Gabriel Martinez-Gros
Introduction à la fitna : une approche de la définition d’Ibn Khaldûn
L’article s’efforce de définir le mot fitna chez Ibn Khaldûn. Partant d’une unique violence naturelle à tous les hommes et à tous les groupes, Ibn Khaldûn la divise en violence noble déployée pour la cause de la religion et de l’État, et en violence stérile des querelles familiales et tribales. La première (le jihâd pour la cause de la religion et de l’État) s’oppose à la seconde qui reçoit seule le nom de fitna. Toute guerre qui vise à créer ou à défendre un État est légitime. La violence est fitna avant et après l’apogée de l’État, quand la querelle reste tribale, ou lorsque le pouvoir ne défend plus que les intérêts étroits du harem et des généraux.
Ibn Khaldûn – guerre – État – jihâd – tribus – fitna.
Emmanuelle Tixier du Mesnil
La fitna andalouse du XIe siècle
Dans l’historiographie d’al-Andalus, le début du xie siècle est le temps de la fitna, celui de la guerre civile qui provoque l’effondrement du califat omeyyade de Cordoue. Perçue comme une rupture majeure, elle serait ce moment ténu où les équilibres s’inversent, où l’Espagne musulmane, désormais divisée et amoindrie, commence à reculer devant les débuts de la Reconquista chrétienne. Les contemporains comme les historiens ont porté un jugement extrêmement négatif sur cette période qui va de 1009 à 1031 et que prolonge le temps des Taïfas, les royaumes nés de la partition, ces enfants naturels de la fitna dont l’histoire occupe tout le reste du xie siècle. Il semblerait cependant que la rupture soit à relativiser : en amont de la fitna, alors que domine le puissant hadjîb al-Mansûr, les germes de la discorde sont déjà solidement plantés. En aval enfin, les brillants traits du reste du siècle ne plaident pas en faveur d’un commencement de la fin. Cette époque de division et de conflit est certainement l’un des ces moments essentiels où quelque chose de l’identité andalouse s’est joué, avant que la Péninsule ne soit sous la domination des Berbères almoravides.
Califat omeyyade de Cordoue – al-Mansûr – Amirides – Taïfas.
Sophie Makariou
Aux origines de la fitna, l’affaire al-Mughîra : la mémoire refoulée d’un assassinat à la cour de Cordoue au Xe siècle
Le prince al-Mughîra (950-976), dernier né du calife al-Nâsir (913-961), est connu par l’extraordinaire pyxide d’ivoire à son nom, conservée au musée du Louvre, et pour avoir été sommairement exécuté le jour même de la mort de son frère al-Hakam II (961-976) et de l’avènement de son neveu Hishâm II. Cet article fait le lien entre ces deux faits établis, en montrant qu’al-Mughîra était le véritable héritier désigné de son frère al-Hakam, avant d’être remplacé dans ce rôle par le fils encore mineur d’al-Hakam, contre les traditions de la dynastie et contre la loi de l’islam qui écartent l’idée d’un calife mineur. À la mort d’al-Hakam, un fort parti tente de rendre ses droits au prince Mughîra, d’où son exécution sommaire (puis celle de ses partisans) par les soins d’Ibn Abî ‘Âmir, le futur al-Mansûr, régent du califat (978-1002). Le souvenir de cet assassinat – et de ce coup d’État — jouera un rôle dans la révolte contre le fils d’al-Mansûr en 1009, et finalement dans le naufrage du califat. Inversement, la grandeur d’al-Mansûr, révérée par les historiens arabes comme les orientalistes, a contribué à avaliser le meurtre et à faire sombrer la mémoire d’al-Mughîra.
Califat – Cordoue – Esclavons (fityân) – poésie omeyyade – al-Mughîra.
Brigitte Foulon
L’impact de la fitna chez les lettrés andalous
L’analyse des œuvres littéraires produites en al-Andalus durant la fitna nous livre un témoignage primordial sur la crise du califat. Celle-ci désagrégea en effet brutalement un système qui exigeait des poètes qu’ils se tiennent au plus près du centre du pouvoir, et les jeta dans la plus grande précarité. Intermède douloureux, elle contient déjà néanmoins en germe le système décentralisé des Taïfas qui allait assurer à la poésie un nouvel âge d’or.
La littérature andalouse, bien plus qu’on ne l’a dit, colle à son contexte, et les textes du début du xie siècle résonnent du martèlement obsédant des motifs liés au départ et à l’exil. Pour autant, l’encodage rigoureux de la poésie en arabe classique ne laisse aux poètes qu’une marge de manœuvre très étroite, tant pour l’expression de leurs angoisses personnelles que pour l’évocation des crises collectives. Nous tenterons dans cette étude de déchiffrer l’écho de la fitna dans ces œuvres, et de comprendre comment leurs auteurs s’y prennent pour puiser dans la tradition poétique les matériaux susceptibles de rendre compte de leur expérience. Nous nous attacherons en particulier aux témoignages laissés par Ibn Darrāğ al-Qasṭallī, (958/347 h. – 1030/421 h.) et Ibn Šuhayd (992/382 h. – 1035/426 h.), qui procédèrent à une réactivation et à une instrumentalisation de deux thèmes majeurs de l’ode classique arabe :
– le raḥīl, ou thème du voyage, pour le premier, qui réussit par ce biais à infléchir le panégyrique, genre traditionnel s’il en est, de manière à en faire le réceptacle de ses émotions ;
– la thématique des vestiges de campements (aṭlāl), pour le second, qui ne trouva pas de moule plus efficace, pour couler ces mêmes émotions, que celui offert par les représentations bédouines. Ces thèmes et motifs acquirent, dans ce contexte, de nouvelles valeurs. Naturalisés, adaptés au contexte andalou, ils furent souvent en charge de traduire en mots les événements dysphoriques, dont la fitna est sans aucun doute l’exemple le plus représentatif.
Al-Andalus – fitna – Ibn Darrāğ al-Qasṭallī – Ibn Šuhayd – poésie arabe médiévale.
Cyrille Aillet
La fitna, pierre de touche du califat de Cordoue (iiie/ixe–ive/xe siècle)
Cet article examine la notion de fitna et sa transposition en al-Andalus, où elle apparaît comme la pierre de touche du califat de Cordoue, encadré par deux phases d’éclatement, la première fondatrice (iiie/ixe siècle), la seconde désintégratrice (ve/xie siècle). L’usage du lexique de la fitna à l’époque émirale permet de légitimer l’exercice de la violence d’État, mais aussi d’exprimer une vision hiérarchique de l’ordre social. En effet, les sources imputent principalement le désordre aux clivages ethniques qui divisent encore une société en transition, où l’intégration des convertis à l’élite « arabe » s’avère encore inachevée.
Émirat omeyyade de Cordoue – idéologie califale – catégorisation ethnique et religieuse – conversion à l’islam.
Yann Dejugnat
À l’ombre de la fitna, l’émergence d’un discours du voyage. À propos du Tartîb al-rihla d’Abû Bakr ibn al-‘Arabî (m. 1148)
Le Tartîb al-rihla d’Abû Bakr ibn al-‘Arabî inaugure un genre littéraire nouveau dans la littérature arabe, la rihla (« récit de voyage »). L’objectif de cet article est de faire apparaître, par l’approche de ce récit comme un discours, la signification que les lettrés andalous ont assignée au traditionnel voyage en Orient en quête de science au xiie siècle. Articulant savoir et action, politique et mystique, celui-ci fut désormais conçu comme une réponse à la fitna déclenchée par la conquête d’al-Andalus par les Almoravides.
al-Andalus – fitna – voyage – savoir – pouvoir.
Annliese Nef
La fitna sicilienne : une fitna inachevée ?
La Sicile islamique (ixe–xie siècle) semble peu fertile en événements qualifiés de fitna dans les sources. Seules quatre occurrences du terme apparaissent au cours d’un peu plus de deux siècles de domination musulmane de l’île. Ou plus exactement, des épisodes semblables à d’autres qui seraient appelés de la sorte ailleurs ne le sont pas en Sicile et la qualification d’un événement en fitna n’est jamais unanime chez les auteurs consultés. Les raisons de cette absence sont difficiles à établir de manière certaine, mais cette dernière semble refléter l’intégration inachevée de la Sicile à l’ensemble politique islamique aux yeux des auteurs médiévaux.
Sicile islamique – vocabulaire politique – fitna – Fatimides – Aghlabides.
Gilles Lecuppre
Schismes royaux dans l’Occident du XIIIe siècle : l’âge classique de la division politique ?
Il est communément admis que le xiiie siècle occidental correspond à un âge classique, qui a permis un cheminement tranquille vers l’équilibre, le progrès, ou tout au moins l’unité. Toutefois, le domaine politique présente des résultats plus contrastés. Les rois de France ont bien consolidé leur emprise sans connaître les affres de l’inquiétude, tandis que le reste de l’Europe a vécu de nombreux schismes royaux. En Germanie, division rime de toute évidence avec élection, mais la transmission dynastique du pouvoir n’a pas empêché les autres royaumes de sombrer de temps à autre dans des crises de cette nature. Bien sûr, les chroniqueurs ne disposent pas d’équivalents latins ou vernaculaires de la notion de fitna. Ils perçoivent néanmoins avec acuité les effets néfastes de ces duels au sommet, qui menacent de se terminer en anarchie pure et simple. La résolution de conflits si radicaux ne coule pas de source. Quand le recours à la voie de fait ou à l’autorité supérieure du pape ou du suzerain n’y suffit pas, barons et ligues urbaines pensent peu à peu avoir leur mot à dire sur le sujet. Ainsi, la discorde nous révèle-t-elle paradoxalement l’importance et la popularité acquises par la royauté.
xiiie siècle – compétition royale – guerre civile – royauté.
Franck Collard
Le poison et le sang dans la culture médiévale
Élus, somme toute récemment, au rang d̓objets d̓histoire, le poison et le sang entretiennent des relations complexes dans les représentations médiévales qui, tout à la fois, les opposent en matière juridique et criminelle mais pas toujours, les relient (venenum a vena) en matière médicale et les fusionnent même en matière proprement « vénénologique » comme le montrent les traités des poisons où la toxicité du sang animal et humain fait régulièrement l̓objet de développements.
sang – poison – crime – médecine.
Julien Théry
Une hérésie d’État. Philippe le Bel, le procès des « perfides templiers » et la pontificalisation de la royauté française
Après avoir rappelé les grandes lignes de l’affaire du Temple, l’article en esquisse une réinterprétation d’ensemble. L’analyse des sources émises par les instigateurs du procès, le roi de France Philippe le Bel et ses conseillers, est privilégiée. Une logique étrangère à l’histoire de l’ordre mais propre, en revanche, à celle de la monarchie capétienne présida aux événements. La « découverte » et la répression d’une « hérésie des templiers » furent la dernière étape d’un processus, commencé lors du conflit avec Boniface VIII, au cours duquel la royauté française s’appropria les fondements mystiques de la théocratie pontificale. Dans l’affaire du Temple, les légistes royaux achevèrent de sceller une nouvelle alliance entre Dieu et le Capétien. Défenseur suprême de la foi catholique, le roi était désormais investi d’une fonction christique. L’enjeu du procès des templiers fut la transfiguration du pouvoir royal.
Procès des templiers – Philippe le Bel – hérésie – théocratie pontificale – religion royale.