Éditorial
Ces dernières décennies ont vu une prise en considération de plus en plus importante des questions éthiques au sein du monde de l’art contemporain. Les démarches des artistes sont de plus en plus concernées par des questions d’ordre politique ou social : la lutte contre toutes les formes de discrimination, le fait d’alerter sur l’urgence écologique, la mise en cause de la mondialisation néolibérale, etc. Au même moment, la plupart des institutions d’art contemporain s’associent à ces questionnements et mettent un point d’honneur à valoriser davantage les pratiques de femmes artistes ou d’artistes issus des minorités, à corriger des situations problématiques (on pense à la question des restitutions pour les musées), tout en consacrant une part importante de leur programmation à des discussions sur des sujets politiques ou sociaux, souvent en faisant appel à des intervenants issus de sphères activistes.
Cette évolution de la scène de l’art contemporain se retrouve dans les formes de rejet dont il est l’objet. Si les rejets de l’art moderne et contemporain se sont longtemps faits sur un plan esthétique, en insistant notamment sur le fait que les œuvres produites ne correspondaient pas à la tradition, aux apparences ou à l’authenticité de la démarche de l’artiste (au sens traditionnel), les rejets de ces dernières années concernent beaucoup plus des questions d’ordre éthique ou politique, souvent en impliquant un jugement d’ordre moral. En d’autres termes, si les artistes et les acteurs de l’art sont critiqués aujourd’hui, c’est souvent parce qu’ils transgressent, mettent en doute ou ne respectent pas des valeurs supposées communes : lorsqu’il s’en prend aux femmes ou aux membres de telle ou telle minorité, qu’il valorise le pouvoir de l’argent, qu’il n’est pas suffisamment sensible aux questions environnementales, qu’il ne s’occupe pas des problèmes des classes sociales défavorisées, etc.
Ces dénonciations – de plus en plus répandues ces dernières années, à la fois dans les médias grand public, les réseaux sociaux et au sein du milieu de l’art – posent la question de ce que pourrait être un art plus acceptable. Est-il d’ailleurs possible ou souhaitable d’avoir un art qui mettrait en exergue les valeurs communes à la société, qui serait consensuel, valoriserait les réussites des femmes et des minorités, s’en prendrait aux inégalités sociales et au pouvoir de l’argent, tout en étant accessible à tous ?
Le partage collectif des questions éthiques affronte ici l’un des principes centraux de la sphère de l’art : la défense de son autonomie, laquelle se retrouve dans la mise en avant d’une éthique propre à chaque artiste et qui garantirait l’authenticité de sa démarche. Une telle éthique est-elle compatible avec un engagement plus large qu’une simple pratique artistique ? À quelles conditions l’artiste peut-il se faire le porte-parole d’une cause qui ne le concerne pas directement ? Attribuer à la création artistique la faculté de résoudre des conflits ou de susciter les prises de conscience n’est-il pas un vœu pieu ? Un artiste peut-il dénoncer l’emprise du capital tout en participant au marché de l’art ? Une artiste peut-elle alerter sur l’urgence écologique, tout en se déplaçant aux quatre coins de la planète ? Les artistes peuvent-ils être engagés à la fois dans un combat social ou politique et dans la défense de l’autonomie de leur pratique ?
Les trois premiers articles de ce numéro pourraient quasiment constituer un sous-dossier autonome, puisqu’il y est à chaque fois question de la réaction des artistes face à la crise des migrants. Dans le premier, Sophie Lacombe aborde le positionnement du milieu du théâtre face à cette crise : entre interventions dans les camps de réfugiés et importation de migrants sur des théâtres parisiens. La question se pose nécessairement : ces opérations sont-elles réalisées sur, pour ou avec ces personnes ? Et quelle place leur laisse-t-on ? Paul-Bernard Nouraud interroge, quant à lui, un projet de l’artiste suisse, Christoph Büchel, lequel avait consisté à déplacer à la Biennale de Venise un bâteau de réfugiés, qui avait coulé quelques temps auparavant, occasionnant une horrible tragédie et des réactions indignées en Europe. Le déplacement très coûteux du bâteau à Venise pose de nombreuses questions, au moins autant que la difficulté des différentes autorités à réagir, tout au long de cette histoire. Ewelina Chwiejda évoque les activités d’un groupe allemand, le Zentrum für Politische Schönheit qui, entre activisme et intervention artistique entend agir plus directement afin de faire prendre conscience des drames qui se produisent quotidiennement. Les simulacres d’enterrements qu’ils produisent – avec ou sans les principaux concernés – posent, là encore, des questions d’ordre éthique autant qu’esthétique.
La suite du numéro concerne des cas de différends d’un autre ordre entre éthique et esthétique. L’article de Nadine Asmar est ainsi consacré au film L’Attentat, du cinéaste libanais Ziad Doueiri, un film censuré dans un certain nombre de pays arabes en raison de la volonté de le tourner en Israël. Ici, les impératifs politiques s’imposent de toute évidence aux choix esthétiques, qu’ils conditionnent, voire escamotent, sans discussion possible. La situation est quasiment inversée dans les représentations théâtrales dont rendent compte Rafaella Uhiara et Denise Cobello. Ici, les questions éthiques sont plutôt posées par les choix esthétiques de metteurs en scène qui emploient des non-professionnels, dont le statut est pris entre celui d’objets qu’on déplace sur scène et celui d’acteurs à part entière.
Les deux textes suivants reposent les mêmes questions, mais au regard de la philosophie. C’est le cas avec les spectacles inspirés de la violence des tragédies antiques, mis en scène par Romeo Castellucci. Pour Diego Scalco, Castellucci renoue avec une généalogie nietzschéenne du tragique et avec la critique du discours historico-politique élaborée dans son sillage par Michel Foucault. Le texte de Philip Mills analyse, quant à lui, le travail de Christophe Hanna, à la lumière de la compréhension wittgensteinienne du rapport entre éthique et esthétique (en partant de la célèbre remarque du Tractatus, selon laquelle les deux ne feraient qu’un, puisqu’ils renvoient tous deux à un élément inconnaissable et mystique.
Le dernier texte du dossier présente un cas concret d’ambivalence entre éthique et esthétique. Flore Di Sciullo reprend le déroulé de « l’Affaire Finlay », un épisode qui n’est sans doute pas le plus glorieux de l’histoire de la revue art press. La revue, célèbre pour sa défense régulière de la liberté d’expression s’est en effet retrouvée en première ligne dans la volonté de censurer l’œuvre d’Ian Hamilton Finlay, pour des motifs qui, bien qu’ils aient été présentés sous l’angle éthique sont peut-être davantage esthétiques.
Nous publions également, un entretien de David Martens avec la directrice de l’IMEC, Nathalie Léger. Cet entretien aurait pu figurer dans le numéro précédent de Marges, qui était consacré à la relation de l’art contemporain aux institutions. Il s’agit ici de revenir sur les cartes blanches que l’IMEC propose à des artistes et écrivains et qui donnent lieu à l’organisation d’expositions à Caen.
Le numéro ne serait pas complet sans son portfolio. Cette fois-ci, il y en a deux, confiés à Artavazd Pelechian et David Ru.
Jérôme Glicenstein
Avril 2022