Philippe CANTIÉ : « Walter Abish ou la contrainte à l’épreuve de l’instabilité »
La revue Formules, consacrée aux littératures à contraintes, se propose dans son dernier numéro d’élaborer une définition de la contrainte, au risque d’en faire un objet en soi. Une telle approche n’accouche au demeurant que d’une série de critères statiques qui, seuls ou en combinaison, ne tardent pas à révéler leurs limites. Afin de renouveler la pensée du texte contraint, longtemps engluée dans la problématique de la contrainte-loi, il importe de dépasser la dimension procédurale et d’envisager la contrainte en tant que vecteur d’instabilité. Le potentiel de dynamisation propre à la contrainte justifie la convocation d’outils conceptuels susceptibles de rendre compte de phénomènes particulièrement complexes. Certaines notions empruntées à la dynamique non-linéaire ou à la réflexion deleuzienne peuvent ainsi permettre de mieux cerner le fonctionnement de textes contraints, comme Alphabetical Africa de Walter Abish. À mesure que s’esquisse une conception dynamique du texte contraint, le projet définitionnel est éclipsé par la question du “faire” de la contrainte, c’est-à-dire des formes d’instabilité qu’elle engendre.
Laurence DAHAN-GAIDA : « Complexité neuronale et écriture fragmentaire : Botho Strauss »
Cet article constitue une tentative de repenser la notion de fragment au-delà de la référence habituelle à la dynamique entre totalité et partie. Cet essai de théorisation s’appuie sur les suggestions contenues dans deux textes récents de Botho Strauss – L’Incommencement (1992) et Le Jeune homme (1984) – qui mettent en oeuvre une esthétique du fragment inspirée du modèle de la complexité neuronale. Dans le cerveau, l’activité cognitive n’est pas le résultat d’opérations successives mais d’interactions locales entre une multitude d’éléments microscopiques. L’émergence de comportements complexes au niveau macroscopique dépend exclusivement de la richesse des relations microscopiques entre ces éléments. De ce modèle, Strauss a tiré une conception du texte littéraire comme un tissu holistique, caractérisé à la fois par sa discontinuité et par son extrême enchevêtrement, dans lequel le lecteur est constamment relié au tout. La cohérence textuelle ne dépend plus ici du déploiement linéaire d’un fil d’action mais elle émerge, avec la soudaineté d’une épiphanie, des feedback que la lecture établit entre des figures textuelles dispersées. Dans ce processus, les zones-frontières entre fragments sont conçues comme des zones d’instabilité où le lecteur, oscillant entre le souvenir et le pressentiment, fait une expérience instantanée du sens. La simultanéité s’affirme ainsi comme une véritable catégorie esthétique, promue par la structure à la fois discontinue et “omniconnectée” du texte par fragments.
Hélène PERRIN : « Flou photographique ou les avatars d’un topos »
Si la fiction moderniste a souvent érigé l’image en paradigme esthétique, la constitution postmoderne du photographique en topos littéraire semble être le lieu d’un rapport plus ambivalent de l’image et du texte. Quelles stratégies la fiction contemporaine peut-elle élaborer face à un mode de représentation qui s’impose comme concurrent déloyal sur quatre fronts à la fois : la mimésis, l’anamnèse, la polysémie, la reproduction ? Une certaine volonté de circonscription semble à être l’oeuvre, qui se traduit généralement par une limitation plus ou moins naïve de la photographie à la représentation d’un monde déjà donné, ou par la transformation de l’image argentique en image rhétorique. Au double cliché de la photographie révélatrice et de la photographie mortifère qu’engendre souvent la métaphorisation des processus physiques et chimiques d’élaboration de l’image, répondent la tactique de l’évitement chez John Updike (The Day of the Dying Rabbit), celle de l’épuisement chez Cynthia Ozick (Shots), celle du renversement chez Raymond Carver (The Viewfinder).
Mathieu DUPLAY : « Fiction de la stabilité : Death Comes for the Archibishop de Willa Cather »
Le début de Death Comes for the Archbishop montre le désarroi d’un missionnaire français qui, habitué à vivre dans un monde soumis à de rigides hiérarchies, fait l’expérience dans le désert du Nouveau-Mexique de la prolifération de quasi indiscernables, posée comme caractéristique de l’espace américain. Le Père Latour surmonte cette difficulté, et sauve du même coup la possibilité de la représentation, en soumettant les collines coniques dont il est entouré à une synthèse imitée de Pascal et des mathématiques baroques : l’arbre cruciforme grâce auquel il recouvre la force de voir et de décrire le monde n’est pas seulement un symbole religieux, mais aussi la figure géométrique qui permet d’articuler l’infini à un centre et de dégager le rapport déterminé d’une série d’indéterminés. Mais la solution de Latour, présentée comme définitive, ne tient pas ses promesses, et l’Amérique échappe à nouveau, dans les dernières pages, à toute perception structurée. Fiction mathématique, l’arbre cruciforme n’est donc au bout du compte que la figure d’une Amérique fictive, d’un possible de l’Amérique que le roman suggère au moment même où il en prend congé.
William PAULSON : « Pour une philologie cosmopolitique »
Le terme de science studies désigne, dans les pays anglo-saxons, des recherches anthropologiques, philosophiques et sociologiques sur les sciences naturelles. Puisque les science studies, comme la science, doivent prendre en compte des réalités infra-culturelles et non humaines, elles peuvent servir de modèle à d’autres sciences humaines, comme la philologie ou les études littéraires, lorsque celles-ci cherchent à situer leur travail dans des contextes qui dépassent les frontières de l’humain et du culturel. À travers des discussions des travaux de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers, cet article suggère que les science studies peuvent aider les disciplines littéraires à conceptualiser la référence des textes au monde et la résistance des textes à l’interprétation. Mais ces bénéfices ne peuvent être escomptés qu’au prix d’une intégration des science studies dans des programmes de recherche en philologie.
Jean-Claude COQUET : « Stabilité et instabilité des formes du langage »
L’acte de signifier peut être saisi au moment de sa production ou en tant qu’entité, après avoir été produit. Entité, il relève de la sémiotique des instances. Les formes sont émergentes et instables. En témoignent la prise phénoménologique sur le monde par l’instance corporelle (moment de l’expérience). Une instance seconde, dite judicative, s’efforce ensuite de la fixer (moment de la transmission), d’où ce jeu de bascule instancielle, en principe, sans fin : prise/reprise? ou encore : instabilité/stabilité, instabilité/stabilité?
Yves-Marie VISETTI, Pierre CADIOT : « Instabilité et théorie des formes en sémantique »
Les problématiques phénoménologiques et gestaltistes connaissent actuellement un essor important en linguistique, et l’on est en droit d’en attendre de meilleurs échanges avec les études littéraires et la sémiotique, qui en avaient déjà, de plus longue date, assumé l’héritage. Mais comme on sait, les linguistiques cognitives, et dans une certaine mesure les linguistiques de l’énonciation, ont aussi frayé la voie. Elles ont installé, chacune à leur manière, un analogue du schématisme kantien au coeur de leur dispositif théorique, et développé sur cette base ce que nous pourrions appeler une théorie des formes sémantiques. À cette fin, elles ont introduit des espaces topologiques spécifiquement sémantiques, et cherché à décrire les dynamiques de déformation, et d’instanciation sur ces espaces, des schèmes linguistiques qu’elles postulent. Certains travaux ont fait appel aux concepts d’instabilité et de stabilisation, tels qu’ils ont été repris en sciences humaines depuis la Théorie des Catastrophes de R. Thom et C. Zeeman. L’idée même de grammaire s’en est trouvé déplacée, et l’on a pu parallèlement avancer dans la compréhension du phénomène linguistique de la polysémie, du moins en ce qui concerne une certaine strate grammaticale du sens, dont on repère la trace dans le fonctionnement de marqueurs privilégiés. Mais de quelle instabilité s’agit-il ici ? Sur quel registre de dimensions sémantiques est-elle censée jouer ? Quelle est vraiment, de l’énoncé au texte, la portée de théories construites suivant ces principes ? Peut-on, avec elles, éviter de retomber dans une conception immanentiste de la construction du sens, qui en ferait le résultat de la détermination réciproque, par mise en syntagme, de potentiels déjà donnés en langue ? Nous apportons ici quelques éléments de réponse à ces questions, à partir d’une notion nouvelle de motif linguistique, en réalité l’une des pièces d’un dispositif théorique global, comprenant trois strates ou régimes de sens, appelés motifs, profils et thèmes, qui co-déterminent l’organisation et l’activité sémantiques. On montre, exemples à l’appui, comment la sémantique grammaticale et la sémantique lexicale, dont la séparation ne répond d’ailleurs à aucune nécessité théorique, peuvent y faire écho. Sont également évoquées les contraintes minimales pesant sur toute théorie de la stabilisation des formes sémantiques opérant suivant ces trois régimes, par conséquent d’emblée au palier du texte et du discours.