps écoulé et les résultats acquis, les questions abondent toujours nombreuses. La plus pressante est peut-être celle-ci : quel est le devenir de la « révolution documentaire » ? Après le « tournant » des années 1180-1330, temps de changement de paradigme marqué par l’application de l’écrit à de nouveaux domaines d’activité, transformant radicalement les modes de justification de l’information au sein des sociétés médiévales, qu’advient-il des mécanismes de diffusion des pratiques de l’écrit et de leur impact sur le tissu social et les institutions ?

Les mutations du « tournant pragmatique » reposent en grande partie sur la création de nouveaux documents. Ce processus tient une place complexe dans les dynamiques sociales et institutionnelles : les producteurs d’écrits, confrontés à leur production et aux nouveaux usages qu’elle permet ou non, peuvent engager des actualisations du support qui renforcent une pratique ou, au contraire, l’abandonner. La production documentaire servant de révélateur aux pratiques dont elle force l’expression dans le cadre contraint de l’écrit influence en retour ceux qui l’initient. C’est ainsi que la mise par écrit et la mise en écrit des documents – la Verschriftlichung de l’école de Münster –, en association avec le développement de pratiques d’archivage plus ou moins systématiques selon les contextes, catalysent l’émergence de nouvelles catégories de pensée, dont la pensée comptable est un exemple. Ces phénomènes président à la constitution de mémoires documentaires – mémoires judiciaires, par exemple, qui transforment la pratique du droit, comme dans le cas de la Common Law anglaise, reposant sur le développement des Year Books, des sélections d’affaires juridiques traitées par les cours royales copiées et archivées annuellement de façon continue entre 1268 et 1535 pour servir à l’élaboration du précédent 6. De nouveaux types documentaires se diffusent également par imitation : la pratique de sélectionner des cas se retrouve dans la justice seigneuriale, dont les sujets requièrent toujours plus de recherches de références anciennes pouvant justifier leurs procès.

Dans les derniers siècles du Moyen Âge, l’essor quantitatif de la production et de l’archivage des écrits de la pratique transforme les modalités d’évolution du paysage documentaire. Cet essor quantitatif n’est pas un processus mécanique, mais résulte de choix qualitatifs qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des époques précédentes, puisqu’ils s’inscrivent dans un contexte où la gestion de l’information se fait selon des termes qui préparent le terreau du changement de paradigme suivant, celui de l’imprimerie et de la reproductibilité des supports, y compris pragmatiques. Dans ce contexte d’une société dans laquelle la communication écrite a pris une place croissante en tant que rouage des interactions sociales, de nouveaux besoins et de nouveaux usages ont émergé, nourris par la formation des États, le développement des universités, des choix techniques comme l’utilisation du papier et, de façon générale, l’instauration d’une « mentalité de l’écrit » signifiant que, même si l’on ne savait pas lire ou écrire, on possédait une familiarité avec le document écrit, parce que l’on y était confronté quotidiennement 7. Les processus de mise par écrit d’actions auparavant confinées à l’oral continuent de se produire et ainsi d’entraîner l’apparition de nouveaux types documentaires, tandis que les quantités d’informations déjà consignées par écrit, parfois dans des types documentaires parfaitement établis, subissent elles aussi des influences transformatives, que ce soit dans leur organisation graphique, dans leur mode de rédaction ou dans celui de leur sélection. L’étude des pratiques de l’écrit à la fin du Moyen Âge doit donc s’attacher à identifier ces changements d’expression documentaire, à exposer les façons nouvelles de traiter l’information et à expliciter les réalités sociales qui les sous-tendent, au-delà de certains semblants de permanence.

L’apparente stabilité d’un genre documentaire ancien tel que celui du censier, du cartulaire, voire d’un genre plus récent comme celui du compte, masque en effet des évolutions où l’on retrouve la double problématique des changements à l’échelle du document et des changements à l’échelle de leur usage par les groupes sociaux. Ainsi, si le cartulaire en tant qu’ensemble de copies de chartes perdure à l’époque moderne, de nouvelles formes de « cartularisation » témoignent de l’essor de nouveaux moyens de légitimer les droits et la possession. En Angleterre, on compose à partir du xiiie siècle des ensembles de copies de documents qui, pour l’essentiel, ne sont pas des chartes, mais des actes issus de diverses institutions – chancelleries, cours de justice urbaines ou royales, administrations locales. Ces ouvrages, qui suivent la logique du cartulaire en l’appliquant à d’autres objets, commencent à être identifiés dans la seconde moitié du xive siècle comme une nouvelle catégorie documentaire, celle du liber evidenciarum – book of evidences, ou livre de « preuves » – qui répond au besoin de créer des outils pour gérer ces nouveaux types documentaires, souvent d’origine royale, permettant la défense des droits seigneuriaux – statuts juridiques, feet of fines, writs, quittances, extraits des rôles de l’Échiquier et autres 8.

Les transformations de l’écrit aux xive et xve siècles apportent donc de nouvelles façons de faire, de nouveaux objets documentaires, qui matérialisent et influencent de nouvelles façons d’agir, pour reprendre la théorie de l’action développée par Pierre Chastang et Étienne Anheim 9. Saisir les transformations sociales du bas Moyen Âge ne peut se faire sans envisager les mutations du paysage documentaire et c’est ce que nous proposons d’aborder dans ce dossier à partir d’un ensemble d’études de cas issues de contextes croisés, touchant aux individus comme aux institutions, au monde des clercs comme à celui des laïcs. Pour qualifier ces transformations, nous avons choisi le terme d’innovation. Non au sens que certains seraient tentés de lui donner d’une inéluctable marche vers une rationalité comprise comme moderne, mais parce qu’il permet de suggérer les processus de renouvellement documentaire une fois le paradigme de l’écrit à usage administratif, économique et judiciaire entré dans les mœurs. Celle-ci s’exprime, ici encore, par l’émergence combinée de plusieurs facteurs, à plusieurs échelles : nouveaux gestes, nouvelles pratiques, nouveaux acteurs de l’écrit, qui aboutissent à la genèse de formes originales dont les mécanismes de création et, le cas échéant, de diffusion dépendent des contextes dans lesquels ils apparaissent. L’espace considéré va également en ce sens : traversé de circulations, d’échanges, de réseaux, durement marqué par les conflits qui rythment les derniers siècles du Moyen Âge, lesquels imposent leurs interactions contraintes qui rassemblent autant qu’elles divisent. Les articles de ce dossier aborderont plus particulièrement le Nord de la France, le Pays de Galles et l’espace normand, à travers le prisme de différents types de producteurs d’écrits, qu’il s’agisse du monde des villes, des monastères, des princes, ou des individus.

Ces travaux mettent en évidence plusieurs thèmes centraux de l’innovation documentaire à la fin du Moyen Âge. De nouveaux modes d’élaboration de l’écrit se normalisent : l’essor des pratiques d’enre­gistrement en est l’une des principales facettes. La construction de nouveaux outils se fait aussi par expérimentation, voire « bricolage » pour reprendre l’expression d’Emmanuel Melin, reflétant le caractère progressif et cumulatif de l’innovation documentaire à partir d’essais, de « brouillons ». Les nouvelles formes sont souvent issues de la combinaison de types documentaires plus anciens, refondus en des collections administratives répondant mieux aux besoins. Observer la création et la consolidation de nouveaux types documentaires, comme dans le cas des livres et registres urbains du Nord de la France, invite à penser le caractère conjoint des dynamiques d’institutionnalisation administrative et de maîtrise des flux informationnels. Prolongement visuel, matériel, pérenne ou semi-pérenne de la pensée et de la voix, le document écrit transforme la dimension de l’action humaine, et particulièrement de l’action collective dont il permet une autre forme de coordination dans l’espace et le temps. La dialectique entre initiative individuelle et contrainte institutionnelle, politique ou logistique confirme un équilibre variable dans la part des unes et des autres. Dans le cas des écritures de gestion patrimoniale individuelle ou familiale, c’est le constat de logiques partagées par des acteurs sans relation, comme l’illustre la centralité du noyau « censier » dans la composition de nouveaux livres administratifs. L’imposition ou la diffusion de modèles, que cela touche les municipalités ou les chancelleries princières, sert des objectifs politiques ; mais il ne faut pas oublier la part du savoir individuel de chaque scribe et la possible organisation collective du travail de production documentaire. La tension entre initiative individuelle et mise en œuvre collective est d’autant plus complexe que de nouveaux acteurs de l’écrit entrent en jeu et que la production documentaire s’accroît et se systématise.

Malgré le caractère inégal, non linéaire et incomplet de ce phénomène, il n’en reste pas moins que l’on peut voir, du xiiie au xve siècle, des paysages documentaires se transformer à plusieurs échelles, qu’il s’agisse de la mise en page, de la typologie, de l’organisation de la production ou de leur usage. Ces transformations elles-mêmes, mais peut-être plus encore leurs mécanismes et les modalités de leur mise en œuvre, servent de révélateur aux mutations sociales qu’elles accompagnent, l’une nourrissant l’autre et réciproquement.

Harmony Dewez – Université de Poitiers/CESCM

1.Voir par exemple L. Kuchenbuch, U. Kleine éd., Textus im Mittelalter. Komponenten und Situationen des Wortgebrauchs im schriftsemantischen Feld, Göttingen, 2006. Le présent dossier est issu d’une journée d’études qui s’est déroulée à Namur le 19 novembre 2018, intitulée « Formes et mécanismes de l’innovation documentaire dans les écrits pragmatiques en Europe du Nord-Ouest (xiiiexve siècles) ». Elle fut organisée dans le cadre d’un post-doctorat Move-In Louvain à l’Université de Namur, qu’il convient de remercier, ainsi que le FRS/FNRS. Je remercie très chaleureusement toute l’équipe du PraME : Jean-François Nieus, Xavier Hermand, Étienne Renard et Nicolas Ruffini pour leurs conseils et leur soutien ; Émilie Debu, Manon Vilain pour leur aide logistique. Je remercie également Paul Bertrand qui a généreusement accepté d’en faire les conclusions.

2.M. Clanchy, From Memory to Written Record, England 1066-1307, Londres, 1979, Chichester, 2013 [3e éd.].

3.Citons la thèse de P. Chastang, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (xiexiiie siècles), Paris, 2001 ; ou encore l’article de J. Morsel, « Ce qu’écrire veut dire au Moyen Âge… Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », Memini. Travaux et documents de la Société des études médiévales du Québec, 4 (2000), p. 3-43.

4.Médiévales, 56 (2009). Ont contribué à ce dossier Étienne Anheim, Pierre Chastang, Alice Rio, François Bougard, Laurent Morelle, Paul Bertrand et Roger Chartier.

5.Pour un bilan historiographique, voir S. Barret, D. Stutzmann, G. Vogeler, « Introduction », dans S. Barret, D. Stutzmann, G. Vogeler éd., Ruling the Script in the Middle Ages. Formal Aspects of Written Communication (Books, Charters, and Inscriptions), Turnhout, 2016, p. 1-24 ; H. Dewez, « Introduction », dans H. Dewez, L. Tryoen éd., Administrer par l’écrit au Moyen Âge (xiiexve siècle), Paris, 2019, p. 9-20. Pour d’autres exemples de travaux récents, voir P. Chastang, La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier, Paris, 2013 ; O. Mattéoni, P. Beck, éd., Classer, dire, compter. Discipline du chiffre et fabrique d’une norme comptable à la fin du Moyen Âge, Paris, 2015 ; B. Grévin, A. Mairey éd., Le Moyen Âge dans le texte. Cinq ans d’histoire textuelle au Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris, Paris, 2016 ; M. Mostert éd., Organizing the Written Word. Scripts, Manuscripts and Texts, Turnhout, 2017. Il faut saluer l’ouvrage de P. Bertrand, Les Écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (1250-1350), Paris, 2015, le seul à entreprendre une synthèse des résultats.

6.Voir A. Musson, Medieval Law in Context. The Growth of Legal Consciousness from Magna Carta to the Peasants’ Revolt, Manchester, 2001 ; A. Musson, W. M. Ormrod, The Evolution of English Justice. Law, Politics and Society in the Fourteenth Century, Basingstoke, 1999.

7.M. Clanchy, From Memory to Written Record…

8.Voir par exemple le Livre de John Blanchard, archidiacre de Worcester à la fin du xive siècle, étudié par Antoine Thiry : A. Thiry, Étude d’un cartulaire anglais de la fin du xive siècle : le registre de maître John Blanchard, archidiacre de Worcester, sur les droits de son manoir à Barford St Martin, mémoire de master inédit sous la direction de P. Bertrand, Université Catholique de Louvain-la-Neuve, 2018. Notons que ceci incite à repenser ce que l’on désigne par « ses propres documents » dans la définition du cartulaire par la Commission de diplomatique en 1984, définition selon laquelle il s’agit d’un « recueil de copies de ses propres documents ».

9.É. Anheim, P. Chastang, « Les pratiques de l’écrit dans les sociétés médiévales (viexiiie siècle) », Médiévales, 56 (2009), p. 5-10.

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Revue Médiévales. Langue Textes Histoire
Nombre de pages : 192
Langue : français
Paru le : 05/09/2019
EAN : 9782379240287
Première édition
CLIL : 3386 Moyen Age
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 240×160 mm
Version papier
EAN : 9782379240287

Version numérique
EAN : 9782379240294

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