Dionysios Stathakopoulos
Prêcher les émotions incarnées. Évêques, mendiants et leurs publics dans l’Antiquité tardive
Cette étude d’un corpus de sermons écrits par des évêques du ive siècle de l’Orient méditerranéen porte sur les regards posés sur les mendiants souffrant de la lèpre. À cette époque, avant les fondations charitables, les lépreux étaient encore très visibles dans la cité. L’article explore les stratégies utilisées par les auteurs dans la description des mendiants lépreux, la manière dont ils attirent l’attention sur leurs corps mutilés, et incitent l’assemblée à la compassion et à la charité en construisant une proximité ou une relation fictive entre les mendiants et leur auditoire, et en identifiant les mendiants avec le Christ, ce qui permettait d’encourager les membres de l’assemblée à l’aumône dans la société chrétienne. Les émotions, surtout celles exprimées par le corps, sont centrales dans ces textes.
Lépreux – mendiants – charité – pauvreté – sermons.
Barbara H. Rosenwein
Les communautés émotionnelles et le corps
Il y a longtemps Alain de Lille affirmait que les gestes et les expressions faciales des émotions étaient des fenêtres ouvertes sur la « disposition intérieure » d’une personne, tandis que de nos jours Paul Ekman soutient que certaines expressions faciales constituent des « émotions basiques ». Cependant, comme cet article le montre, en réalité le lien entre le corps et les émotions est (et demeure) extrêmement divers. L’article aborde les émotions dans le contexte des « communautés émotionnelles » – des groupes sociaux à l’intérieur desquels les individus sont animés par des intérêts, des valeurs et des styles émotionnels communs ou semblables. Les communautés émotionnelles intègrent (ou n’intègrent pas) le corps dans l’expression de l’émotion de différentes manières. Ce constat est illustré par trois exemples médiévaux. À la cour mérovingienne de Neustrie au viie siècle, les émotions étaient rarement incarnées. Au contraire, pour Thomas d’Aquin et ses disciples au xiiie siècle, les émotions étaient explicitement associées au corps et aux changements somatiques. Mais cependant, pour ce groupe de dominicains, les émotions pouvaient, si elles étaient orientées de façon appropriée, transcender le corps. Enfin, Margery Kempe et ses semblables usaient de leur corps en manifestant leurs émotions de façon dramatique, par des hurlements, des larmes ou des contorsions de douleur. L’article se clôt en suggérant que ces variations dans les modalités d’incorporation permettent de questionner la conception d’émotions « universelles ».
Communautés émotionnelles – Margery Kempe – Mérovingiens – Neustrie – Thomas d’Aquin.
Nira Pancer
Entre lapsus corporis et performance : fonctions des gestes somatiques dans l’expression des émotions dans la littérature altimédiévale
La littérature des premiers siècles médiévaux (vi-viiie siècle) attache peu d’attention aux émotions, et a fortiori aux gestes somatiques qui les traduisent. Cependant, malgré leur relative rareté dans les textes, ces derniers n’en jouent pas moins un rôle capital dans la fabrique des relations sociales et dans les négociations de pouvoir. C’est la triple fonction de ces gestes proprement émotionnels qui sera examinée ici. Certains, tels que le rougissement, sont des lapsus corporis qui, échappant à toute maîtrise, viennent révéler une intériorité inavouable. D’autres encore, ritualisés et normés, relèvent de la « performance émotionnelle » dans le sens goffmanien du terme. En dernier lieu, certains sourires ou larmes possèdent une dimension performative. Ils ont alors la capacité d’affecter les liens sociaux et d’instaurer de nouveaux rapports de force entre les interlocuteurs.
Émotions – gestes somatiques – performance – performatif – Mérovingiens.
Klaus Oschema
Toucher et être touché : gestes de conciliation et émotions dans les duels judiciaires
Afin de compléter les discussions théoriques concernant les paramètres d’une histoire des émotions, la présente contribution analyse un détail du cérémoniel des « gages de bataille » bas-médiévaux qui ne peut pas être expliqué de manière satisfaisante au moyen des approches classiques de l’histoire du droit ou de la « communication symbolique ». Une stratégie analytique qui inclut la dimension affective des actions ritualisées montre que le geste effectué par les adversaires, qui se tiennent par la main lors du dernier des serments qu’ils prononcent avant la bataille, s’harmonise bien avec les tendances contemporaines à éviter, dans la mesure du possible, la violence du combat. Dans cette perspective, les adversaires exécutent un geste de pacification (ou de réconciliation) potentiel qui pourrait les amener à ne pas en venir à la confrontation armée : de manière analogue, les historiographes de l’époque se réfèrent à plusieurs reprises au motif de la réconciliation spontanée qui résulte d’un contact physique, même accidentel. Même si le succès réel de cette pratique semble avoir été plutôt restreint, l’organisation rituelle visait à modifier la disposition affective des acteurs par le biais de moyens dont l’efficacité potentielle a pu être montrée par la recherche en psychologie sociale moderne.
Gage de bataille – émotion – gestes – rituel – France – xive et xve siècles.
Robert Marcoux
Vultus velatus ou la figuration positive de la tristesse dans l’iconographie de la fin du Moyen Âge
À partir des années 1220, en même temps que pénètrent dans les traditions médicales et théologiques les concepts d’hylémorphisme et de physiognomonie, les artistes s’intéressent de plus en plus au visage pour exprimer l’émotion et le caractère de leurs personnages. Si cela favorise l’invention de différents types d’expressions faciales, on observe au cours du xve siècle l’apparition d’un motif qui va à contresens en dissimulant complètement le visage sous une étoffe. À travers l’étude de deux iconographies, celle des funérailles et celle de la dérision du Christ, nous démontrerons qu’en admettant d’une part les limites du représentable, et en évitant d’autre part la défiguration des personnages, ce motif arrive à exprimer une tristesse positive qui se démarque nettement de celle des figures désespérées comme les vierges folles et les damnés.
Iconographie – tristesse – funérailles – Christ aux outrages – visage voilé.
Marie-Thérèse Lorcin
Du vilain au paysan sur la scène littéraire du xiiie siècle
Le stéréotype du vilain, incarnation de la bassesse, ne disparaît pas, perpétué par les proverbes et les textes comiques qui illustrent aussi les stéréotypes de la femme et du prêtre. Mais apparaît un autre personnage, un paysan réhabilité, humanisé, même s’il est encore parfois appelé « vilain », le mot « païsant » étant encore très rare. Les poètes, dont beaucoup sont sans doute d’origine rurale, le montrent hospitalier, patient, voire instruit. Il n’est pas l’objet comme l’est le prêtre de la vindicte publique, ni ne subit de châtiment dégradant. Il exploite ses terres et gère son domaine normalement. En tant que chef de feu ayant ses responsabilités et son autonomie, il occupe une place déterminée dans la société, tout comme l’artisan, le commerçant et le seigneur. À côté du Caliban médiéval existe le paysan, celui dont le poids et parfois le vocabulaire apparaissent à la même époque dans les chartes de franchises.
France – paysan – littérature – vocabulaire – Rutebeuf – fabliaux – chef de feu.
Damien Boquet
Amours, castration et miracle au couvent de Watton : évaluation émotionnelle d’un crime d’honneur monastique (v. 1165)
Vers 1165, le couvent de Watton dans le Yorkshire, fondé par Gilbert de Sempringham, est frappé par un double scandale. Une jeune moniale, qui a noué une idylle avec un chanoine du monastère, tombe enceinte. Furieuses, les sœurs se font livrer le coupable et forcent la future mère à émasculer son amant. L’événement, qui se clôt par une péripétie miraculeuse, prend place au moment où la congrégation gilbertine connaît une crise grave. Il est relaté par l’abbé anglais Aelred de Rievaulx qui intervient à la demande de Gilbert. Le propos de cet article est de montrer comment Aelred s’appuie dans son récit sur la rationalité morale des émotions de la communauté pour légitimer un acte d’une violence inouïe dans un lieu conventuel. Ainsi, les émotions narrativisées, loin d’être l’écume bouillonnante d’un règlement de comptes impulsif, posent les conditions mêmes d’une restauration de l’honneur de la communauté.
Émotions – castration – honneur – Aelred de Rievaulx – Watton.
Guillemette Bolens
La narration des émotions et la réactivité du destinataire dans Les Contes de Canterbury de Geoffrey Chaucer
Dans Les Contes de Canterbury, Chaucer met en évidence les rapports de force complexes qui s’actualisent à travers l’expression verbale et corporelle des émotions. Ces rapports de force sont manifestes entre les personnages des Contes de Canterbury, mais ils impliquent également les destinataires du texte. L’écrivain Chaucer, quand il met en récit l’expression corporelle d’une émotion, lance un défi interprétatif à ses destinataires. Mon objectif est ainsi de chercher à comprendre ce que le texte signale de nos modalités d’accès à un sens émotionnel permis par une narration des signes corporels.
Chaucer – Les Contes de Canterbury – « Le Conte de l’Écuyer » – « L’Introduction et le Prologue de l’Homme de loi » – Canacé – amour courtois – style kinésique.