introduction
En août 2023, est inaugurée une plateforme interactive en ligne, OtherNetwork, dont le but est « de connecter des artistes et commissaires indépendants à des espaces de projets alternatifs, non seulement dans leur région mais dans le monde entier ». Ce nouveau réseau ne s’intéresse pas aux musées, suspectés d’être manipulés par les pouvoirs politiques, ni aux galeries commerciales, destinées aux classes financièrement privilégiées, et il vise plutôt les pays et institutions en marge de la scène de l’art contemporain, particulièrement en Afrique subsaharienne.
L’idée de produire un réseau de l’art contemporain mondialisé, sans se limiter aux principaux pays et institutions, est déjà ancienne. Depuis le début des années 1990, le magazine italien Flash Art publie ainsi Art Diary International, un annuaire qui répertorie les principaux lieux, artistes, galeries, critiques d’art et musées de 50 à 80 pays dans le monde (dont une vingtaine hors de l’axe euro-américain). De même, en 2012, à l’occasion de la deuxième édition de la Triennale du New Museum de New York, cette institution publie, un répertoire décrivant les activités de 400 espaces d’art situés dans 96 pays différents. Le but poursuivi par son auteure, Eungi Joo, est de « rassembler une constellation étendue d’espaces indépendants sans collections » (Joo et Swan 2012). La lecture est vertigineuse : on y passe de la Gallery Factory de Séoul, lieu organisé autour de la participation du public, à la Saskia Fernando Gallery de Colombo, qui se présente comme « la première galerie à présenter professionnellement les artistes du Sri Lanka » et au Cube-Project Space de Taipei, un lieu interdisciplinaire et interculturel ouvert sur le monde. Des associations relativement modestes, comme ruangrupa (Indonésie), y côtoient le NTT-Inter-Communication Center de Tokyo, un centre de nouveaux médias au budget considérable. L’ensemble est d’autant plus impressionnant que ne figurent pas les institutions muséales ou celles qui sont liées au marché de l’art et que, même pour ce qui est des lieux indépendants, il n’y a visiblement qu’une toute petite partie des instances, acteurs ou groupes, de l’art contemporain dans le monde.
Des initiatives, telles que l’Art Diary International, la Triennale du New Museum ou OtherNetwork sont révélatrices d’un mouvement de globalisation de la scène de l’art ; du désir d’y participer et d’en rendre compte. Il est vrai que ce qui est discuté, exposé ou vendu aujourd’hui à New York pourrait également l’être, instantanément ou presque, à Johannesburg, Paris ou Tokyo, par des intermédiaires et relais semblables. Des formes et pratiques apparaissent sans cesse un peu partout, sont diffusées via différents réseaux et suscitent l’intérêt d’un public potentiellement mondial, ce qui donne d’ailleurs l’impression d’une culture de plus en plus standardisée. Le phénomène est considérable – célébré, accompagné, redouté ou combattu – et ses conséquences s’observent bien au-delà des domaines culturels.
Le mot globalisation qui a été choisi pour le titre de cet ouvrage peut sembler vague. Il est en tout cas plus utile que mondialisation, en ce qu’il pointe l’unité, la continuité et l’appropriation des phénomènes de diffusion planétaire, jusque dans les contextes les plus spécifiques. Si ce mot a souvent été utilisé en référence à des institutions officielles établies à l’échelle planétaire – l’ONU, le FMI, l’OMC – il n’en renvoie pas moins également à des phénomènes qui échappent aux concertations interétatiques : qu’il s’agisse des ONG, des groupes d’activistes, du crime organisé ou des réseaux de l’art contemporain (Sassen 2007 : 10-11). De fait, comme le remarque l’historien de l’art Hans Belting, l’idée de globalisation prend de plus en plus la place de celle de mondialisation, longtemps associée à une vision universaliste de la création, diffusée tout au long du vingtième siècle, dans une perspective qui séparait nettement l’histoire de l’art produit en Occident des autres formes de création, jugées plus intemporelles et, de ce fait, cantonnées aux musées d’ethnographie (Belting 2012a : 178).
Si cette mondialisation a pu être envisagée par certains comme un processus de diffusion des valeurs occidentales, présentées comme universelles, à l’échelle de la planète, la notion de globalisation permet à l’inverse, de refuser toute relation unilatérale et toute hiérarchie, au nom d’une continuité de pratiques et de questionnements qui, indépendamment des situations locales, témoigne d’un ancrage dans un monde contemporain commun. L’idée de globalisation rend compte du double phénomène de diffusion massive et d’uniformisation des pratiques, dont l’art contemporain, dans le phénomène même de son émergence, est aux avant-postes. Pourtant, comme l’a noté l’anthropologue Arjun Appadurai, « la globalisation n’implique pas nécessairement, ni même souvent, une homogénéisation ou une américanisation du monde […] » (Appadurai 1996 : 52). Ainsi, et bien qu’il soit souvent assimilé par le discours le plus ordinaire aux pratiques artistiques qui dominent le marché de l’art international et bénéficient du soutien des principales institutions euro-américaines, il s’agit aussi d’un « champ aux multiples localités qui s’appuie sur des pratiques et connaissances locales » (Aranda, Kuan Wood & Vidokle 2010 : 8).
Quelques questions doivent être posées. L’art contemporain, dont il est ici question, concerne-t-il exclusivement les formes les plus récentes de la création ou s’étend-il aux médiums plus classiques ? Prend-il en compte les pratiques traditionnelles, les arts appliqués, les formes hybrides ? Les réponses sont plus compliquées qu’il n’y paraît. De nombreux artistes – Marlene Dumas, Yayoi Kusama ou Julie Mehretu, par exemple – dont la pratique se situe clairement dans l’héritage de traditions picturales parfois anciennes, sont considérés comme des artistes contemporains importants, au même titre que d’autres qui font appel aux dispositifs participatifs, à la performance ou aux nouveaux médias, ne serait-ce que parce que leurs œuvres circulent abondamment dans les circuits internationaux. Qu’en est-il alors d’une délimitation temporelle : l’art contemporain est-il uniquement le fait des artistes vivants, ou bien faut-il en associer d’autres, plus anciens ? Il semble tout de même difficile d’exclure celles et ceux qui, quoiqu’éloignés dans le temps, continuent à circuler et à avoir une influence au sein du milieu de l’art, à l’image de Gordon Matta-Clark ou Joseph Beuys.
Peut-on encore relier l’art contemporain à un médium ? À un type de pratique ? À une tradition ou à une aire géographique ? Face à ces questions, l’un des objectifs de cet ouvrage est de montrer que si l’art contemporain est difficilement réductible à un découpage historique ou à un ensemble de pratiques, c’est qu’il est constamment défini et redéfini, par ses acteurs mêmes, lesquels sont de plus en plus nombreux et hétérogènes. Si des définitions d’ensemble parviennent néanmoins à être établies, de manière fluctuante et contextuelle, c’est en raison d’un partage de valeurs entre les participants aux mondes de l’art, partage qui, même temporaire et fait de malentendus multiples, s’étend désormais à l’échelle de la planète.