Avant-propos
Flaubert : une éthique de l’écriture
Dès sa première publication, alors qu’il écrit depuis vingt ans pour lui seul et pour quelques amis, Flaubert fait l’expérience de la censure. Accusé pour Madame Bovary d’outrage « à la morale publique et religieuse ou aux bonnes mœurs », selon une loi de 1819 toujours en vigueur sous le Second Empire, il est acquitté, en grande partie grâce à la notoriété de la famille Flaubert. Peu de temps après, le poète des Fleurs du mal est condamné pour « offense à la morale publique et aux bonnes mœurs ». La situation ne s’arrange pas sous la République, qui érige le Sacré-Cœur en expiation de la Commune et organise des pèlerinages sulpiciens. L’ordre moral triomphe. Le Dictionnaire des idées reçues s’en fait l’écho : « Bases de la société. Id est : la propriété, la famille, la religion – le respect des autorités./En parler avec colère si on les attaque. »
Pour Flaubert, les critères de la moralité et de l’immoralité sont ailleurs. Au moment du procès de Madame Bovary, il explique à son frère Achille : « On voulait à toute force en finir avec la Revue de Paris, et il était très malin de la supprimer pour délit d’immoralité et d’irréligion ; malheureusement mon livre n’est ni immoral ni irréligieux » (le 6 janvier 18571). « Il y a de l’immoralité à bien écrire », dit-il encore à Edma Roger des Genettes, le 20 janvier 18572. C’est en fait la nouveauté du style de Madame Bovary qui bouleverse les idées reçues, en particulier une forme d’impersonnalité fondée sur la polyphonie et le discours indirect libre.
Flaubert retourne l’accusation d’immoralité contre ses censeurs : l’immoralité, c’est la bêtise même. « Voilà la vraie immoralité : l’ignorance et la Bêtise ! Le Diable n’est pas autre chose. Il se nomme Légion. » (12 janvier 1877, à Caroline3). L’écrivain relève les sottises critiques publiées sur Madame Bovary pour en constituer un dossier, dans un geste que prolongera le sottisier de Bouvard et Pécuchet.
L’immoralité est aussi du côté de la critique littéraire qui méconnaît l’esthétique de « l’œuvre en soi », sa « poétique insciente » : « Ce qui m’indigne tous les jours, c’est de voir mettre sur le même rang un chef-d’œuvre et une turpitude. On exalte les petits et on rabaisse les grands ; rien n’est plus bête ni plus immoral »4. L’immoralité ou l’obscénité, pour un écrivain, c’est de manquer à l’éthique de l’écriture5. Le débat amical qui oppose Flaubert à George Sand est très éclairant. Il engage tout à la fois une éthique de l’écriture et une poétique de la lecture. Pour George Sand, l’échec de L’Éducation sentimentale est dû à l’absence de l’intervention de l’auteur :
L’Éducation sentimentale a été un livre incompris, je te l’ai dit avec insistance, tu ne m’as pas écoutée. Il fallait ou une courte préface ou, dans l’occasion, une expression de blâme, ne fût-ce qu’une épithète heureusement trouvée pour condamner le mal, caractériser la défaillance, signaler l’effort. […] J’ai déjà combattu ton hérésie favorite, qui est que l’on écrit pour vingt personnes intelligentes et qu’on se fiche du reste. […] Il faut écrire pour tous ceux qui ont soif de lire et qui peuvent profiter d’une bonne lecture. Donc, il faut aller tout droit à la moralité la plus élevée qu’on ait en soi-même et ne pas faire mystère du sens moral et profitable de son œuvre6.
Flaubert lui répond :
Quant à laisser voir mon opinion personnelle sur les gens que je mets en scène, non, non ! mille fois non ! Je ne m’en reconnais pas le droit. Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car, du moment qu’une chose est Vraie, elle est bonne. Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu’ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas « comme ça » dans la vie.
Et notez que j’exècre ce qu’on est convenu d’appeler le réalisme, bien qu’on m’en fasse un des pontifes7.
L’esthétique de l’impersonnalité (« ne pas s’écrire ») est une éthique en ce qu’elle refuse de transformer l’œuvre en réceptacle de l’opinion de son auteur : « Je ne crois même pas que le romancier doive exprimer son opinion sur les choses de ce monde. Il peut la communiquer, mais je n’aime pas à ce qu’il la dise. (Cela fait partie de ma poétique, à moi.) » (À George Sand, 10 août 18688). Cette poétique revient à substituer au point de vue monologique de l’auteur celui des personnages, à fondre les voix dans l’indirect libre et la polyphonie des discours. Cette poétique, qui se met en place dans Madame Bovary et se radicalise de Salammbô à Bouvard et Pécuchet, se construit en contrepoint du sentimentalisme romantique : « Les Romantiques auront de beaux comptes à rendre avec leur sentimentalité immorale9 ». Emma Bovary, ses clichés, ou Frédéric Moreau sont à leur manière des « célibataires de l’art », fermés à la création artistique. D’où, selon Jacques Rancière, le meurtre esthétique d’Emma10.
Pour Flaubert, l’éthique de l’écriture se fonde sur l’impératif moral de l’œuvre exclusivement (« L’homme n’est rien, l’œuvre tout11 ») et sur la coïncidence du vrai, du bon et du beau. « Ce qui est beau est moral, voilà tout, et rien de plus », écrit-il dans une lettre ouverte adressée à Maupassant « prévenu “pour outrage aux mœurs et à la morale publique” » pour son poème « Au bord de l’eau », et publiée dans Le Gaulois du 21 février 188012.
Cette éthique de l’art s’ancre dans l’esthétique allemande de la fin du xviiie siècle, qui affirme l’autonomie de l’art, sa finalité sans fin, son désintéressement de toute finalité utilitaire – de tout service d’une cause politique ou morale. Ceci n’exclut pas une moralité dérivant de l’œuvre. Ainsi des conclusions que la bourgeoisie aurait pu tirer au moment de la Commune du tableau politique de L’Éducation sentimentale. Le livre « sur rien », le style comme « manière absolue de voir les choses » ne signifient pas un formalisme vide, mais, comme l’a montré Jacques Rancière, une déliaison des codes rhétoriques, des systèmes préimposés de valeurs préalables à l’œuvre, avec lesquels et contre lesquels l’écriture travaille13.
Cette esthétique est encore une éthique en ce que le rapport du vrai et du bien (un vrai que l’art doit recréer par la projection imaginative alliée de la recherche documentaire) se double d’une équation du vrai et du juste, fondée sur le rapport du son, du rythme et du sens. « Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore ; soyez-en sûre. La précision de la pensée fait (et est elle-même) celle du mot », affirme-t-il en 1857 à Mlle Leroyer de Chantepie14. « Pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? » s’interroge-t-il quelque vingt ans plus tard, comparant l’esthétique de l’œuvre à la précision d’assemblage d’un mur de l’Acropole : « Eh bien, je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le pli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une Vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel – comme un principe ? (Je parle en platonicien)15. »
Ce travail singulier du style accompagne une valorisation de l’écriture comme absolu de l’œuvre, à l’encontre de la littérature industrielle, du journal, de la diffusion en nombre des stéréotypes dans le texte imprimé et les images, et de l’opinion des majorités. « Qui sait s’il n’y aurait pas moyen de retrouver pour l’esthétique ce que le stoïcisme avait inventé pour la morale ? » (À Louise Colet, 24 avril 1852.) « Comme je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire un public et que ce public n’est pas fait pour moi, je m’en passerai. “Si tu cherches à plaire, te voilà déchu” dit Épictète. Je ne déchoirai pas ». L’« homme-plume » écrit pour lui une littérature qu’il juge « im-payable » par ses contemporains. Elle est destinée aux lecteurs exigeants de l’avenir à qui s’adresse ce style elliptique : « Car j’écris (je parle d’un auteur qui se respecte) non pour le lecteur d’aujourd’hui mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter, tant que la langue vivra16 ».
Dans son très bel article sur Madame Bovary, Baudelaire avait pris d’emblée la défense de l’œuvre en appelant au travail du lecteur :
Plusieurs critiques avaient dit : cette œuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l’auteur. […]
Absurdité ! Éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! – Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire. La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion17.
Ce volume croise des textes de philosophes et de littéraires qui explorent quelques aspects de ce rapport entre éthique et esthétique chez Flaubert : les nouveaux enjeux de la littérature, les implications du bovarysme, les enjeux éthiques de l’art à travers la confrontation de Flaubert à d’autres artistes et penseurs de la modernité, de Baudelaire à Ruskin, la présence de Flaubert chez Nietzsche, et de Sade chez Flaubert, en des liens subtils et complexes.
Dans la première partie du livre, Pierre Bergounioux souligne le nouveau dessein de l’écriture flaubertienne à partir des écrits de jeunesse, qui n’est pas moins qu’une mise à mort de son lecteur. À partir d’une confrontation avec le lyrisme de Whitman, Jacques Rancière définit l’éthique de l’écriture flaubertienne, dans Madame Bovary, ou Bouvard et Pécuchet, sous le point de vue du pouvoir de l’infime, dans ces moments d’épiphanie de la sensation, qui relèvent d’une morale panthéistique de l’impersonnel, à distance du lyrisme et du sentimentalisme. Agnès Bouvier s’attache aux liens de la création littéraire et de la traduction dans Salammbô. Elle y étudie l’invention par Flaubert d’une langue « barbare », fondée sur les choix de traduction de la Bible de Samuel Cahen, et interroge les enjeux éthiques et esthétiques du traduire.
Emma Bovary et le bovarysme sont au centre de la seconde partie. En dialogue avec la perspective de Jacques Rancière dans Politique de la littérature, Françoise Gaillard reprend la question du meurtre esthétique d’Emma Bovary. Delphine Jayot étudie la variation de ses représentations dans la critique des xixe et xxe siècles, qui est emblématique de l’intrication de l’éthique et de l’esthétique. Per Buvik s’attache ensuite au devenir du bovarysme dans la philosophie de Jules de Gaultier, et à la réception de Flaubert, fortement marquée d’un esthétisme nietzschéen.
Dans la troisième partie, Loïc Windels confronte les enjeux éthiques et esthétiques divergents du discours mélancolique chez ces deux écrivains jumeaux par leur année de naissance, tous deux sensibles au cliché, Baudelaire et Flaubert. Déborah Boltz présente l’état d’une question jusqu’ici mal connue : la référence, dans les notes et manuscrits de Flaubert, au critique d’art John Ruskin. Elle transcrit en annexe les notes inédites de Flaubert sur L’Esthétique anglaise (1864) de Joseph-Antoine Milsand, un auteur qui a joué un grand rôle dans la diffusion de Ruskin en France dans la seconde moitié du xixe siècle, et que Flaubert a lu pour L’Éducation sentimentale.
Dans la quatrième partie, parodiant un titre de Nietzsche (« Nietzsche contre Flaubert ? »), Jean-Michel Rey s’interroge sur la présence complexe et critique de Flaubert dans la pensée du dernier Nietzsche. Pierre-Marc de Biasi et Florence Pellegrini reviennent sur l’ombre de Sade chez Flaubert, dont on savait l’importance majeure pour Flaubert et ses amis, mais dont les repères étaient peu définis. Pierre-Marc de Biasi reprend à neuf les relations de Flaubert avec les textes du Divin Marquis et « la légende noire qui les entoure ». Il met au jour le Sade que Flaubert a pu lire en son temps, fait le point sur l’ensemble des références flaubertiennes, et souligne l’extrême complexité du binôme « Flaubert avec Sade », une compagnie à distance variable. Florence Pellegrini ouvre des perspectives sur cette présence de Sade dans l’œuvre flaubertienne par une étude des scénarios de Madame Bovary et un parcours du réseau des objets sadiens dans le texte et les manuscrits de Flaubert.
Anne Herschberg Pierrot
1. Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. II, p. 652. Toutes les références dans ce livre à la correspondance de Flaubert renvoient à l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » établie par Jean Bruneau, et par Yvan Leclerc pour le dernier volume (t. I, 1973 ; t. II, 1980 ; t. III, 1991 ; t. IV, 1998 ; t. V, 2007).
2. Ibid., t. II, p. 669.
3. Ibid., t. V, p. 169.
4. À George Sand, 2 février 1869, ibid., t. IV, p. 15 sq. Flaubert vise dans ce contexte l’approche historienne de Sainte-Beuve et celle de Taine.
5. Voir, sur ce sujet, Gisèle Séginger, Flaubert, une éthique de l’art pur, Paris, SEDES, 2000.
6.Lettre de George Sand à Flaubert, 12 janvier 1876, Correspondance, op. cit., t. V, p. 7 sq.
7. Lettre du 6 février 1876, ibid., t. V, p. 12.
8. Ibid., t. III, p. 786.
9. À George Sand, 12 octobre 1871, ibid., t. IV, p. 393.
10. Jacques Rancière, « La mise à mort d’Emma », dans Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 69.
11. À George Sand, fin décembre 1875, Correspondance, op. cit., t. IV, p. 1000.
12. À Maupassant, 19 [16] février 1880, ibid., t. V, p. 839.
13. Jacques Rancière, La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette Littérature, « Pluriel », 1998, p. 107, et Politique de la littérature, op. cit., p. 19.
14. Lettre du 12 décembre 1857, Correspondance, op. cit., t. V, p. 785.
15. À George Sand, 3 avril 1876, ibid., t. V, p. 31.
16.À George Sand, 4 décembre 1872, ibid., t. IV, p. 619.
17. Charles Baudelaire, « Madame Bovary », L’Artiste, 18 octobre 1857, dans Curiosités esthétiques. L’art romantique, Paris, Garnier, 1962, p. 647.