Introduction
La Liberté éclairant la littérature
Marta Segarra
Chaque livre publié par Hélène Cixous, avec une abondance et une régularité admirables depuis 19671, est un corollaire de ceux qui le précèdent, dans le sens qu’il en est un « prolongement », une « suite logique » ou « naturelle » – les significations les plus habituelles que prend le mot « corollaire » –, conformant progressivement un ensemble organique et cohérent. C’est ainsi que l’auteure elle-même, comme ses critiques, peuvent parler, au singulier, du « Livre » qu’elle écrit, parfois aussi du « Livre-Que-Je-N’écris-Pas », mais qui s’écrit par bribes, par épisodes, de livre en livre ou de pétale en pétale.
Le mot « corollaire » peut en effet être également rapporté à la « corolle », la partie de la fleur formée par les pétales : Hélène Cixous le fait dans Corollaires d’un vœu2, dont elle affirme qu’il est « un pétale détaché de la Fleur », c’est-à-dire de ce « Livre-Que-Je-N’écris-Pas », qui résume et contient paradoxalement tous les textes qu’elle a écrits ainsi que ceux qu’elle écrira ou pourrait écrire. Cette « Fleur » se construit graduellement ou, au contraire, libère petit à petit ses « petits pétales puissants », « gorgés de sens »3. C’est en ce sens que nous pouvons qualifier cette œuvre de « cathédrale-livre » ; se référant à d’autres écrivains, Cixous commente ainsi : « Et parfois tous les volumes d’une œuvre presque complète comme celle de Proust aboutissent à un désir poignant de cathédrale-livre4 », expression qui pourrait aussi être lue comme « cathédrale libre », en allusion à la liberté absolue que prend l’auteure avec les conventions littéraires, ce qui rend son œuvre inclassable.
Comme pour tous les écrivains, il y a eu néanmoins des tentatives de classer logiquement les textes d’Hélène Cixous : par genre, d’abord, puisque nous pouvons bien y distinguer des « pièces de théâtre », des livres de « fiction » et des « essais ». Si cette distinction se tient pour le théâtre, il est souvent difficile de faire la part chez Cixous entre la fiction et l’essai. Un volume comme L’Amour du loup5 peut être lu comme un essai commentant l’œuvre de Tsvetaïeva et de Pushkin, mais aussi comme un texte littéraire et même poétique en soi, au-delà de ses références à d’autres écrivains. Déjà Le Rire de la Méduse6, publié pour la première fois en 1975, un des textes les plus lus et traduits de Cixous, était une combinaison inédite de manifeste politique et de poésie.
Il y a aussi eu des essais de classification de l’œuvre d’Hélène Cixous basée sur des critères stylistiques ou formels, signalant que ses premiers textes narratifs (comme par exemple Dedans, prix Médicis 19697, ou Partie8) sont « expérimentaux », et donc « hermétiques », dans le sens que leur lecture est semée d’obstacles, et que cela aurait changé à partir de la fin des années 1990 (notamment à partir d’Or9). C’est alors que l’auteure aurait entamé une veine plus narrative, et par conséquent accessible à un lectorat plus large, de même que faisant une part plus grande à l’autobiographie, ce qui se serait accentué jusqu’à Homère est morte10…, récit capable de rendre poétiquement l’expérience, aussi douloureuse que partagée, de la mort de la mère. Ce critère autobiographique ou autofictionnel s’est vu apparemment appuyé par la parution de deux « chapitres » d’une série intitulée Abstracts et Brèves Chroniques du temps11, en 2013 et 2015, qui font référence à des épisodes de la vie de l’auteure et à des personnages réels qu’elle a côtoyés, comme l’écrivain mexicain Carlos Fuentes.
La fidélité d’Hélène Cixous à certaines maisons d’éditions a encore été utilisée comme un outil taxinomique : après une première étape de découverte et de succès chez de grandes maisons d’édition parisiennes (Grasset, Le Seuil, Gallimard…), Cixous a souhaité d’être publiée chez les éditions Des femmes, créées et dirigées par Antoinette Fouque, un choix politique qui a en effet marqué la réception de son œuvre, jugée alors « féministe » et donc censée ne s’adresser qu’aux femmes – ou encore à quelques femmes… Le passage chez Galilée en 2000, avec deux ouvrages qui transposent littérairement l’enfance et la jeunesse de l’auteure, passées en Algérie12, coïnciderait avec cette supposée ouverture formelle et narrative.
Ceux qui se sont adonnés à ces tentatives de classification – signifiant un vrai rangement d’une écriture infiniment plus complexe, riche et multiple – se sont fourvoyés. En réalité, l’œuvre d’Hélène Cixous, à l’image de cette fleur qui laisse tomber un à un ses pétales, possède une cohérence imaginaire et idiomatique qui n’est pas le fruit de la préméditation, mais qui s’est révélée, de façon de plus en plus éclatante, au fur et à mesure que cette œuvre se déployait dans toute sa splendeur.
Prenons par exemple un des derniers livres de Cixous, Défions l’augure, qui n’est pas un simple « pétale » de plus, mais un « corollaire » qui contient tous les livres qui l’ont précédé et qui à la fois les prolonge, dans un acte de liberté suprême, acquise de haute lutte après cinquante ans de carrière et plus de quatre-vingts ouvrages publiés. La liberté y est prise avec le temps (de façon à ce que le passé, le présent et l’avenir, plus que de se succéder, se superposent et parfois se confondent, car nous sommes dans « le Bâtiment du Temps13 » et nous passons d’étage en étage comme dans les ascenseurs ultrarapides des gratte-ciels new-yorkais), avec l’espace (le livre commence à Manhattan mais en même temps il est à Montaigne, à Arcachon, à Osnabrück, à Oran, à Johannesburg et – entre autres – à Bacharach, une nouvelle ville qui s’ajoute à celles qui conformaient déjà la planète connue des lecteurs de Cixous), avec les personnages (parfois, la mère est la fille, Isaac c’est William – Shakespeare –, la chatte est l’amant ou peut-être l’inverse…), avec la langue et les langues (comme dans les livres précédents, celui-ci est écrit en plusieurs langues, l’anglais et l’allemand surtout mais aussi le latin), avec le récit enfin, qui ne procède pas toujours par associations logiques (c’est le « livre des interrupteurs14 ») mais s’interrompt à la moitié d’une phrase, parfois d’un mot. Défions l’augure, suivant le même chemin que Jacques le fataliste et son maître ainsi que d’autres romans du xviiie siècle qu’Hélène Cixous admire et glose dans son séminaire15 tel que Tristram Shandy de Laurence Sterne, se défie des conventions, des usages, des modes, des critiques, des universitaires (« fréquenter les kolloks, c’est mauvais pour toi, on t’enterre vivant16 », dit la mère de la narratrice) et des lecteurs conventionnels, toujours à la recherche, parfois cachée sous d’autres intentions plus avouables, du best-seller : « tu pourrais faire des best-sellers », suggère encore la mère, tandis qu’un autre personnage ajoute : « tu es déjà assez illisible comme ça, pense à ton lecteur, Osnabrück c’était déjà beaucoup, c’est comme Cixous, tout ça est escarpé, abrupt, étrange pour ne pas dire étranger »17.
Le Livre s’auto-commente aussi, partant dans tous les sens, comme un géant ou plutôt une géante capable de tout embrasser, telle la déesse égyptienne Nut. Une image du Livre peut-être plus fidèle à l’auteure serait celle d’une tour : Défions l’augure constituerait ainsi une « Tour de la liberté », qui pourrait se placer aux côtés de sa twin, la « Statue of Liberty » que la France a offerte aux États-Unis et qui ouvre les bras aux personnes débarquant au « Paradis » américain. Le nom qu’a donné à cette statue Emma Lazarus, une poétesse juive qui lui a consacré un texte reproduit en partie à la base du monument, est celui de « Mother of Exiles », « Mère des exilés ». Ce poème dit : « […] Give me your tired, your poor, / Your huddled masses yearning to breathe free, / The wretched refuse of your teeming shore. / Send these, the homeless, tempest-tossed to me / I lift my lamp beside the golden door18 ! », des mots qui pourraient s’appliquer à l’œuvre d’Hélène Cixous.
Par cette image de la tour, centrale dans Défions l’augure – qui évoque l’effondrement des Twin Towers de New York en 2001 –, ce récit publié en 2018 en contient beaucoup d’autres, et même peut-être tous ceux qui l’ont précédé, mais en tout cas, de façon plus visible Tours promises19 (« Il m’est venu hier que tout ce livre tournait toujours autour de nos tours20 ») et Benjamin à Montaigne21 ; mais aussi Si près22 (expression retrouvée en anglais dans la devise du restaurant situé en haut d’une des Twin Towers, devise qui prend une force d’augure dans le Livre : « The Closest / Some of us / will ever get / to heaven23 ») ; ainsi que Philippines24 et sa merveilleuse trouvaille salvatrice du « rêver vrai » et Ayaï ! Le cri de la littérature25, puisqu’il s’agit ici de ce que peut la littérature, mais aussi de cris de toutes sortes, procédant d’êtres humains et d’animaux ; et encore Homère est morte… et Messie26, et tant d’autres.
Les livres de Cixous offrent aussi l’hospitalité aux textes d’autres écrivains, comme À l’Ouest rien de nouveau (1929) d’Erich Maria Remarque, né à Osnabrück – ville où grandit la mère d’Hélène Cixous et espace devenu central dans son Livre27 –, roman dont la narratrice dit : « ce n’est pas un livre ce récit […] c’est ici ici dans moi dans mes prairies intérieures dans mes forêts blessées, qu’il court comme un animal magnifique plein de vie et de terreur, un cerf peut-être, ou un ange d’une espèce sauvage et raffinée, c’est plus qu’un ami, un amant d’une espèce fière et poignante comme un ange quadrupède, auquel je suis liée comme mon cœur au cœur de mon chat, indissolublement28 ». Cette description peut parfaitement s’appliquer à Défions l’augure qui est, à l’égal des « corollaires » le précédant, mais peut-être plus que jamais, une créature vivante, un cerf-ange.
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Les textes réunis dans ce volume ont été écrits, pour la plupart29, à l’occasion du colloque international Cixous : Corollaires d’une signature, organisé par le Laboratoire d’études de genre et de sexualité-LEGS (CNRS, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Université Paris Nanterre) et le Collège international de Philosophie, qui s’est tenu à la Fondation de l’Allemagne – Maison Heinrich Heine à Paris, les 14, 15 et 16 juin 2017. Ce colloque a pris le relais des bilans scientifiques de l’œuvre de Cixous qui l’ont précédé30 – en tant que leur « corollaire » donc – tout en procédant de manière différente : dans le vaste paysage textuel que constitue cette œuvre, il a cherché à resserrer la diversité des angles d’analyse des différentes contributions autour de nœuds permettant de mieux saisir les points essentiels de l’écriture cixousienne.
Le volume que nous présentons ici n’a pas cependant la prétention de constituer un bilan de cette œuvre protéiforme et polyphonique, de ce « polyphénix », selon le beau mot d’Hélène Cixous repris par Camille Laurens31. Il propose plutôt des « corollaires », cette fois-ci dans le sens de « petits résultats qui s’étalent en couronne autour d’un gros théorème central, les pétales autour du cœur de la fleur », selon Cixous elle-même parlant de Corollaires d’un vœu. Elle ajoute : « Les grands cœurs théorèmes sont souvent très techniques32. » Nos Corollaires d’une écriture ne se veulent pas « techniques » et n’ont pas la prétention de constituer un « théorème ». Les pétales que sont les textes réunis dans ce volume, rédigés par des écrivain·e·s, des critiques et des universitaires lisant l’œuvre d’Hélène Cixous depuis très longtemps de façon approfondie et subtile, se détachent du noyau central du « lirécrire » dont notre auteure a si bien décrit la « puissance autre », qui est celle de la littérature33.
La première partie de l’ouvrage, « Livres, délivrez-nous, délirez-nous34 », rassemble ainsi des hommages à Hélène Cixous rendus par des écrivain·e·s qui expriment avec admiration ce que la lecture de l’œuvre cixousienne fait à leur propre écriture, en fuyant les conventions de l’écriture académique. D’autres auteur·e·s (notamment Camille Laurens et Bertrand Leclair) se sont gracieusement pliés à cette contrainte ; c’est pourquoi leurs textes figurent dans une des parties suivantes. Après les hommages de Chantal Chawaf, qui compare l’œuvre de Cixous à une veilleuse dans l’obscurité du monde présent, et de Pierre Bergounioux, évoquant la facette enseignante de notre auteure, Michèle Ramond brode l’image de la mandorle afin de rendre poétiquement ce que représente l’écriture cixousienne dans la littérature. Cécile Wajsbrot, dans la continuité du dialogue qu’elle a publié avec Hélène Cixous35, s’interroge sur le « mythe » qu’est devenu Osnabrück dans cette œuvre, tandis que René de Ceccatty souligne la « conversation » que Cixous entretient avec d’autres écrivains, ses « contemporains », parmi lesquels il met en avant Dante et Pétrarque, dont lui-même a fait des traductions. Frédéric-Yves Jeannet clôt cette première partie avec un texte – reflétant ses propres origines ou « repentirs » – autour d’un des « thèmes » les plus marquants chez notre auteure, celui des dits animaux.
Les contributions réunies dans la deuxième partie, « Frotter la vérité à l’ail du faux36 », s’occupent d’une autre question fondamentale et caractéristique de l’écriture d’Hélène Cixous : son traitement de la « vérité » autobiographique et historique en tant que matière de « fiction ». Cixous s’est longuement refusée à utiliser le terme « autobiographie » par rapport à son œuvre, à cause de l’enfermement que le mot paraît comporter : écrire sa propre vie présuppose que la « vie » d’une personne, avec toutes ses complexités et contradictions, peut être fixée en un récit – et l’autobiographie implique une mise en récit, alors que l’auteure affirme : « En général je ne raconte pas avec l’écriture. Avec l’écriture, je peins, – quoi ? le peuple des pensées et des visions, les passages, pas les pas37 ». En outre, l’autobiographie, selon la conception traditionnelle du genre, comporte un « pacte » ou un contrat signé entre l’auteur et le lecteur, où le premier s’engage à dire la vérité ; et on lit en revanche dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem : « On ne peut pas dire la vérité, dis-je, aucun livre, je ne peux pas, on ne pourra jamais, dire la vérité, et c’est dommage. Et c’est heureux. Au lieu de cette Illusion on peut tout dire, et ce sera de la vérité inventée38. » Bien que les derniers ouvrages publiés par Cixous se penchent sur des faits tragiques de l’histoire européenne du xxe siècle à travers le sort des membres de sa famille maternelle (déportés et assassinés dans des camps nazis ou bien obligés de s’exiler de l’Allemagne hitlérienne), l’auteure oppose l’« information », aujourd’hui foisonnante et facilement accessible grâce à internet, à la « fiction », beaucoup plus vraie : « Je préfère avoir la liberté de la fiction39. »
Cette deuxième partie débute ainsi par le texte de Maxime Decout, qui revient aux origines autant de la vie que de l’œuvre d’Hélène Cixous, c’est-à-dire à l’Algérie française, où elle est née et a grandi, en faisant les premières expériences de la violence et de l’exclusion subies par sa famille et par tant d’autres habitants de ce pays. L’Algérie devient ainsi un espace mythique à l’origine de l’écriture cixousienne et de ses grands thèmes. Ginette Michaud, de son côté, se penche vers les derniers livres publiés par Cixous (Correspondance avec le mur et Défions l’augure), non seulement pour déceler les liens qui unissent des textes d’inspirations apparemment diverses, mais aussi et surtout pour commenter leur rapport à cette « vérité » historique et autobiographique, en consacrant en outre une analyse détaillée à la valeur de l’image photographique dans l’écriture. Ensuite, Eric Prenowitz se tourne délicatement vers les « pétales » de la « fleur » que constitue le « Livre-Que-Je-N’écris-Pas », tel que nous l’avons commenté, notamment les fictions intégrant la série Abstracts et Brèves Chroniques du temps. Prenant pour appui les notes et les manuscrits de l’auteure – dont quelques-uns sont reproduits –, Marie Odile Germain s’emploie dans le même sens à caractériser cette « autobiographie à l’œuvre » particulière à Hélène Cixous. La contribution de Pascale-Anne Brault, qui clôt cette partie, aborde un aspect clé de ce rapport vie-œuvre : celui de l’engagement politique de l’écriture cixousienne. Brault se focalise sur les pièces de théâtre, où cet engagement est plus évident, mais sans oublier ce que l’auteure a argué : « L’acte littéraire n’a jamais été dissocié pour moi de sa mission politique40. »
La partie suivante, « Qui sont-je41 ? », touche un aspect aussi essentiel de la pensée-écriture d’Hélène Cixous : si l’autobiographie est impossible, c’est également parce que l’identité d’une personne ne peut jamais être cernée ; l’œuvre cixousienne nous offre de multiples exemples de la complexité et de la pluralité des êtres qui habitent ce qui est nommé par commodité une personne. Cette pensée des différences – au pluriel – dont chaque individu est composé implique aussi de concevoir le sujet comme un être poreux, vulnérable ; Cixous utilise souvent l’image de la blessure pour signifier cette hospitalité à l’autre – tel que l’analyse pertinemment le texte de Peggy Kamuf –, ce qui a des effets sur les rapports entre les êtres, qui établissent parfois des « connexions » profondes et opaques à la raison. Philippines, s&rsqu