Introduction :
Il n’a jamais existé autant de compétitions, festivals et prix cinématographiques. Palme d’or du Festival de Cannes, César du meilleur film, Prix Louis-Delluc, Lumière de la presse internationale, Prix Jean-Vigo, Trophée du public et Globe du meilleur film coexistent au milieu d’une kyrielle de dispositifs aux formats, périmètres, objectifs et renommées variables. Suivant la logique du winner-takes-all, seul un petit nombre est distingué, dans un effet d’entraînement qui, pour les uns, corrobore les accusations d’entre-soi et de dés pipés et, pour les autres, confirme la qualité de certains films et le talent de certains professionnels.
Les prix et les dispositifs dans le cadre desquels ils sont remis (tels les festivals compétitifs ou les cérémonies dédiées, que je qualifie de « dispositifs récompensatoires ») concentrent les ambitions à la fois artistiques et commerciales qui animent le cinéma depuis ses débuts, en tous cas depuis les débuts de son industrialisation. Les prix cinématographiques cristallisent l’incompatibilité construite entre démarche esthétique et visée mercantile, entre culture et industrie ou entre cinéma et marché, qui, « selon une tradition cinéphilique qui a fait florès, [sont] deux univers qui par essence se distinguent et s’opposent, dont la rencontre relève du compromis, porte la monstruosité ». Comble de la compromission des artistes selon des impératifs marchands ou nécessaires dispositifs d’évaluation de la qualité filmique, les prix cinématographiques incarnent la dialectique existentielle du cinéma.
Les enjeux qu’ils recouvrent dépassent toutefois la simple sphère du cinéma. Ils débordent d’ailleurs le cadre normé des cérémonies de remise, qui n’en sont que la vitrine. Les cérémonies sont le versant que les médias diffusent et que les spectateurs et spectatrices connaissent, celui que l’on retient et qui, année après année et cérémonie après cérémonie, construit un panthéon autant qu’une certaine mémoire du cinéma. Le public se souvient des prises de parole engagées ou émues lors des remises de trophées, des remerciements, des poignées de main et des embrassades, mais aussi des interventions décousues ou interminables, des instants de gêne ou de solitude, des chutes et accidents vestimentaires. Évoquer les prix cinématographiques, c’est appeler tout un imaginaire, charrier un ensemble de représentations, de souvenirs et d’anecdotes, dont les cérémonies de remise et grands festivals ne constituent pourtant qu’une seule facette.
Pour les professionnels du cinéma, le rôle des prix cinématographiques ne se réduit pas au moment ritualisé de leur attribution. Généralement considérés comme des indicateurs de qualité artistique, les prix s’insèrent dans un système de labellisation qui trouve sa pertinence à toutes les étapes de la chronologie du film : la mention d’un prix du scénario dans un dossier de production peut inciter un guichet de financement à placer des fonds dans un projet, l’obtention d’un prix en festival peut favoriser l’achat d’un film par un distributeur ou un diffuseur télévisuel, infléchir un plan de sortie et une stratégie marketing, encourager une programmation en salle ou une vente internationale. Un prix d’interprétation pourrait même, dit-on, « faire une carrière ». Par ailleurs susceptibles de jouer un rôle prescripteur en orientant les choix de consommation des publics, les prix trouvent leur place sur les affiches et en amorce des films-annonces, sont mentionnés dans les critiques, guides et annuaires de films, disposent de catégories dédiées sur les plateformes de vidéo à la demande ou les sites de streaming. Ils occupent visiblement aujourd’hui, au sein des filières cinématographique et audiovisuelle, une place structurante dans la circulation des contenus et les échanges entre les différents secteurs.
Ce livre part de ce constat. Il propose une analyse socio-économique de leurs usages et enjeux dans les sociétés libérales-capitalistes contemporaines, à partir du cas français. À rebours des approches scientifiques habituelles, il ne porte pas sur les « effets » des prix, mais sur les motivations mêmes de leur création. Que le lecteur ou la lectrice à la recherche d’un commentaire de palmarès ou d’une controverse esthétique repose donc le livre. Les prix n’y sont pas appréhendés comme des signes immanents de qualité ; les films et lauréats n’y sont qu’accessoirement mentionnés. En revanche, ce livre documente l’envers du décor : il retrace l’histoire des dispositifs, remonte le fil de leur existence, déconstruit les logiques de leur mise en œuvre, met au jour les stratégies dans lesquelles ils s’inscrivent et lève le voile sur les intérêts en jeu, souvent éloignés du cinéma.
Ce déplacement du regard, depuis les lauréats des prix à celles et ceux qui les remettent, est motivé par l’hypothèse que les prix valorisent au moins autant les récompenseurs que les récompensés.
S’il existe de plus en plus de prix cinématographiques, on peut imaginer que ce n’est peut-être pas parce qu’il existerait de plus en plus de films ou de professionnels de qualité à récompenser, mais parce que de plus de plus d’acteurs, notamment d’acteurs différents, auraient intérêt à en remettre. Car ce qui caractérise la période contemporaine n’est pas tant la diversification des prix que celle de leurs organisateurs : de l’académie savante au syndicat professionnel, de la collectivité territoriale au groupe média, de l’association cinéphile au think tank influent, de la marque de luxe à la fondation d’entreprise, tout le monde, ou presque, organise désormais des prix cinématographiques. Leur analyse dévoile donc plus qu’un fonctionnement interne du champ cinématographique et de ses instances de distinction : elle montre combien le cinéma constitue un « lieu » symbolique où viennent capitaliser tous les acteurs du monde social, selon leurs intérêts respectifs.
Ce livre repose sur une enquête de terrain, réalisée en France entre 2018 et 2020 dans le cadre d’une recherche académique sur les enjeux socioéconomiques des prix du cinéma, de la télévision et de l’audiovisuel. Le matériau récolté au cours de l’enquête provient de trois méthodologies principales. La première, d’ordre quantitatif, a consisté en un travail d’identification et de référencement des prix cinématographiques existant ou ayant existé en France, au moyen de sondages systématiques et aléatoires dans la presse professionnelle spécialisée et les archives télévisuelles de l’INA. L’analyse de la littérature grise (règlements des prix ; statuts, organigrammes et bilans des sociétés et associations ; communication interne et externe) a ensuite permis de compléter les informations relatives à chaque prix et de constituer une base de données, à prétention non pas exhaustive, mais représentative. Plusieurs milliers de prix ont été référencés, lesquels sont remis, pour deux tiers d’entre eux, au sein de festivals.
La deuxième méthode, d’ordre qualitatif, est l’observation ethnographique directe (parfois participante) de vingt-quatre cérémonies de remise, aux formats divers. Une sélection de clichés photographiques réalisés au cours des observations est reproduite au sein du livre. La troisième méthode est l’entretien : soixante-quatorze entretiens compréhensifs avec des acteurs de l’économie récompensatoire cinématographique française ont été réalisés. La plupart de mes interlocuteurs et interlocutrices sont des dirigeants et dirigeantes d’institutions cinématographiques, des présidents et présidentes de jurys, des délégués généraux et déléguées générales ou artistiques de festivals, des responsables de structures culturelles ou associatives, des directeurs et directrices de la communication ou des marketing managers de sociétés qui occupent des positions plus ou moins centrales dans les filières cinématographique et audiovisuelle, de la chaîne de télévision nationale à l’association de quartier. Toutes les mentions et citations directes des entretiens ont été relues et parfois corrigées à la marge par les professionnels interrogés.
Le livre se divise en sept chapitres. Dans le premier chapitre, à vocation historique, j’introduis un vocabulaire spécifique à l’analyse des prix, notamment la notion de « format récompensatoire », et contextualise leur augmentation depuis le dernier quart du xxe siècle. Ce panorama met en lumière l’existence de nombreux « implicites » au sein de l’économie récompensatoire, qui favorisent l’émergence de prix dédiés à des formes ou genres dominés. Le deuxième chapitre pose, lui, un cadre théorique : j’y dresse un état de l’art sur les prix culturels et développe l’hypothèse directrice de l’ouvrage, autour de l’expression « je récompense donc je suis ». L’économie récompensatoire apparaît dès lors sous les traits d’une place de marché où les différents acteurs viennent capitaliser en termes non seulement financiers mais surtout sociaux et symboliques. La modélisation de quatre logiques de capitalisation sociale et symbolique (logique de champ, logique de marque, logique de classe et logique militante) organise la suite de l’ouvrage : les chapitres 3 à 6 sont, chacun, consacrés à l’examen d’une logique, tandis que le septième et dernier chapitre propose l’analyse d’un « cas limite » de l’action publique, celui du rôle des prix cinématographiques dans l’éducation à l’image.
Au croisement de la sociologie pragmatique des arts et de la culture, de l’économie critique des biens symboliques et des film festival studies, ce livre entend combler un relatif impensé des études cinématographiques et audiovisuelles, en resituant les prix dans un contexte capitaliste d’industrialisation de la culture et de mise en porosité du substrat culturel à des fins marchandes. Au centre des convoitises, le cinéma paraît s’accorder à tous les désirs.