Introduction
De nos jours, la distinction traditionnellement faite entre un art noble et un art populaire peut sembler renvoyer à une question assez désuète. On observe pourtant qu’en pratique des hiérarchies implicites subsistent à propos de ce qui distinguerait l’art « véritable » d’autres formes d’art – dont la dénomination reste floue – même lorsque, dans différents contextes, est remise en cause l’échelle des mérites artistiques. Comme le remarquait Jean-Marie Schaeffer, il s’agit sans doute d’un effet de l’acception commune de la notion d’art, comme terme laudateur : l’art serait une qualité censée s’ajouter aux artefacts ordinaires afin de les sortir de leur aspect routinier et banalisé. De même, des « professionnels », tels que les esthéticiens ou les critiques d’art, ont souvent pour tâche de classer les créations artistiques selon qu’elles sont dignes ou non de l’appellation art. Poser la question du mérite en art revient ainsi à faire acte non seulement de jugements esthétiques ou artistiques mais aussi moraux.
Pourtant, les spécialistes ne cherchent pas uniquement à trancher ou délibérer autour de débats philosophiques : leur activité est également responsable, de manière directe ou indirecte, de la répartition des « ressources précieuses » qu’évoquait Howard Becker dans Les Mondes de l’art ; c’est-à-dire de l’accès aux salles de concert, espaces de musées, subventions, aides, postes, etc.
Ce numéro de Marges s’attache à analyser les principes et conditions de la hiérarchie des arts, dans le monde contemporain. En ancrant les questions de dignité et/ou de légitimité artistique des œuvres dans une vision pragmatique, les critères d’évaluation apparaissent ainsi à la fois comme mobiles et comme des données récurrentes. Ils sont présents dans différentes sociétés et déterminent la répartition des produits comme artistiques ou non artistiques, bien que la dénomination « art », au sens où on l’entend dans les mondes occidentaux, ne soit pas toujours d’usage. Si l’influence d’une culture populaire sur les pratiques dites légitimes a déjà fait l’objet de nombreuses études, nous avons plutôt privilégié les contributions qui mettaient l’accent sur une approche sociologique, anthropologique, historique, etc.
Que considère-t-on, historiquement et contextuellement parlant, comme art mineur, art populaire, art naïf, art noble, grand art ? À quels « mondes de l’art » appartiennent ces différentes catégories ? De quelles manières s’organisent la circulation des œuvres au sein de ces mondes et leur réception ? Comment définir d’autres schémas hiérarchiques dans les arts, selon les cultures et dans la durée ? C’est à ces questions que tentent de répondre les auteurs de ce numéro.
Les deux premiers articles concernent les procédures de revalorisation de pratiques tenues pour mineures. L’étude de Zoé Vangindertael s’attache au destin muséal de la bande dessinée. Il s’agit de voir en quoi différents dispositifs muséographiques peuvent contribuer à transformer le regard porté à ce type de pratique. Selon les contextes étudiés, l’auteure la présente comme faisant potentiellement l’objet d’une expérience « esthétique, discursive et médiatique ».
Le texte suivant, dû à Yann Aucompte, adopte un point de vue différent, bien qu’il s’agisse également de processus de légitimation d’une pratique réputée mineure : le graphisme. Les graphistes M/M (Paris) se présentent comme des auteurs et, ainsi qu’il nous le montre, ils adoptent des postures d’artistes, reconduisant parfois tous les stéréotypes sociaux associés à ce type de rôle.
L’approche de Nicolas-Xavier Ferrand peut être vue comme l’envers de l’étude consacrée à M/M (Paris). Ici, il s’agit de voir en quoi un artiste légitime et reconnu, Bertrand Lavier, peut faire œuvre en transposant des images issues de la culture populaire (le comics strip américain) dans le monde du grand art, sans pour autant en dénaturer le caractère « modeste ».
Deux entretiens complètent ce dossier. Le premier est réalisé avec Sojung Jun, une jeune artiste coréenne, dont une grande partie de la pratique interroge des activités traditionnelles, souvent artisanales, en essayant de mettre en valeur leur caractère proprement artistique. La question se pose ici, comme dans les articles qui précèdent, de l’acte de désignation opéré par l’artiste légitime et des effets qu’il peut avoir sur la revalorisation d’une pratique quotidienne triviale.
L’entretien de Satenik Bagdasarova avec Erik Boulatov est d’un autre ordre, bien qu’il puisse y avoir des liens avec les questions de légitimation et revalorisation d’une pratique jugée mineure. Dans le cas de Boulatov, sa pratique n’a évidemment jamais été considérée comme mineure, mais elle a posé le problème de l’application d’une grille de lecture « légitime » issue de l’axe euro-américain sur le travail d’un artiste post-soviétique.
Nous publions enfin en varia un texte de Fedora Parkmann consacré aux surréalistes tchèques Vítězslav Nezval et Jindřich Štyrský et à la manière dont leur pratique photographique peut être rapprochée de leurs contemporains français.
Le reste du numéro est consacré à un portfolio de Mélanie Delattre-Vogt et à des comptes rendus d’ouvrages et d’expositions.
Jérôme Glicenstein