Paris 8 - Université des créations

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Revue Extrême-Orient - Extrême-Occident
Nombre de pages : 192
Paru le : 01/07/2021
EAN : 9782379241383
CLIL : 4036 Asie
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 220×155 mm
Version papier
EAN : 9782379241383

Version numérique
EAN : 9782379241413

Histoire(s) à vendre : la marchandisation du passé dans l’Asie contemporaine

N°44/2020

Est analysé la façon dont, en Asie orientale et intérieure, le passé est promu par les États à des fins commerciales, comme ressource économique. Sont interrogés l’exploitation de la nostalgie, le sentiment de pertes de repères tout comme la fibre émotionnelle.
Alors même que le passé se fait de moins en moins visible dans les villes modernes, l’engouement pour sa redécouverte est une conséquence de l’« éclatement » de l’histoire, du phénomène mondial de patrimonialisation, de la médiatisation des découvertes archéologiques, ainsi que du nationalisme et de la recherche de ses racines. La collusion entre l’économie et la culture, mais aussi le brouillage des frontières entre industrie culturelle et arts, ou encore entre musées et parcs d’attraction deviennent ainsi inévitables et invitent à explorer plusieurs lignes de réflexion. Quels sont le rôle et l’intérêt des États dans la promotion et la marchandisation de l’histoire ? Quels sont les acteurs et les médias de cette commercialisation ; qui vend l’histoire et qui en profite ? L’histoire est à vendre, l’histoire fait vendre, mais de quelle histoire parle-t-on ? Quelles sont les périodes de référence ? Les pays d’Asie orientale se contentent-ils de suivre une tendance globale, ou ont-ils des modalités propres de commercialisation de l’histoire ? Ce sont-là quelques-unes des questions auxquelles les contributeurs de ce numéro ont cherché à fournir des éléments de réponse.

Le passé à vendre : commercialiser l’histoire en Asie The Past for Sale: Marketing History in Asia Isabelle Charleux, Matthias Hayek et Pierre-Emmanuel Roux 

I. Vendre l’histoire des lieux – Selling the History of Places

Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui The Business of Nostalgia in China Today Angel Pino 갛극킵 Isabelle Rabut 부궷圖 

Au-delà des représentations de la Belle Edo : la marchandisation culturelle d’une époque et d’une ville Beyond the Representations of the Good Old Edo: The Cultural Commodification of an Era and a City Iwabuchi Reiji 岩淵令治 

Patrimoine et tourisme dans le Jiangnan, au prisme d’une coopération franco-chinoise originale Heritage and Tourism in Jiangnan, Through the Prism of an Original Franco-Chinese Cooperation Françoise Ged 읊돠 

II. Usages commerciaux de l’histoire – Commercial Uses of History 

Comment l’histoire peut-elle devenir un objet de consommation dans les musées japonais ? How Can History Become an Object of Consumption within Japanese Museums? Alice Berthon アリス·ベルトン 

L’empire Hünnü/Xiongnu, nouvel âge d’or des Mongols ? Imaginaire, nationalisme, mode et marketing en république de Mongolie The Hünnü or Xiongnu Empire, the New Golden Age of the Mongols? Imagination, Nationalism, Fashion and Marketing in the Republic of Mongolia Isabelle Charleux Isaline Saunier 

III. Regard extérieur – Views from the Outside

L’usure du passé. Marché du souvenir et mirage d’histoire Wear and Usury of the Past: Memory Market and History Mirage Clémentine Gutron 

 

Résumés

Abstracts

瓊狼

Contributeurs

Bio-bibliographical Notes

Alice Berthon Comment l’histoire peut-elle devenir un objet de consommation dans les musées japonais ? Portés par la période de prospérité économique, les musées japonais d’histoire territoriaux à l’échelle des villes ou des départements fleurissent au Japon à partir des années 1970. Tandis qu’en Occident, subissant les chocs pétroliers, le rôle de l’État s’amoindrit dans les secteurs publics et la logique économique pénètre les musées qui se transforment : de lieu d’éducation et de conservation, ils deviennent également des lieux de divertissement. On parle de tournant commercial. Qu’en est-il au Japon et quels sont les effets de l’entrée du secteur de l’économie ou de logiques commerciales dans les musées d’histoire ? La présente contribution interroge ce phénomène dans le contexte japonais et plus particulièrement au sein des musées d’histoire pour regarder l’impact sur la représentation du passé. Elle propose de mettre en lumière quelques orientations et dérives observées dans ces musées et conclut, en abordant sous forme d’ouverture, sur un grand changement qui semble à venir dans le cadre d’une nouvelle politique touristico-culturelle.   Isabelle Charleux et Isaline Saunier L’empire Hünnü/Xiongnu, nouvel âge d’or des Mongols ? Imaginaire, nationalisme, mode et marketing en République de Mongolie Cet article s’intéresse à l’engouement actuel pour l’époque des Hünnü (Xiongnu, IIIe siècle av. n. è.-IIe siècle apr. n. è.) en République de Mongolie contemporaine, en particulier à partir des grandes commémorations du « 2220e anniversaire de la fondation du premier empire des steppes » en 2011. Les Mongols revendiquent aujourd’hui les Hünnü comme leurs ancêtres, et traduisent « Hünnü » par « Hun » dans les langues européennes : comme les Mongols de Gengis khan, ils (leurs descendants supposés) auraient envahi l’Europe. À tous points de vue, l’empire Hünnü apparaît comme le précurseur de l’empire gengiskhanide : on fait remonter aux Hünnü, outre l’invention de l’empire, un grand nombre de traits de la culture matérielle (arc, selle, yourte, marques du bétail, vêtement,…), les institutions civiles et militaires, les jeux du Naadam, le code de loi, la « démocratie guerrière », le chamanisme et le culte du ciel que l’on attribuait jadis à Gengis khan. Cet article propose d’étudier les discours et représentations des Hünnü en Mongolie contemporaine et leur exploitation commerciale, à partir d’entretiens qualitatifs, de manuels scolaires, d’ouvrages historiques, d’articles de presse, de blogs et sites internet et d’expositions muséales. Nous nous pencherons sur le rôle des archéologues et historiens dans la diffusion de cette mode, et sur sa réappropriation par des marques commerciales, les arts de la scène et en particulier par la mode vestimentaire. Françoise Ged Patrimoine et tourisme dans le Jiangnan, au prisme d’une coopération franco-chinoise originale À la fin du XXe siècle, les villes historiques chinoises faisaient l’objet de rénovations promouvant une vision stéréotypée de l’architecture chinoise. Malgré des travaux sur le patrimoine menés depuis une centaine d’années, les projets urbains délaissaient les apports de l’histoire locale ou des modes de vie. De 1998 à 2003, un projet pilote franco-chinois mené de manière expérimentale dans le Jiangnan, aux abords de Shanghai, a associé les autorités locales, des professionnels et des enseignants-chercheurs. L’approche incrémentale et pluridisciplinaire, primée en Chine et par l’UNESCO, a donné lieu à de nouvelles prescriptions qui ont appliquées dans certains quartiers de Shanghai dès 2003. Elle s’est accompagnée d’une méthodologie associant séminaires, formation continue et sur sites, avec des thématiques partagées par les deux pays. La pression d’un tourisme intérieur en plein essor a rendu encore plus complexe la recherche d’un équilibre entre développement social, économique et préservation des traces du passé. En outre, les villes historiques d’une même région, souvent concurrentes entre elles, sont peu ouvertes à une mise en réseau propice à une gouvernance partagée et à la mise en valeur de leurs diversités. L’adaptation du patrimoine à la vie contemporaine pose des questions communes sur ce qui fait vraiment patrimoine, mais aussi sur la place des habitants et des usagers dans un environnement où la marchandisation de l’histoire promeut de plus en plus la valeur commerciale des sites. Iwabuchi Reiji Au-delà des représentations de la bienheureuse Edo : la marchandisation culturelle d’une époque et d’une ville Il est communément admis que « l’invention de la tradition » est le produit de deux phénomènes conjoints : d’une part l’interventionnisme du gouvernement découlant de la mise en place des États-nations contemporains, et d’autre part, le processus de « marchandisation ». Au Japon, la « marchandisation des traditions » se poursuit à un rythme effréné à l’approche des Jeux olympiques de Tokyo. L’objectif à court terme est d’attirer les touristes étrangers afin de stimuler l’économie du pays et à l’heure actuelle la recherche d’un « patrimoine culturel lucratif » est devenue le moteur de la politique culturelle et économique de la nation japonaise. Au cœur de cette marchandisation se trouve l’époque Edo, considérée comme le berceau d’une culture traditionnelle émanant du peuple. La marchandisation d’Edo qui s’opère à travers la mode vestimentaire, en passant par les romans et films historiques, et qui s’étend jusqu’au domaine du jeu vidéo, tend à présenter une vision unilatérale de cette période, celle d’une société dépourvue de contradictions, à l’origine de ce que nous nommerons « les représentations de la bienheureuse époque Edo ». Par ailleurs, la construction de ces « représentations » constitue également un moyen pour l’État-nation d’encourager l’intégration d’une conscience nationale chez les japonais, en les amenant à se détourner des problématiques actuelles pour contempler avec nostalgie les traditions d’une société bienheureuse. Après avoir analysé la genèse et la transformation des « représentations de la bienheureuse époque Edo », nous examinerons de manière détaillée le projet de réalisation du « district des ressources culturelles de Tokyo » s’inscrivant au cœur d’une série de mesures politiques visant à la transformation du patrimoine culturel en ressources touristiques, et du programme culturel des jeux olympiques ; pour finir nous tacherons de mettre en évidence de manière concrète les différentes problématiques liées à cette entreprise. Au-delà de la question des Jeux olympiques, il nous semble primordial que les historiens se mobilisent afin de contrer la déferlante du nationalisme culturel suscitée par la marchandisation des « représentations de la bienheureuse époque Edo ». Angel Pino et Isabelle Rabut Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui Les bouleversements qu’a connus la Chine au cours des trente dernières années ont suscité un sentiment de nostalgie qui n’a pas manqué d’être exploité sur le plan commercial. Le présent article évoque ce phénomène en se fondant sur deux exemples particuliers, tous deux liés au développement de l’industrie touristique : celui de la mise en valeur des villes ou quartiers anciens, et celui des hôtels et restaurants à thème. Il s’interroge sur les effets induits par cette intrusion de la logique consumériste dans le champ de la mémoire : le passé en sort-il réhabilité, banalisé, voire privé de sens ? Il souligne également les affinités paradoxales entre la nostalgie du passé et le culte de la modernité et de l’abondance matérielle qui caractérise l’époque actuelle. Des renvois aux œuvres de Yu Hua et de Jia Pingwa montrent comment ce nouveau rapport au passé a trouvé un écho dans la littérature contemporaine.   

Alice Berthon How can history become an object of consumption within Japanese museums ? Supported by Japan’s postwar economic prosperity, municipal or prefectoral museums of regional history flourished in Japan from the 1970s. All the while, during that same period, under the strains of the oil crises, the West saw State involvement in the public sector diminish and a new economic logic pervade museums, which underwent a commercial turn: adding to their educational and conservational roles, they became leisure facilities. How did this commercial turn manifest itself in Japan? What are the effects of the economic sector and commercial logics on regional history museums? The present article seeks to question this phenomenon within the Japanese context, and more particularly in the case of history museums, to assess the impact of the commercial turn on representations of the past. I aim to bring to light certains trends and drifts, and conclude, by showing the emergence of new touristico-cultural policies, on the significant shifts forthcoming for the future of the museums. Isabelle Charleux and Isaline Saunier The Hünnü/Xiongnu Empire, the new golden age of the Mongols? Imagination, nationalism, fashion and marketing in the Republic of Mongolia This article focuses on the current craze for the Hünnü era (Xiongnu, 3rd century BC-2nd century AD) in the present-day Republic of Mongolia, especially on the occasion of the great commemorations of the “2220th anniversary of the founding of the first empire of the steppes” in 2011. The Mongols claim the Hünnü as their ancestors, and translate “Hünnü” by “Hun” in the European languages: like the Mongols of Chinggis Khan, they (their supposed descendants) are believed to have invaded Europe. In every way, the Hünnü empire appears as the precursor of the Chinggisid empire: in addition to the invention of the empire, a large number of artefacts of material culture that were previously attributed to Genghis Khan (bow, saddle, yurt, cattle brands, clothing, …), as well as the civil and military institutions, the Naadam games, the code of law, the “military democracy,” shamanism and the worship of heaven are now said to date back to the Hünnü. This article proposes to study discourses on and representations of the Hünnü in contemporary Mongolia and their commercial exploitation, based on qualitative interviews, textbooks, historical books, journalistic articles, blogs and websites, and museum exhibitions. We will examine the role of archaeologists and historians in the diffusion of this fashion, and its reappropriation by commercial brands, performing arts and fashion. Françoise Ged Heritage and Tourism in Jiangnan, in the Prism of an Original Franco-Chinese Cooperation At the end of the 20th century, Chinese historic cities were undergoing a wide process of promoting a stereotypical view for the renovation of Chinese architecture. Despite of heritage work carried out for a hundred years, urban projects were neglecting the values of local history or traditional lifestyles. From 1998 to 2003, a Franco-Chinese pilot project has been carried out on an experimental basis in Jiangnan, closed to Shanghai: it involved local authorities, professionals and teacher-researchers. The incremental and multidisciplinary approach, which has won awards in China and by UNESCO, is giving rise to new prescriptions that were applied in some Shanghai districts from 2003. It was accompanied by a methodology combining seminars, visits, and on-site training, with themes shared by the two countries. The pressure of booming domestic tourism made the search for a balance even more complex between social and economic development and preservation of traces of the past. Moreover, historic cities in the same region, often in competition with each other, are not very open to networking conducive to shared governance and the enhancement of their diversity. The adaptation of heritage to contemporary life raises questions about what really constitutes heritage, but also about the place of inhabitants and customers in an environment where the commodification of history increasingly promotes the commercial value of sites. Iwabuchi Reiji Beyond the representations of the Good Old Edo: the cultural commodification of an era and a city It is generally accepted that the “Invention of Tradition” is the product of two conjoint phenomena: on the one hand, government intervention in the economy resulting from the establishment of contemporary nation-states, and on the other hand the process of “commodification”. In Japan, the “Commodification of Traditions” continues apace in the run-up to the Tokyo Olympics. The short-term objective is to attract foreign tourists in Japan in order to stimulate the country’s economy, and nowadays the search for a “Profitable Cultural Heritage” has become the driving force of the Japanese nation’s cultural and economic policies. Edo period, during which a traditional culture created by the people was born, is at the heart of this process of commodification. The “commodification of Edo”, which appears through clothing fashion, historical fictions and movies, and also video games, tends to show a one-sided vision of this period, a vision of a society devoid of any contradiction, which is at the origin of what we would call “Representations of the blissful Edo period”. Moreover, the construction of these “Representations” also constitutes a means for the nation-state to encourage the integration of a national consciousness among Japanese people, leading them to turn away from current problems to contemplate with nostalgia the traditions of a blessed society. After first analyzing the constitution and evolution of “Representations of the Blissful Edo period”, we will examine in detail the creation of the “Tokyo Cultural Resources District”, which is at the heart of a series of political measures aimed at transforming cultural heritage assets into tourist resources, and at the center of the cultural program of the Tokyo Olympics; finally, we will highlight in a concrete way the various problems related to this project. Beyond the matter of the Tokyo Olympics, it seems important to us that historians mobilize themselves in order to counter the wave of cultural nationalism caused by the spread of these “Representations of the Good old Edo period”. Angel Pino and Isabelle Rabut The Business of Nostalgia in China Today The dramatic change that China has experienced in the past thirty years has triggered a sense of nostalgia which is inevitably used at the commercial level. The present article discusses this phenomenon on the basis of two specific examples, both linked to the development of the tourism industry: that of the enhancement of old towns or districts, and that of themed hotels and restaurants. It reflects upon the effects induced by this intrusion of consumerist logic into the field of memory: does it result into the past being rehabilitated, trivialized, or even deprived of meaning? It also highlights the paradoxical affinities between nostalgia for the past and the cult of modernity and material abundance that characterizes the present era. References to the works of Yu Hua and Jia Pingwa show how this new relationship with the past has found an echo in contemporary literature.

Le passé à vendre : commercialiser l’histoire en Asie

Isabelle Charleux, Matthias Hayek et Pierre-Emmanuel Roux

Les exploitations commerciales de l’histoire et des patrimoines, souvent encouragées et promues par les États eux-mêmes, ont connu vers la fin du xxe siècle un essor remarquable en Asie de l’Est et en Asie intérieure. Elles touchent un grand nombre de domaines de l’économie qui sont souvent vitaux pour les pays concernés, tels le tourisme et les loisirs, et rejaillissent sur les musées et sites patrimoniaux, sans oublier l’architecture urbaine. Cette consumérisation du passé exploite la nostalgie, le sentiment de perte des repères et joue sur la fibre émotionnelle.

Les travaux récents sur la fabrique de l’histoire, les usages, mésusages et réappropriations du passé, en particulier par les nationalistes, ainsi que l’inflation de la patrimonialisation, sont pléthoriques pour ce qui concerne le monde occidental et les États post-soviétiques 1. Le passé est une ressource utilisable, une ressource politique d’abord, mais aussi potentiellement rentable dans le monde contemporain. De nombreux auteurs se sont penchés sur l’histoire comme objet de consommation et le marketing des musées, dénonçant fréquemment les « dérives » de la spectacularisation, la « disneylandisation » du patrimoine, les limites scientifiques, déontologiques et méthodologiques, ou encore les dangers des compromis 2. Mais peu de travaux ont encore porté sur ces questions en Asie à l’époque de l’hyperconsumérisme et de « l’économie de l’expérience 3 ». Ces dernières sont au croisement de plusieurs disciplines et thématiques à commencer par l’historiographie, la mémoire, le patrimoine, la muséologie, le tourisme et les loisirs, l’anthropologie, ainsi que l’économie et le marketing.

Malgré la grande diversité des pays d’Asie, on observe à la suite du monde occidental un fort développement de l’industrie des loisirs, conséquence de la globalisation, du libéralisme économique, de l’essor des classes moyennes et supérieures, et du développement du tourisme domestique. Alors même que le passé se fait de moins en moins visible dans les villes modernes, l’engouement pour sa redécouverte est une conséquence de « l’éclatement » de l’histoire, du phénomène mondial de patrimonialisation, de la médiatisation des découvertes archéologiques, ainsi que du nationalisme et de la recherche de ses racines. Les collusions entre l’économie et la culture, mais aussi le brouillage des frontières entre industrie culturelle et arts, ou encore entre musées et parcs d’attraction deviennent ainsi inévitables et invitent à explorer plusieurs lignes de réflexion. Quels sont le rôle et l’intérêt des États dans la promotion et la marchandisation de l’histoire ? Quels sont les acteurs et les médias de cette commercialisation ; qui vend l’histoire et qui en profite ? L’histoire est à vendre, l’histoire fait vendre, mais de quelle histoire parle-t-on ? Quelles sont les périodes de référence ? Les pays d’Asie orientale et intérieure se contentent-ils de suivre une tendance globale, ou ont-ils des modalités propres de commercialisation de l’histoire ?

Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles les contributeurs de ce numéro ont cherché à fournir des éléments de réponse. En guise d’introduction, nous aimerions proposer ici quelques formes de manipulation et de réécriture de l’histoire au xxe siècle, et rappeler les enjeux nationalistes de l’histoire et du patrimoine ayant suscité des débats passionnels et incité les États à les exploiter.

Histoire et constitution des États-nations aux xixe et xxe siècles

L’histoire est depuis deux millénaires un outil central de légitimation politique en Asie, comme en témoignent les nombreuses chroniques de facture gouvernementale et l’existence d’historiographes officiels. Mais les États sont loin d’avoir exercé un monopole sur l’histoire et l’exploitation du passé. Depuis de nombreux siècles, les tombes anciennes sont pillées à la recherche de trésors. Un marché des antiquités se développe également pour les collectionneurs et amateurs d’objets anciens, ainsi qu’un marché du faux 4. Dans le même temps, l’histoire ancienne écrite hors du cadre étatique offre différents usages. Elle sert notamment de paravent à une critique à peine voilée des élites régnantes, en permettant à des romanciers, dramaturges ou estampistes de mettre en scène des évènements du présent sous les oripeaux du passé.

L’histoire joue ensuite, à partir de la fin du xixe siècle, un rôle central dans la construction de l’État-nation, dont deux des symboles sont le musée et le monument historique : « Dès qu’elle prend conscience d’elle-même, une nation veut justifier son présent par son passé. Rien ne lui prouve mieux son existence que son histoire. En un sens, ce sont les historiens qui créent les nations 5 ». L’histoire permet de créer du « nous » pour s’opposer aux voisins, « eux ». Au Japon et en Chine, deux révolutions ont visé à moderniser le pays sur le modèle européen, éliminant la « culture traditionnelle » et réformant les religions : la restauration de Meiji (1868-1912) au Japon et l’établissement de la république en Chine (1912-1949). La « mise à distance du passé » s’est traduite par la promulgation de lois sur le patrimoine et la fondation de musées. Les premières lois de conservation du patrimoine, adoptées au Japon en 1911, évoluent vers la définition de « trésors nationaux » en 1929, et elles servent très rapidement de modèle en Chine et en Corée 6.

Mais les États-nations asiatiques du xxe siècle sont surtout passés maîtres dans la réécriture de l’histoire, voire dans sa manipulation pour les régimes autoritaires. L’histoire officielle doit coller à un schéma directeur de l’évolution sociale, impériale ou marxiste, et au principe de l’ethnogenèse. Il faut ainsi faire coïncider peuple et territoire, prouver que chaque peuple titulaire est présent sur son territoire actuel depuis des temps reculés voire mythiques. Étudier l’histoire sert les intérêts du présent, et l’archéologie contribue largement à la réécrire. Dans chaque État, l’archéologie doit en effet prouver l’origine de la nation, et les découvertes archéologiques participent à la démonstration de son ancienneté et finalement de sa grandeur 7.

La tout-patrimonialisation : protection et valorisation

De nouvelles lois de protection des biens culturels apparaissent en Asie de l’Est au milieu du xxe siècle, à commencer par le Japon dans les années 1950. Elles incluent des patrimoines matériels, tels que des objets, des livres anciens et autres documents folkloriques, et immatériels, comme des techniques de fabrication et de construction ou des modes de vie 8. Mais il faut attendre les années 1990-2000 pour que l’Asie connaisse plus généralement, comme l‘Occident, une « explosion du patrimoine » avec une « inflation et diversification à l’infini des types de patrimoine » 9. Cela se traduit notamment par la classification hiérarchisée du patrimoine matériel où les listes de villes et monuments célèbres ne cessent de s’allonger, l’émergence de nouveaux musées, la valorisation du patrimoine immatériel 10, tel que les « trésors vivants », et la course entre pays voisins pour l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO de sites ou biens culturels.

Si la tout-patrimonialisation permet de faire ressortir la singularité et la richesse des cultures locales, elle ne va cependant pas sans critiques et difficultés, et l’alliance théoriquement vertueuse entre tourisme et patrimoine (suivant les recommandations de l’UNESCO) peut avoir des conséquences négatives. Des sites sont valorisés aux dépens de leur protection, et le patrimoine culturel est estimé non plus par rapport à son contenu mais à son potentiel économique 11. Le « discours sur le patrimoine » apparaît dans ce contexte comme un outil de gouvernance répondant à des contestations, des négociations et des appropriations locales 12. Le cadre législatif flou entourant l’inscription d’un monument sur une liste ou une autre ne garantit ni sa préservation ni sa transformation commerciale 13. Des voix s’élèvent ainsi contre la marchandisation du patrimoine matériel, notamment de la part des communautés locales, et le rôle des médias et des réseaux sociaux s’avère parfois crucial 14.

Soft power, tourisme et exportation de l’industrie culturelle

Depuis les trois dernières décennies du xxe siècle, et avec un décalage selon la situation économique et politique des différents États asiatiques, l’essor d’une classe moyenne et l’allongement des vacances permettent le développement spectaculaire du tourisme domestique, facilité par l’amélioration des voies de transport et l’accès à la voiture individuelle, ainsi que du tourisme à l’étranger 15. Les sites touristiques se multiplient, exploitant le tourisme historique, religieux, « ethnique » ou folklorique et naturel. Édifices anciens revalorisés, monuments et musées nouveaux à l’architecture évocatrice de l’identité locale deviennent des atouts majeurs du « province branding » ou « city branding ». Nombreuses sont également les collectivités territoriales et locales à mettre en avant un symbole ou une mascotte en lien plus ou moins étroit avec leur histoire.

Cette promotion de la culture et des traditions n’est pas exclusivement destinée aux consommateurs nationaux. Les industries culturelles cherchent à s’exporter et le patrimoine devient le moteur de la politique culturelle et économique. Il s’agit de donner une image de marque du pays (nation branding) qui séduise, et fasse rêver. Le nation branding et le city branding doivent, chacun à leur niveau, rendre un lieu plus identifiable et compétitif sur le marché mondial 16. La culture devient instrument de soft power aux quatre coins du globe avec des centres culturels et/ou des instituts de langue financés par l’argent public, des lois pour la promotion du tourisme ou encore des stratégies de développement économique tournées vers la culture et les arts. Cette diplomatie culturelle a des retombées considérables en termes d’exportation de produits de consommation et en nombre de touristes étrangers.

C’est donc avec un soutien étatique que, bien souvent, les industries culturelles et de loisir exploitent l’histoire comme une ressource. Produits hybrides du monde contemporain et des cultures locales, l’art, le cinéma et les séries télévisées, la littérature, la cuisine, la danse, la mode, la culture pop en général – mangas, jeux vidéo, musique (J-pop, K-pop, rock mongol), publicité, visuels d’emballage… – font référence à l’histoire et en proposent des lectures multiples. Des films et surtout des séries télévisées à thématique historique ou pseudo-historique sont exportés dans toute l’Asie voire au-delà. Des entreprises commerciales inventent une authenticité « marketable » en prenant les avantages du passé tout en conservant le confort de la période contemporaine. Les restaurants rétro sont à la mode, tels les bars de style « shōwa-retoro » au Japon, qui recréent de toutes pièces une ambiance puisant dans les codes culturels et alimentaires des années 1950-1970, ou encore les commerces et marques légendaires faisant revivre le Shanghai des années 1930. La marchandisation des « lieux saints », eux-mêmes en nombre croissant, est également de plus en plus visible. Si depuis longtemps les bâtiments latéraux des lieux de culte abritent des boutiques, aujourd’hui des boutiques d’antiquités se maquillent en temple sur les grands lieux de pèlerinages bouddhiques comme au Wutaishan (Chine). Le visiteur ne réalise où il se trouve que lorsqu’il voit des prix marqués sur les bouddhas qui trônent sur des autels. Le concept de « lieux saints » dépasse d’ailleurs le cadre religieux, puisqu’il s’applique aussi à des sites séculiers chargés d’histoire comme ceux de la révolution communiste en Chine ou de la résistance au Japon en Corée du Sud où les touristes abondent.

L’histoire se vend aussi dans les musées. Depuis les années 1990, le management muséal et les techniques marketing s’introduisent dans les musées les plus modernes d’Asie, qui suivent d’une dizaine d’années le tournant opéré en Occident 17. Par ailleurs, ces musées se « démocratisent » sous la forme de petits établissements, souvent privés, où la culture populaire s’introduit avec toutes sortes d’objets, d’histoires et de traditions locales 18. Les États préconisent l’utilisation de techniques modernes et poussent les musées à raisonner en termes d’attractivité, de rentabilité et de « museum branding 19 ». Les musées et leurs expositions tentent de séduire de nouveaux publics et deviennent interactifs et ludiques grâce à un équipement technologique multimédia de pointe (films, photographie, technologie digitale, cartes, dioramas, objets à toucher, effets spéciaux, hologrammes, etc.) et des reconstitutions totales ou partielles de bâtiments historiques. Le spectateur devient acteur, peut manipuler les objets, et des ateliers de fabrication d’objets sont organisés. Les matérialisations du passé font appel à tous les sens : la vue bien sûr, mais aussi l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher. Le temps accordé à la visite elle-même tend à se réduire par rapport à celui passé dans les espaces consacrés aux animations, mais aussi dans les boutiques vendant des produits dérivés et les cafétérias.

Si l’histoire se vend et fait vendre, c’est que sa mise en scène fait appel au registre de l’émotion, des affects, voire de la spiritualité et de la transformation de soi ; elle suscite la nostalgie pour un passé révolu, souvent fantasmé, et la quête d’authenticité. Des travaux récents ont enfin reconnu l’importance de l’affect et des émotions en tant qu’éléments constitutifs essentiels de la fabrique du patrimoine 20. On est passé, comme l’observait Daniel Fabre, d’un mode de l’avoir (le patrimoine, c’est à nous) à un mode de l’être (le patrimoine, c’est nous) 21. L’industrie des loisirs utilise « l’émotion patrimoniale » pour faire des profits, et les institutions culturelles à but non lucratif orientées vers l’éducation prennent de plus en plus en compte cette dimension émotionnelle : on visite pour ressentir, faire l’expérience, se sentir plus connecté à ses racines. La réalité augmentée, utilisée dans des jeux vidéo pour surimposer un cadre fictif à l’environnement réel, ainsi que les techniques immersives que l’on trouve dans certaines expositions ou des parcs à thème, exploitent toutes le concept postmoderne d’hyperréalité. Les consommateurs peuvent s’immerger dans une période historique spécifique, quoique bien souvent artificielle avec ses décors et ambiances reconstitués.

Quelle(s) période(s) de référence ?

Les périodes de référence de l’industrie des biens culturels varient pour des raisons multiples comme le rayonnement culturel ou politique d’anciennes dynasties, les effets de mode actuels, ainsi que le poids de l’archéologie et des médias. Les regards et partenariats extérieurs peuvent aussi influer sur les représentations du passé d’un pays 22. On observe tantôt la nostalgie pour un temps proche, connu, dont la mémoire est encore présente ou en passe de disparaître, tantôt la promotion d’un passé plus lointain, imaginé, fantasmé et malléable. Des périodes jadis mal-aimées voire haïes sont réhabilitées. C’est le cas, en Chine, de la dynastie mandchoue des Qing (1644-1911) et de l’époque des concessions étrangères – autrefois exemples humiliants d’impérialisme et aujourd’hui symboles de cosmopolitisme – à l’exemple du Shanghai des années 1930.

Mais quelle que soit la période de référence, l’histoire ne peut être vendue telle quelle. La philosophe Hannah Arendt soulignait déjà, au milieu du xxe siècle, que pour pouvoir être absorbée et recyclée par la société des loisirs, l’histoire devait être rendue facile à consommer 23. La culture passée nécessite un processus de décontextualisation et de recontextualisation : le spectateur s’identifie à un élément isolé et doté d’un nouveau cadre dans la société contemporaine 24. Au cours de ces différentes étapes, l’imaginaire d’une période est simplifié et idéalisé pour être rendu plus attractif et consensuel. On sélectionne les éléments susceptibles d’être marchandisés pour devenir des produits de consommation.

Même lorsque des historiens et archéologues conseillent voire travaillent pour des cinéastes afin de proposer des reconstitutions les plus proches possibles de la réalité, le résultat doit obéir à des objectifs économiques et, dans certains cas, politiques. Les inconnus, les lacunes et les incertitudes doivent être comblés. Les références historiques de différentes périodes et lieux peuvent être mélangées, jusqu’à un produit final truffé de contradictions et d’imprécisions. L’histoire telle qu’elle est médiatisée et commercialisée échappe finalement à l’historien.

Promenades aux marchés de l’histoire en Asie

Dans les pages qui suivent, les contributeurs de ce numéro d’Extrême-Orient, Extrême-Occident développent les différentes problématiques de la « mise en vente » de l’histoire à travers plusieurs approches illustrées d’exemples chinois, japonais et mongols.

Une première partie réunit trois articles qui explorent les usages commerciaux de la mémoire et du patrimoine en milieu urbain. Angel Pino et Isabelle Rabut se penchent tout d’abord sur le marché de la nostalgie en Chine contemporaine à travers deux types d’exemples : d’une part, la vogue de la mise en valeur de quartiers anciens à Pékin et Shanghai, d’autre part, celle des hôtels et restaurants à thème, notamment sur celui très sensible de la révolution culturelle. Cette balade historique s’accompagne de nombreuses références littéraires et nous rappelle chemin faisant que le passé chinois s’inscrit davantage dans les livres que dans les monuments sans cesse démolis.

Iwabuchi Reiji dresse ensuite l’historique d’une mode, apparue au Japon dès le début du xxe siècle, et qui occupe jusqu’à aujourd’hui une place essentielle dans les représentations médiatiques de l’histoire de l’archipel. Il s’agit de la (sur)valorisation de l’époque d’Edo (1603-1868), et en particulier de la ville éponyme, ancienne capitale shogunale, dont l’actuelle Tokyo conserve bien des traces. La simplification de cette période historique, qui tend à idéaliser certains aspects de la vie du peuple citadin, sert de support à la mise en place d’un « marketing national » depuis deux décennies. Iwabuchi souligne les aspects négatifs de la transformation du patrimoine culturel en ressource touristique et les contradictions et imprécisions du projet « Vision culturelle de Tokyo », mis en place pour les Jeux Olympiques initialement prévus en 2020. Il interroge ce faisant la position de l’historien face à la marchandisation de la culture promue par l’État.

Françoise Ged, après avoir dressé un historique des politiques patrimoniales urbaines en Chine, s’intéresse pour sa part aux stratégies de préservation ou de recréation du patrimoine par les collectivités locales chinoises, en lien avec le tourisme dans la région du Jiangnan (ou bas-Yangzi). Elle nous livre les résultats d’un partenariat de longue durée entre des institutions chinoises et françaises, au sein duquel elle a personnellement joué un rôle de première importance. Nous suivons avec elle l’élaboration des politiques en question, ponctuée d’interrogations des différents acteurs face à la marchandisation du patrimoine.

La seconde partie s’intéresse à la transition commerciale des usages de l’histoire dans les musées, et à l’utilisation de l’histoire pour construire une identité ethnique « consomma

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Revue Extrême-Orient - Extrême-Occident
Nombre de pages : 192
Paru le : 01/07/2021
EAN : 9782379241383
CLIL : 4036 Asie
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 220×155 mm
Version papier
EAN : 9782379241383

Version numérique
EAN : 9782379241413

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