Introduction
Laurent Feller, Didier Boisseuil
Fortunes, richesse, pouvoir
Le succès continu des travaux de Thomas Piketty nous montre l’intérêt actuel porté à la question des fortunes, de leur formation, de leur reproduction et de leur transmission[1]. C’est un sujet d’économie qui concerne évidemment aussi l’histoire du moyen Âge, mais dont l’étude marque actuellement le pas dans l’historiographie française[2]. Alors que les chercheurs anglo-saxons abordent cette question en mobilisant sans complexe et, parfois sans grand recul méthodologique, les outils et les catégories de la science économique, le monde académique français manifeste à son égard une très grande retenue. Les thématiques liées à la production, à l’échange, à l’accumulation et à la transmission des patrimoines sont pourtant centrales pour parvenir à une juste appréhension de la vie médiévale dans sa globalité, la matérialité des choses ne pouvant passer pour secondaire ou subalterne dans l’organisation de la société, mais étant bel et bien structurante. Acquérir, posséder et transmettre des biens de propriété abondants, avoir accès aux moyens d’accroître ou de reproduire la richesse détermine en grande partie l’activité humaine, que l’on considère celle des élites ou celle de ceux qui, artisans ou paysans, sont placés au bas de l’échelle sociale.
L’accumulation et l’inégalité de la répartition des biens se trouvent au cœur du processus de développement du Moyen Age central, ainsi que des mécanismes sociaux et économiques qui amènent à sa crise finale[3]. Elles fondent le débat entre théologiens de la fin du Moyen Âge et nourrissent la réflexion actuelle sur la nature de l’économie médiévale. Or, si la pauvreté fait depuis longtemps l’objet d’études approfondies, la richesse en tant que telle a bien souvent été ignorée, conçue comme une évidence sans doute un peu méprisable, alors qu’elle est au cœur de la pensée économique, et ce depuis ses origines[4], qu’elle interroge sur le nécessaire et le superflu, et qu’elle entretient des liens particulièrement étroits avec les pratiques de domination. L’étude de la richesse s’est en grande partie effectuée par antonomase, en quelque manière, en s’attachant essentiellement à la pauvreté, et en posant immédiatement la question de l’équivalence entre richesse et pouvoir, le pauvre étant d’abord celui qui est dépourvu de la capacité de se défendre, soit parce qu’il est désarmé, soit parce qu’il ne détient pas les moyens matériels de le faire, soit enfin parce qu’il est dépourvu de soutiens politiques et, notamment, qu’il n’a pas accès ou dispose d’un accès limité aux institutions judiciaires[5].
Dans les sociétés occidentales médiévales, il est convenu que richesse et pouvoir sont étroitement associés l’une à l’autre au point d’être presque confondus[6]. Durant le haut Moyen Âge, cette richesse est essentiellement foncière. Il n’est pas possible d’exercer une forme d’autorité sans détenir ou disposer en même temps une base matérielle substantielle. Il existe une équivalence entre terre et pouvoir : le capital économique se transformant en capital symbolique selon des procédures et des mécanismes qui ont longuement arrêté les spécialistes de la période[7]. La possession d’un patrimoine foncier important procure du prestige et autorise l’exercice d’une domination directe, en permettant l’institution d’un pouvoir de commandement, ou indirecte, les paysans travaillant la terre devenant des dépendants auxquels corvées et redevances en nature ou en monnaie sont imposées. Celles-ci, à la fois lourdes matériellement et symboliquement humiliantes, constituent le nœud de la domination sociale ainsi que la source principale des revenus de l’aristocratie. L’extraction de la rente est liée à la fois à la possession de la terre et à la détention des pouvoirs de fait que celle-ci confère, et notamment celui d’exiger des versements en contrepartie du droit à exploiter des biens fonciers.
Mais être puissant, c’est aussi paraître tel en s’entourant d’objets précieux, en dépensant ou en donnant, c’est-à-dire en manifestant une richesse ostentatoire. La générosité, qu’elle s’exerce par le biais de donations caritatives ou par des formes particulières d’évergétisme, manifeste la fortune et confortent les positions de pouvoir. En distribuant des céréales – quitte à les acheter –, en période de disette, les puissants propriétaires témoignent non seulement leur souci des plus démunis, mais exécutent aussi des gestes ou des attitudes qui participent d’une intention politique. La richesse permet alors de justifier la domination, donnant d’une certaine manière encore raison au rédacteur de la vie de saint Éloi, qui affirmait que les riches existaient pour avoir l’occasion ou la possibilité d’aider les pauvres et, de ce fait, de faire leur salut[8].
Ceux qui exercent une forme de pouvoir, parce qu’ils appartiennent au groupe des dominants, se doivent de disposer, outre de denrées ou de liquidités, de biens matériels nombreux, façonnés avec art avec éventuellement des matières prisées (comme l’or ou l’argent), parfois rares ou importés de loin. Soieries, armes de prix, chevaux, bijoux, vêtements, mais aussi résidences et, au bas Moyen Âge, jardins de plaisance, font partie de l’attirail d’un pouvoir qui se montre et ont une efficacité liée aux symboles qu’ils portent. Ils constituent parfois des trésors, jalousement préservés, exhibés et convoités. Ils confèrent à ceux qui s’en entourent un éclat qui les distingue du reste de leurs contemporains et relèvent du luxe. Ils soulignent ou renforcent les moyens liés à la détention de biens productifs, essentiellement des terres et progressivement de l’argent. C’est notamment le cas des vêtements qui apparurent, très tôt, comme un marqueur essentiel de la richesse. Ils firent l’objet d’un contrôle étroit au travers de lois somptuaires attestées en particulier dans les villes italiennes dès le xiiie siècle. L’étalage d’habits luxueux – en particulier sur le corps des femmes – est critiqué par les clercs, non seulement pour des raisons moralisantes ou moralisatrices, mais aussi parce qu’il contrevient à l’usage que la foi chrétienne entend faire de la richesse[9]. Celle-ci ne doit pas être immobile, ce qui serait un signe d’avarice, mais doit au contraire circuler. Le reproche fait aux dépenses somptuaires est d’être stériles, comme l’argent en lui-même l’est, et de ne pas contribuer à l’accroissement des fortunes. Bref, les objets de luxe et les vêtements constituent une forme d’immobilisation d’un capital qui serait mieux employé s’il était investi dans des dépenses productives.
Ces considérations se déploient alors que la monnaie joue un rôle croissant dans les sociétés de la fin du Moyen Âge, en devenant l’élément essentiel des échanges (moyen de paiement) et en s’imposant comme un moyen de mesurer la valeur des choses[10]. La fonction de réserve de valeur est dans ces conditions secondaire. Son importante circulation au sein des sociétés urbaines comme rurales[11] – facilita la circulation et la distribution des biens matériels. La disponibilité ou l’accumulation monétaire offrait les moyens d’acquérir des objets, parfois plus nombreux ou plus luxueux, et d’engager des investissements productifs ; elle n’était plus considérée comme un élément de thésaurisation, mais comme le révélateur ou l’instrument de la prospérité. En sorte qu’au côté du capital foncier symbolique et productif, l’argent s’impose comme un capital économique qui donne à ses possesseurs des moyens nouveaux, notamment de paraître riche ou puissant. Désormais élément de la richesse, il participe des profondes transformations sociales du Moyen Âge central et contribue à asseoir, consolider la fortune[12]. Il est un des facteurs de la mobilité sociale que nombre d’études – notamment en Italie – perçoivent à partir des siècles centraux du Moyen Âge[13]. Comme l’a montré Gérard Rippe pour Padoue, l’argent, par le biais de la dette et celui de l’usure, contribue, au xiiie siècle, à la dissolution des solidarités et des liens sociaux anciens préparant l’ébranlement du cadre institutionnel communal dans la mesure où il reposait en grande partie sur eux[14]. Une lecture antagoniste est proposée par Skarbimir Prokopek, qui voit dans le maniement de l’argent par les Génois et par sa rapide circulation entre les citoyens le tissage d’un lien d’un genre nouveau. L’argent unit les individus parce qu’il passe de l’un à l’autre et permet, par là-même, la circulation de la richesse[15].
Toutefois, loin de toujours découler de situations héritées et d’être définitivement acquise, la fortune s’obtient et se conserve au travers de pratiques qui n’ont rien de durables ni d’évidentes et que les articles ici rassemblés se proposent d’observer et d’interroger. Elle reste en partie subjective, conditionnée à des usages, à des évaluations contextualisées, fondée tout autant sur la propriété des biens matériels (fonciers, luxueux…) que sur l’appréciation de leur valeur monétaire. Surtout, elle ne confère pas, au cours des derniers siècles du Moyen Âge, nécessairement une forme d’autorité. Si, comme nous le disions en commençant, pour être puissant, il faut être riche, la fortune ne garantit pas une position de pouvoir. Nombre de cas ici présentés posent ainsi des limites à ce que la richesse autorise et explorent les conditions dans lesquelles elle a été établie ou mobilisée, en accordant une grande attention :
– aux moyens par lesquels la fortune s’apprécie. La valeur monétaire que l’on attribue aux biens n’a rien de figée. Elle relève de processus complexes qu’il n’est pas facile de mettre en lumière, mais qui s’inscrivent dans des contextes particuliers, que ce soit l’estimation des biens meubles comme les vêtements dans les comptabilités, les inventaires après décès (Anne Kucab) ou les propriétés foncières dans des registres fiscaux (Didier Boisseuil – Pascal Chareille) ;
– aux processus qui ont permis à quelques-uns, à la fin du Moyen Âge, d’accumuler de l’argent et de se constituer une fortune : que ce soit, au xiiie siècle, des paysans au sein des seigneuries de Toscane (Philippe Lefeuvre), au xive-xve siècle, des élites urbaines au service du fisc des rois de Castille (Jesús García Díaz) ou des marchands italiens lors d’activités commerciales déployées en Angleterre, qu’elles soient licites (Matthieu Scherman) ou non (Cédric Quertier).
– aux pratiques, contraintes ou délibérées, des acteurs, dans l’utilisation de leur fortune comme les moines du Haut Moyen Âge (Laurent Feller) ou comme les femmes dans la société génoise du xiiie-xive siècle (Skarbimir Prokopek).
– aux difficultés que rencontraient de riches propriétaires – essentiellement ecclésiastiques – pour valoriser leur fortune et consolider leur richesse ou leur pouvoir (Anne-Laure Alard-Bonhoure, Philippe Lefeuvre).
Les contributions ici rassemblées explorent donc quelques traits de la richesse au Moyen Âge, en mobilisant un vaste éventail des sources documentaires disponibles (diplomatiques, notariées, comptables, fiscales, commerciales, juridiques…), conformément aux principes de la revue Médiévales et en proposant des modes d’analyses variés déployés en histoire économique (analyse quantitative, analyse de réseaux…).
[1] T. Piketty, Le Capital au xxie siècle, Paris, 2013.
[2] L. Bourgeois, D. Alexandre-Bidon, L. Feller, P. Mane, C. Verna, M. Wilmart éd., La Culture matérielle : un objet en question. Anthropologie, archéologie et histoire, Caen, 2018 ; Y. Henigfeld, P. Husi, F. Ravoire éd., L’Objet au Moyen Âge et à l’époque moderne : fabriquer, échanger, consommer et recycler, Actes du XIe congrès international de la Société d’Archéologie médiévale, moderne et contemporaine (Bayeux, 28-30 mai 2015), Caen, 2020.
[3] Voir J.-P. Devroey, La Nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820), Paris, 2019, en particulier p. 11-25 ; Id. « Catastrophe, crise et changement social : à propos des paradigmes d’interprétation du développement médiéval (500-1100) », dans M. Buchet, C. Rigeade, I. Séguy, M. Signou éd., Vers une anthropologie des catastrophes. Actes des 9e journées anthropologiques de Valbonne, Antibes, Apoca, 2009, p. 139-161. Voir G. Bois, La Grande dépression médiévale : xive et xve siècles. Le précédent d’une crise systémique, Paris, 2000. Sur la période qui précède immédiatement la période critique de la fin du Moyen Âge, voir M. Bourin, F. Menant, L. To Figueras éd., Dynamiques du monde rural dans la conjoncture de 1300, Rome, 2014.
[4] Voir notamment, outre les travaux de T. Piketty, A. Caillé, L’Idée même de richesse, Paris, 2012. La question de la pauvreté telle qu’elle est posée par les théologiens, en particulier franciscains, rend possible la naissance d’une pensée économique : G. Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, 2008 ; Id., « Au ciel de la richesse. Au cœur théologique du rationnel économique occidental », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 74/1 (2019), p. 1-24 ; S. Piron, Généalogie de la morale économique. L’occupation du monde, 2, Le Kremlin-Bicêtre, 2020.
[5] Sur ce point, la réflexion a longtemps été nourrie par la lecture de l’article fondamental de Karl Bosl : K. Bosl, « Potens und Pauper. Begriffsegeschichtliche Studien zur gesellchaftlichen Differenzierung im frühen Mitellalter und zum Pauperismus des Hochmittelalters » dans Alteuropa und die moderne Gesellchaft. Festchrift für Otto Brunne, Göttingen, 1963, p. 60-87 (trad. ital. « Potens e Pauper. Studi di Storia dei concetti a proposito della differenziazione sociale nel primo Medioevo e del “pauperismo” nell’alto Medioevo », dans O. Capitani éd. La concezione della povertà nel Medioevo, Bologne, 1981, p. 95-151).
[6] Étymologiquement d’ailleurs, le sens primitif du mot germanique (goth. Riiks) est puissant, vaillant, sens qu’il conserva en français dans les premiers temps, avant que le sens de prospère ne finisse par l’emporter au cours du xiiie siècle (https://www.littre.org/definition/riche).
[7] Voir, par exemple, W. Davies, P. Fouracre éd., Property and Power in Early Middle Ages, Cambridge, 1995.
[8] « Potuit nempe Deus omnes homines divites facere, sed pauperes ideo in hoc mundo esse voluit, ut divites haberent quomodo peccata sua redimerent », B. Krusch éd., MGH, SS Rerum Merovingicarum, 4, Hanovre,1902, p. 754.
[9] M. G. Muzzarelli, A. Campanini éd., Disciplinare il lusso. La legislazione suntuaria in Italia e in Europa tra Medievo ed Età moderna, Rome, 2003.
[10] C’est une donnée essentielle dans maintes tractations opérées par des experts, cf. C. Denjean, L. Feller éd., Expertise et valeur des choses au Moyen Âge. I. Le besoin d’expertise, Madrid, 2013 ; L. Feller, A. Rodríguez éd., Expertise et valeur des choses au Moyen Âge. II. Savoirs, écritures, pratiques, Madrid, 2016.
[11] Voir, par ex. le très classique M. Postan, « The Rise of a Money Economy », Economic History Review, 14 (1944), p. 123-134. (rééd. Medieval Agriculture and General Problems of the Medieval Economy, Cambridge, 1973, p. 23-40) ; et L. Feller, Richesse, terre et valeur dans l’Occident médiéval. Économie politique et économie chrétienne, Turnhout, 2022, p. 231-248.
[12] J. Le Goff, Le Moyen Âge et l’argent : essai d’anthropologie historique, Paris, 2010.
[13] S. Carocci éd., La mobilità sociale nel medioevo: rappresentazioni, canali, protagonisti, metodi d’indagine (Actes du colloque, Rome, 28-31 mai 2008), Rome, 2010.
[14] G. Rippe, Padoue et son contado, Rome, 2003, p. 638-642.
[15] S. Prokopek, Ubi morantur campsores. Le maniement de l’argent à Gênes (xiie-xiiie siècle), thèse de doctorat, dir. L. Feller, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021.