Introduction
Le premier représentant de notre genre humain a été baptisé Homo habilis – assez habile, est-il permis de penser, pour pouvoir boire dans ses mains, contrairement aux animaux –, tandis qu’Homo erectus, l’un de ses suivants, pouvait à loisir boire debout, le regard fixé sur l’énigme des horizons. Voilà des attitudes qui ne trompent pas sur le potentiel de cette espèce. Plus tard vinrent Homo denisovensis, Homo neanderthalensis et bien d’autres, dont l’apport concernant les modalités du boire reste inconnu. Mettons notre confiance dans la science pour que leur contribution soit un jour précisée. Seul survivant de cette arborescence, Homo sapiens. Apparu il y a plus de cent mille ans, celui-ci ne se montra cependant pas plus savant et resta sur ce point peu inventif pendant très longtemps. Mais voici qu’il y a environ dix mille ans, Homo sapiens révolutionnait sa relation à la boisson en acquérant la maîtrise de la production du vin et de la conduite de la vigne : Homo vini-vitis était né 1.
Cette facétie préhistorique n’est pas tout à fait insignifiante sur le plan anthropologique, et l’objet de cet essai consiste justement à montrer le rôle de cette double découverte dans le développement des cultures humaines. Il s’agit en effet d’une plante cultivée et d’une boisson très chargées de sens, au point de symboliser des valeurs essentielles de certaines civilisations. Aussi y a-t-il matière à produire une axiologie (science des valeurs humaines) de la vigne et du vin, de façon à comprendre quels types de contenus éthiques, esthétiques, sociaux, patrimoniaux, symboliques, sacrés, etc., sont inscrits dans cet objet double vini-vitis, par quels processus ils y ont été associés et comment ils ont évolué dans le temps.
L’axiologie est l’étude de ce qui est « digne d’estime » (axion en grec). Or, c’est bien le cas de la vigne et du vin, comme beaucoup d’autres choses buvables il est vrai, mais plus sans doute, et autrement en tout cas, c’est justement ce qu’il s’agit d’éclaircir. Qu’ils le soient plus, et autrement, que l’eau, que les sodas, la bière ou la vodka, il est facile de s’en convaincre en voyant à quel point on met du sens à servir un verre de vin. Cette accumulation de valeurs se manifeste aussi dans le rôle joué par la vigne et le vin dans l’histoire, dans les religions, dans la vie économique, ou par la place qu’ils prennent dans les pratiques festives, dans le débat gustatif, dans la distinction sociale.
Il faudra donc se poser la question de cette construction continue de sens au travers des siècles, de cette structuration très imbriquée de valeurs dont on saisit bien, même si elles restent essentiellement de l’ordre de la subjectivité, qu’elles n’ont rien d’arbitraire – car elles se révèlent objectivement normées –, ni rien d’inexprimable – même si elles appartiennent souvent au monde de l’irrationnel –, car elles sont étayées par un discours spirituel foisonnant et raffiné.
Cette abondance et cette imbrication de valeurs posent un sérieux problème à la fois dans la recherche et dans l’exposition des résultats. On avance sur un terrain instable, du fait de la malléabilité du sens, et touffu, du fait de la complexité des systèmes culturels en action. Sans un plan d’approche strict, on serait tenté de multiplier les allées et venues entre les thématiques, les époques et les interprétations différentes. Même s’il peut sembler difficile de disjoindre absolument ce qui relève du sacré et ce qui relève du profane dans la vigne et le vin, c’est pourtant ce qui est proposé pour les deux premières parties, car cette répartition apporte beaucoup de clarté et finalement peu de redites. La troisième partie s’efforce d’analyser les hybridations contemporaines de ces deux dimensions, et d’en réactualiser les constructions symboliques.
La première partie est donc attachée à l’étude des valeurs symboliques à caractère sacré que les premiers consommateurs ont affectées au vin et à la vigne. Cette charge n’ayant cessé de s’enrichir par la suite, elle oblige l’analyse à une progression historique, depuis la Préhistoire jusqu’à nos jours, en s’intéressant aux différentes religions qui ont convoqué le vin ou la vigne comme signifiants spirituels et mystiques. Faute de données matérielles archéologiques nombreuses et suivies, les valeurs instituées dès la Préhistoire sont parfois assez conjecturales, mais au moins cherchera-t-on à les valider par la logique du raisonnement et par la forme – assurée celle-ci – dans laquelle on les découvre déjà bien établies au moment où elles entrent dans l’histoire. Viennent ensuite les religions antiques proche-orientales, mésopotamiennes et hébraïque surtout, puis grecque et romaine, qui chacune à leur façon projettent dans la vigne et le vin leur imaginaire et ensemble constituent toute l’épaisseur mythologique de ces valeurs. Enfin, le christianisme parachève ce processus de sacralisation et offre à la vigne et au vin une position symbolique inégalée dans l’ordre des choses ingurgitées ici-bas.
La deuxième partie aborde la question des valeurs profanes, non plus chronologiquement mais thématiquement car ici, l’histoire n’est pas l’incrément le plus pertinent : tout le symbolisme profane semble présent dès le premier jour. Certes, il s’affine, mais il subit aussi des retraits puis des renaissances, si bien qu’il faut plutôt le catégoriser thématiquement qu’historiquement. On distingue trois thèmes : les valeurs patrimoniales, qui seront bien étudiées dans leur dimension spirituelle et non pas matérielle, les valeurs hédonistes, dans toutes leurs significations sociales – du simple plaisir quotidien jusqu’aux limites de l’interdit, voire au-delà –, et enfin, les valeurs esthétiques dans leur triple dimension, gustative pour le vin, paysagère pour la vigne, et discursive pour la production langagière suscitée par le monde viti-vinicole. Là encore, il s’agit de montrer non pas seulement des états mais plutôt des dynamiques, et donc présenter les processus de patrimonialisation, d’hédonisation et d’esthétisation qui sont à l’œuvre dans la construction de valeurs.
La troisième et dernière partie tente de faire le point sur les tensions symboliques et axiologiques actuelles, et en particulier sur les situations paradoxales produites par une sorte d’hybridation des valeurs profanes et sacrées. La vigne s’inscrit parfaitement dans le processus émergent du culte profane de l’environnement et on cherche aujourd’hui dans le vignoble l’image de l’éternel, du naturel, de l’Éden perdu. De même, le vin est impliqué dans la controverse symbolique puissante du culte profane alimentaire et il lui faudrait offrir à la fois des garanties d’authenticité historique, d’origine localisée et de sécurité diététique. Enfin, rien n’échappe au culte profane de l’objet, l’archéomanie valorise le vin de garde, la néomanie s’essaie à la découverte de nouveaux vins, tandis que les vins rares ou chers flattent l’égomanie. Pour terminer, un huitième et dernier chapitre propose des pistes pour une réactualisation des valeurs et synthétise les ressources symboliques potentielles des quatre éléments clés : le cep d’abord, et ses forces ouraniennes, chtoniennes et déméteriennes, le terroir ensuite, avec sa double inscription terrestre et humaine, puis la cave, cet univers de l’occultation et des transmutations, et enfin le vin, dont il faut saisir l’être profond par un questionnement ontologique ainsi que la façon dont il apparaît à notre conscience dans un processus phénoménologique.
Voilà beaucoup de notions convoquées – avec beaucoup de mots rares ou même intimidants, et cependant indispensables pour les développer. Mais ne nous inquiétons pas trop : avec la vigne et le vin, on garde toujours le concret à portée, et ce que vise cet essai, ce ne sont pas les concepts pour eux-mêmes, mais bien la façon dont le monde viti-vinicole s’éclaire par eux. Il ne s’agit pas d’un parcours qui irait de la chose vers l’abstraction, comme s’il s’agissait de s’élever du bas vers le haut, mais plutôt d’une quête d’ouvertures nouvelles, de ponts inédits entre matériel et spirituel. Il faut pour cela décloisonner les postures scientifiques et mobiliser sans crainte des savoirs que l’on pourrait juger inappropriés. En effet, la vigne et le vin méritent tous les éclairages, les plus expérimentaux comme les plus conceptuels ; ils sont dignes de toutes les entrées problématiques, de toutes les sciences, quitte à avancer graduellement, en explicitant le vocabulaire et les systèmes de pensée importés, cela sans éloigner jamais la spéculation de l’application, les faits de l’idée.
La démarche qui guide cet essai risque ainsi de surprendre quelques acteurs du monde scientifique par son caractère transdisciplinaire, mais la recherche est ainsi faite : soit on pousse sa spécialisation dans une voie thématique et méthodologique resserrée où l’on s’efforce de se positionner à l’avant-garde heuristique, soit on vise un large objet thématique dans toutes ses dimensions et, au risque de passer pour un « touche-à-tout, bon à rien », on s’oblige à une multiplicité d’approches disciplinaires qui peut dérouter, inquiéter peut-être quelques spécialistes, à moins qu’elle ne stimule la lecture de la même façon qu’elle a animé l’écriture. Différentes sciences humaines sont donc ici convoquées, des plus communes, comme l’histoire, la géographie ou la sociologie, aux plus « confidentielles », comme l’anthropologie ou l’archéologie, et aux plus « englobantes » et universelles, comme la philosophie ou la théologie. Ces deux dernières sont particulièrement impliquées car elles nous renvoient expressément à la question des valeurs et aux subtiles controverses éthiques ou religieuses, esthétiques ou hédonistes, dont il faudra prudemment délibérer. Le recours aux sciences de la nature est lui aussi indispensable, mais botanique, agronomie ou œnologie ne sont requises qu’en appoint, pour une saisie plus documentée de ces objets en grande partie naturels que sont la vigne et le vin.
Le recours aux ressources du terrain est fondamental et suit un principe simple : visiter le vignoble ou déguster un vin ne suffit pas à les connaître. Si l’on veut parler de leurs valeurs, il est utile de les avoir saisies d’expérience, et assez longuement pour que puissent s’établir à la fois une intimité et un recul objectivant. Aussi dois-je avant tout aux aléas de la vie qui m’ont fait naître, vivre et travailler au sein de ce monde vini-viticole, et à mon parcours professionnel universitaire qui m’y a renvoyé.
Pour ce qui concerne les ressources textuelles, essentielles bien évidemment, ma règle est tout aussi simple et stricte : les sources « à leur source même », pourrait-on dire, ce qui signifie que toutes les références sont prises dans le document originel et qu’il n’y a pas ici de citation de citation, sauf quelques cas très rares où le texte n’ayant pas été accessible, on pourra tout de même se fier à la qualité scientifique éminente du chercheur qui y fait référence. La recherche viti-vinicole, en sciences humaines du moins, est en effet trop coutumière des référencements approximatifs et des citations déformées pour que l’on puisse poursuivre dans cette voie hasardeuse.
Ce travail prête à la discussion, c’est son but. C’est aussi le signe de la vitalité du corpus symbolique de la vigne et du vin, jusqu’à nous entretenu et toujours réinterprété. C’est pourquoi les subtilités de sens qui s’y nouent ne peuvent être tranchées facilement, et encore moins définitivement. L’imaginaire des civilisations est inépuisable, et insatiable sa soif de valeurs et de spiritualité. Heureusement, en inventant le vignoble et le vin, Homo vini-vitis s’est aussi donné de quoi boire mentalement : il a trouvé une pensée qui désaltère, mais qui sans doute entretient plus encore sa dépendance au monde des idées. Voilà une inclination intellective que cet essai vise modestement et serait trop heureux d’endosser.
1. Vini : radical latin signifiant « vin » (vinicole, vinification). Viti : radical latin signifiant « vigne » (viticole, viticulture). Le nom scientifique de la vigne, vitis vinifera, reprend ces deux radicaux et signifie « vigne porteuse de vin ». Je propose donc d’appeler Homo vini-vitis les êtres humains qui ont associé l’art de faire le vin à l’art de cultiver la vigne, sans oublier tous ceux qui pratiquent l’art de le boire.
Jacques Maby