Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Revue Extrême-Orient - Extrême-Occident
Nombre de pages : 246
Paru le : 01/10/2015
EAN : 9782842924140
Première édition
CLIL : 4036 Asie
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×155 mm
Version papier
EAN : 9782842924140

Version numérique
EAN : 9782842925000

La guerre en perspective : Histoire et culture militaire en Chine

N°38/2014

Les armées de l’empire chinois se sont illustrées par leur inefficacité, leurs effectifs pléthoriques et leur défaite quasi constante face aux offensives de l’étranger.
Les publications sur la culture militaire en Chine se concentrent le plus souvent, pour des raisons commerciales, sur l’Art de la guerre, dont on vante les applications possibles au monde des affaires, les Chinois ayant supposément développé une conception redoutable de l’efficacité. En réalité, l’histoire militaire chinoise démontre tout le contraire de ces brillants discours sur l’efficacité et l’économie de moyens. Ce numéro d’Extrême-Orient Extrême-Occident rompt avec cette façon idéologique de faire la « guerre sur papier » pour envisager les transformations réelles du conflit armé à travers l’histoire impériale chinoise. Cette perspective historienne sur la guerre débouche en toute logique sur une enquête, dans la seconde partie de ce volume,  consacrée à l’historiographie en temps de guerre : comment l’expérience de la guerre, au niveau individuel ou collectif, a-t-elle été comprise et transmise par les historiens impliqués corps et biens dans la tourmente qu’ils s’étaient donné pour mission de narrer ?

Introduction: Polémiques polémologiques

Romain Graziani & Albert Galvany

 

1. La guerre assiégée: la place de l’histoire militaire

“Discovering War in Chinese History”

Peter Lorge

“Brain Over Brawn: Shared Beliefs and Presumptions in Chinese and Western Strategemata

David Graff


2. Stratégie et idéologie: les fondements militaires de la culture classique

« Le stratège comme maître des signes : art de la guerre et art sémiotique en Chine ancienne »

Albert Galvany

« Morale de la stratégie, stratégie de la morale: le débat chinois sur la guerre juste »

Jean Levi


3. Dans les tranchées de la modernité: guerre, histoire et identité

“The Samurai Next Door: Chinese Examinations of the Japanese Martial Spirit”

Oleg Benesch

« Écrire l’histoire vis-à-vis de la guerre: postures historiennes, conceptions et récits de l’histoire

sous la République de Chine (1912-1949) »

Damien Morier-Genoud


4. Regards extérieurs

Béatrice Heuser & Patrick Porter

Makram Abbes

Damien Morier-Genoud

« Écrire l’histoire vis-à-vis de la guerre : postures historiennes, conceptions et récits

de l’histoire sous la République de Chine »

Dans sa visée générale, cet article se propose d’explorer le travail d’écriture de l’histoire en temps de guerre, ou plutôt la posture que les historiens adoptent vis-à-vis de la guerre, à la fois celle qu’ils étudient a posteriori et celle qu’ils vivent dans le moment du présent. En jetant l’éclairage sur le parcours et l’œuvre de certains historiens de l’ère républicaine en Chine (1912-1949), un moment de l’histoire chinoise dont le conflit sino-japonais (1937-1945) nous rappelle combien il fut violent, nous tentons d’examiner la manière dont la guerre infléchit la pratique historienne et les possibles mises en récit de l’expérience humaine qui lui sont sous-jacentes. Dans un regard inverse, il s’agit ici aussi de voir comment, dans le déploiement de la guerre, l’histoire peut, à sa manière, être enrôlée comme instrument de mobilisation sociale, comme récit de positionnement individuel et collectif, ou encore comme outil de légitimation de l’action politique dans le présent.

 

Peter Lorge (Vanderbilt University)

Discovering War in Chinese History

La perspective actuelle sur la Chine donne presque l’illusion que la guerre n’a joué aucun rôle significatif dans l’histoire chinoise. Cet article s’emploie à redonner à la guerre sa juste place dans l’histoire chinoise en replaçant les études consacrées à l’histoire militaire chinoise dans le contexte des débats actuels sur l’histoire chinoise d’une part, sur l’histoire militaire de l’autre. La faiblesse de la Chine d’un point de vue politique, économique, technique et militaire aux XIXe et XXe siècles a été comme rétro-projetée sur toutes les périodes antérieures de l’histoire chinoise et son retard sur ces deux derniers aspects en particulier a été compris par les historiens comme un aspect constitutif de sa culture. Si le savant Joseph Needham a réalisé un travail pionnier dès le milieu du siècle dernier en explorant le riche passé scientifique et technique de la civilisation chinoise, l’histoire militaire de la Chine en revanche n’a quant à elle mobilisé l’attention des chercheur que plus tardivement, à partir des années 90.

 

David A. Graff (Kansas State University)

Brain over Brawn: Shared Beliefs and Presumptions in Chinese and Western Strategemata

Selon une idée répandue la « Voie de la guerre » en occident aurait quelque chose d’unique et d’exclusif, qui la distinguerait fondamentalement des théories et pratiques militaires de la Chine ou d’autres sociétés non occidentales. A cette opinion, prépondérante parmi les membres de l’élite militaire aux Etats-Unis, semblent répondre en écho les déclarations de nombreux intellectuels chinois qui affirment haut et fort la supériorité et le caractère absolument unique de leur tradition militaire et stratégique. Un examen rigoureux des arguments avancés ne manque toutefois pas de révéler le caractère très exagéré de ces déclarations sur le clivage radical qui opposerait les traditions occidentale et orientale. Le présent article se concentre sur un aspect particulier de cette problématique en procédant à une comparaison entre la tradition des stratagèmes, tels qu’ils sont répertoriés et discutés pour l’essentiel dans les œuvres de Frontin, Onasandre et Polyen (1er et 2nd siècles de notre ère), en prenant pour vis-à-vis dans la tradition chinoise les anciens traités militaires, les premières histoires dynastiques et d’importantes œuvres encyclopédiques telles que le Tongdian de Du You. De cette comparaison critique on peut déduire que l’efficacité des stratagèmes n’est en aucune façon universelle, mais est au contraire fonction de structures institutionnelles et sociales qui elles-mêmes n’ont rien de permanent. En fin de compte il appert que la distinction primordiale à opérer entre les différents conceptions militaires tient moins à la spécificité des cultures qu’à la différence des époques envisagées.

 

Jean Levi

Morale de la stratégie, stratégie de la morale, le débat chinois sur la guerre juste

Pour beaucoup de peuples la guerre est avant tout une fête, cruelle certes, mais fête tout de même. En Chine même, à l’époque des Shang et sous les Zhou occidentaux, la guerre constituait, avec la chasse, la principale activité de l’élite de la société. Pourtant, tous les traités militaires de l’époque ultérieure ont à cœur de stigmatiser la guerre : il faut écouter le concert de lamentations des généraux et stratèges sur le caractère néfaste de leur activité. Le caractère jugé néfaste de la guerre est l’expression, sur le plan de la pensée, de la mutation de la nature de la guerre et du statut du guerrier. Il témoigne du passage d’une société guerrière, ayant développé une mentalité héroïque, à un ordre militarisé véhiculant des valeurs civiles, lesquelles ne pouvaient coexister avec lui qu’en en travestissant sa véritable nature par le discours, alors même que toutes les institutions étaient conçues pour soutenir l’effort de guerre.

Si la guerre traduit une défaillance de la vertu civilisatrice du chef, elle s’avère aussi être l’unique moyen d’assurer le retour à l’ordre et de garantir la justice. C’est ainsi que l’on voit s’esquisser dans les écrits politico-militaires une légitimation de la guerre juste (yi bing), qui, précisons, se doit de l’être doublement, dans ses buts comme dans ses moyens. Cette notion de guerre juste devient elle-même polémique quand les penseurs en précisent les modalités et les moyens. A compter qu’il existe une guerre juste et des objectifs justifiant le recours aux armes, on peut se demander si les moyens que celle-ci doit mettre en œuvre pour emporter la victoire, dans une certaine pratique stratégique élaborée à partir de l’expérience historique des Ve-IIIe siècles av. J.-C. n’en sapent pas d’entrée de jeu la légitimité.

Damien Morier-Genoud

Historical Writing in Times of War: Historians, Conceptions and Narratives of History in Republican China

The aim of this article is to explore the writing of history in times of war; or rather, the positions adopted by historians concerning war, be it studied after the events or experienced at the time of writing. By shedding light on the background and the work of some Chinese historians of the republican era (1912-1949), a period of particular violence in China, as the Sino-Japanese conflict (1937-1945) reminds us, we examine in this paper the different ways in which war affects historical research, and the narratives of human experience that may possibly underlie it. Conversely, we also try to observe how, as war spreads, history itself may be “enlisted” by historians as an instrument for social mobilization, a narrative for individual and collective self-positioning, and a tool to legitimize political action in the present.

 

Peter Lorge (Vanderbilt University)

Discovering War in Chinese History

From the modern perspective, both in the West and China, it often appears as if war had no place in Chinese history. This paper will attempt to reinsert war into China’s history by situating the study of Chinese military history within current debates in the broader forum of military history and Chinese history. China’s political, economic, technological and military weakness in the 19th and 20th centuries was projected back onto the entire sweep of Chinese history and rendered in the military and technological spheres into fundamental aspects of Chinese culture. Joseph Needham began to excavate China’s scientific and technological history in the middle of the 20th century, but China’s military history only received the same serious attention starting in the 1990s.

 

David A. Graff (Kansas State University)

Brain over Brawn: Shared Beliefs and Presumptions in Chinese and Western Strategemata

The claim has often been made that there is a unique and distinctive “Western Way of War” that differs in very fundamental ways from the military thought and practice of China and other non-Western societies. This view, especially prevalent in the U.S. military establishment today, is mirrored by the claims of Chinese military intellectuals regarding the uniqueness (and superiority) of their own country’s ancient tradition of strategic thought. Careful examination of the evidence, however, suggests that the notion of a radical disjuncture between East and West is overblown. This paper concentrates on a single aspect of this much larger problem by comparing the West’s classical tradition of strategemata, found mainly in the works of Frontinus, Onasander, and Polyaenus dating from the first and second centuries CE, with the corresponding Chinese tradition found in the ancient military treatises, the early dynastic histories, and important encyclopedic works such as Du You’s Tongdian. The paper will conclude that the efficacy of particular stratagems is by no means universal but rather is deeply rooted in social and institutional structures that are themselves impermanent. In the final analysis, the key distinction is between different times and not different cultures.

 

Oleg Benesch (University of York)

The Samurai Next Door: The Influence of Bushido/Wushidao on Chinese Views of Japan in War and Peace

The characterization of Japan as a martial country, as opposed to a China that emphasizes civil virtues, has colored views of the two societies for centuries. This was reinforced by apparent differences in their traditional governments, with Japan ruled by warriors while China was marked by a scholarly examination system. The underlying conception of a martial Japan was carried into the modern age, where it flowed into the emerging discourse on bushido, or “the way of the warrior,” which began to be popularized around the time of the Sino-Japanese War of 1894-95. Rather than a continuation of an ancient tradition or a manifestation of a “national character,” however, bushido is largely a modern invention, interpretations of which have tended to primarily reflect the conditions under which they were formulated. The samurai spirit has at times been credited for Japan’s economic success and technological progress, but also associated with militaristic imperialism.

In China, bushido, or wushidao, has played an important role in shaping views of Japan from the late nineteenth century onward, as the period of bushido’s greatest growth and popularization coincided with an unprecedented influx of Chinese students, reformers, and exiles to Japan. Chinese intellectuals credited bushido with driving the Meiji Restoration and subsequent reforms, while students at Japanese civilian and military schools were exposed to the pervasive bushido ideology. As relations between Japan and China worsened, attitudes towards wushidao became increasingly negative, although there remained a significant diversity among interpretations. Discourse on the subject declined in both Japan and China after 1945, but was revived in Japan in different forms relatively soon after the war. In China, interest in wushidao began to grow in the 1980s, and recent diplomatic tensions contributed to a tremendous increase in Chinese studies of the subject over the last two decades. Wushidao is often put forth as a possible explanation for supposedly “traditional” Japanese militarism, and is one of the most common themes in Chinese cultural and historical studies of Japan. By placing its examination of Chinese views into the broader historical context of bushido discourses in Japan and other countries, this study considers their influence and implications for reconciliation and inter-cultural relations.

Extrême-Orient, Extrême-Occident, 38 – 2014

Polémiques polémologiques

Albert Galvany et Romain Graziani

Les nouvelles conquêtes de l’histoire militaire au xxe siècle

Il paraît aujourd’hui légitime, voire justifié, d’entreprendre une enquête historique sur les déplacements massifs de populations civiles consécutifs à un conflit armé, d’analyser la participation des femmes aux préparatifs et à la conduite d’opérations militaires, de traiter de l’impact d’une action belliqueuse sur le fonctionnement des institutions ou de tout autre sujet touchant aux dimensions sociale, symbolique, culturelle, économique ou encore psychologique de la guerre. De telles orientations de l’esprit de connaissance sont pourtant le résultat d’une transformation récente, quoique profonde, dans notre manière de concevoir et d’écrire l’histoire. En Occident, les études consacrées à la guerre sont longtemps restées tributaires d’un intérêt prépondérant pour un nombre restreint de thèmes tels que la tactique, la logistique, la technologie ou encore l’armement utilisé au cours des campagnes militaires. Parallèlement à ces analyses, avaient le vent en poupe les biographies des grands généraux et stratèges dont l’histoire a fait des protagonistes de premier choix, liés de façon inextricable au destin de la nation1.

Au cours de la première moitié du xxe siècle, ce type d’histoire traditionnelle se maintenait encore, certes comme une survivance obsolète – sinon suspecte – à la marge des grands courants de pensée qui étaient en train de renouveler en profondeur l’historiographie, au premier chef l’école marxiste et celle des Annales. L’intérêt pour les batailles et les guerres commençait alors à être perçu, et cela de manière croissante et irrémédiable, comme le signe d’une mentalité antiquaire, pour être finalement relégué au rang de divertissement pour amateurs enthousiastes dépourvus de la plus élémentaire formation scientifique2.

À la base de grands récits descriptifs, que maints historiens modernes imputent soit à la ferveur nationaliste soit à une inspiration exclusivement belliciste tout en en dénonçant le caractère répétitif et vide de sens, cette approche traditionnelle de la guerre exerça son influence jusqu’à la fin des années 1960. Encore au début des années 1970, l’historien Gordon A. Craig déplorait l’absence de recherches fiables et rigoureuses sur la guerre dans l’historiographie contemporaine3, et cela en dépit d’une amorce de changement dès cette époque. C’est à ce moment en effet qu’apparaissent les premiers indices d’une attitude qui, en quelques années, finira par opérer une révision radicale de l’historiographie traditionnelle et le rejet total des préjugés qui entachaient jusque-là les historiens de profession. Ici et là se détectent les signes précurseurs d’un renouveau des études sur la guerre et d’un élargissement des perspectives adoptées. Citons parmi d’autres l’exemple du livre de Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, publié en 1973, ou le cours que Michel Foucault dispense au Collège de France en 1975-1976, qui propose une analyse critique du rôle joué par la guerre et la pensée militaire dans la formation des États modernes, ou encore les deux volumes que, cette même année, Raymond Aron consacre à l’œuvre de Clausewitz4. À partir de 1980, l’ostracisme académique dont étaient victimes les études sur la guerre cesse progressivement de s’exercer sous l’effet de perspectives, de méthodologies et d’enjeux inédits pour ouvrir la voie à ce que le monde anglo-saxon baptise la Nouvelle histoire militaire (New Military History)5. Précisant la portée de ce nouveau regard sur la guerre à l’occasion d’un discours devant la Society of Military History, le 23 mars 1991, Peter Paret en mentionne l’un des traits distinctifs : l’expansion de l’objet même de ce type d’histoire. Après s’être occupée des caractéristiques propres à l’organisation et à l’action militaires, cette discipline rénovée en est venue, en effet, à élargir son champ de vision pour traiter des implications sociales et culturelles des conflits armés 6. Force est donc de constater que ce n’est qu’au cours des dernières décennies du xxe siècle que la science historique en Occident a cessé d’aborder la guerre exclusivement à partir des modèles traditionnels, ceux que désignent encore aujourd’hui les termes dépréciatifs de « tambours et clairons » (drums and trumpets). L’intégration de ce champ de recherches aux sciences historiques et l’adoption d’une multitude de perspectives sur le phénomène de la guerre sont, comme on le voit, une conquête des plus récentes. L’une des conséquences les plus sensibles de cette rupture épistémologique dans l’approche de la guerre, construite comme objet culturel, phénomène économique ou encore enjeu symbolique, fut de revitaliser l’histoire militaire en lui proposant de nouvelles pistes de questionnement, en diversifiant ses méthodes et en modernisant son appareillage optique si l’on peut dire. Or, une telle rupture s’est produite, étrangement, au moment même où la guerre, comprise comme conflit armé, public et inscrit dans un cadre juridique, semble dépérir, voire même entièrement disparaître7.

D’un préjugé tenace sur la civilisation chinoise

Bien que longtemps repliée sur des paradigmes datés et des méthodes anciennes, la sinologie s’est assez vite acclimatée à ces nouveaux courants historiographiques : signalons dès 1974 l’une des premières tentatives d’approche de la question de la guerre dans une perspective historique large avec la publication d’un volume collectif dirigé par Frank Kierman et John Fairbank, Des Voies de la guerre en Chine (China’s ways in warfare)8. Les sinologues avaient devant eux un large chantier, étant donné la riche tradition de traités militaires et de réflexions tactiques et stratégiques, inaugurée dès l’aube du ve siècle avant notre ère et dont la vitalité spéculative s’était maintenue depuis lors sans interruption9. Le renouvellement du champ d’investigation que résume le nom de « guerre» fut pourtant ralenti, dans le cas présent, par un préjugé tenace, qui tient à l’image que la Chine s’est forgée de sa propre culture et de ses institutions, tout au moins à partir de la dynastie Song (960-1279).

Selon l’interprétation avancée par Alastair Iain Johnston, il faudrait en effet distinguer, à partir du second millénaire, deux attitudes fondamentales face à la guerre et à la culture militaire : d’un côté, ce que l’historien canadien appelle le paradigme « confuciano-mencien », c’est-à-dire hérité directement de la pensée de Confucius puis de l’oeuvre écrite de son sectateur Mencius (380-289 av. J.-C) ; de l’autre, ce qu’il baptise le paradigme parabellum. Selon le premier, toute forme de violence ou de coercition doit être rejetée au profit d’une attitude morale de la part du gouvernement, supposément suffisante pour déjouer les menaces contre la sécurité intérieure, tout en ayant recours, s’agissant de sécurité extérieure, aux manœuvres diplomatiques, aux alliances, aux tributs et aux relations commerciales. Le paradigme parabellum, au contraire, intègre l’affrontement armé comme élément constant des rapports entre États et, par conséquent, accepte le principe de la violence légale comme moyen le plus efficace de gérer les conflits. Selon ce second paradigme, la sécurité intérieure, reposerait, autant que la sécurité extérieure, sur la force militaire, seule susceptible d’assurer la défaite, voire l’anéantissement, de toute ennemi10. Pour Johnston, comme pour d’autres auteurs11, l’opinion prévalant tant en Chine qu’en Occident12 tient la civilisation chinoise pour réfractaire à toute forme de militarisme et adhérant pleinement aux valeurs essentielles du confucianisme. Nimbé par l’aura de la figure tutélaire de Confucius, modelé sur la conduite du sage opposé à l’usage de la violence, travaillé par la doctrine impériale d’un Etat se voulant lui-même confucéen et prônant sans relâche l’étude des textes classiques contribuant à l’édification morale de chacun, le pacifisme l’aurait emporté sur toute forme de culture martiale dans l’histoire chinoise, et ce de manière croissante depuis le début du second millénaire. C’est ainsi que la sphère civile serait parvenue à s’imposer au domaine militaire pendant une grande partie de l’histoire impériale chinoise13. Cette image pérenne se retrouve dans les textes et discours officiels des dirigeants chinois d’aujourd’hui – militaires ou non – où se rappelle constamment la prégnance de cette tradition pacifiste plongeant ses racines dans le terreau du confucianisme antique. Les exemples sont légion, mentionnons parmi tant d’autres Li Jijun, lieutenant-général de l’Académie des sciences militaires (Junshi kexueyuan), qui considère que la culture militaire chinoise est fondamentalement de caractère défensif. Ou encore l’ancien Premier ministre Wen Jiabao, lequel soulignait au cours d’une conférence donnée en 2003 à l’université Harvard le penchant de la nation chinoise pour la paix et le caractère défensif de sa politique internationale depuis des siècles14.

Confucius bellicosus ?

La fréquentation familière des textes anciens et leur recoupement critique permet toutefois de mesurer combien ce paradigme pacifiste confuciano-mencien proposé par l’historien Alastair Iain Johnston relève en vérité d’un mélange indécidable d’ignorance et de mauvaise foi. La conduite et la carrière de Confucius, si elles n’en font pas un stratège ou un partisan de la force armée, montrent néanmoins de façon indiscutable le caractère martial de ses décisions et la préférence nette qu’il pouvait accorder aux châtiments punitifs au détriment de l’éducation correctrice en certaines occasions.

Observons d’emblée que l’image répandue d’un Confucius explicitement opposé à toute forme d’agression ou de violence n’est fondée la plupart du temps que sur l’interprétation d’un nombre très modique de fragments provenant presque invariablement des Entretiens15. Dans de nombreux textes qui s’étendent de la période pré-impériale jusqu’aux Han, le portrait de Confucius et son rapport à la violence d’Etat s’avèrent beaucoup plus ambigus. On trouve par exemple dans le compendium des rites intitulé Da Dai Liji un passage qui traite de l’émergence de la violence et de l’invention des armes dans lequel Confucius justifie leur usage : « Le Duc demanda : “L’usage des armes procède-t-il de l’infortune ?” À quoi le Maître répondit : “Comment pourrait-il procéder de l’infortune ? Les sages ont utilisé les armes pour proscrire la cruauté et mettre fin à l’oppression dans le monde entier 16”. » Dans un autre passage appartenant aux Propos de l’école de Confucius (Kongzi jiayu), un disciple de Confucius, Ran You (connu également sous le nom de Ziyou) s’apprête à offrir ses services au puissant lignage Ji dans le pays de Lu face à la menace imminente d’une agression, et démontrer ainsi son expertise en matière de stratégie militaire. Son supérieur, Jisun, étonné de voir qu’un disciple direct de Confucius ait pu cultiver de telles compétences lui demande comment, se réclamant du maître, il a bien pu étudier la stratégie militaire. À quoi Ran You répond : « Précisément, j’ai appris cela de Confucius. Confucius est un grand sage et, comme tel, rien n’est hors de la portée de son discernement17. »

Parmi les disciples les plus proches, on trouve également Zilu, un ancien guerrier de carrière à la nature belliqueuse et qui aimait à ferrailler ; son caractère hautain et intransigeant le prédisposait à des saillies de violence que son Maître avait bien de la peine à contenir ou modérer. Sa male mort scella ce destin guerrier : Le Mémoire sur les rites (Liji) rapporte en effet par la bouche d’un messager s’adressant à Confucius : « Avec sa chair ils ont fait du pâté au vinaigre18 ». Citons encore cet autre disciple du nom de Gongliang Ru, connu aussi sous celui de Zizheng, qui selon l’historien des Han Sima Qian disposait de cinq chars de guerre et alliait une extrême bravoure à une grande vigueur physique, qui lui servit à combattre, en compagnie du Maître, les gens de Pu au moment d’une révolte19. Confucius n’hésite pas pour sa part à faire l’éloge de personnages guerriers et de leurs faits militaires, comme lorsqu’il loue Meng Zhifan dans un passage des Entretiens (Lunyu VI.13). D’autres sources20rapportent qu’il mena lui-même des opérations militaires, notamment lorsque les habitants de Bi attaquèrent la capitale de Lu en 497 avant notre ère.

La considération de ces passages comme de tant d’autres relatant des moments de la vie de Confucius laisse penser que ce dernier était loin d’être étranger au paradigme que Johnston baptise parabellum. Le pacifisme du Maître est en effet comme inquiété par d’autres épisodes de sa vie politique, qui montrent qu’il se rangeait sans réserve du côté de la méthode forte, aux antipodes du portrait du saint construit par l’idéologie impériale, opposé à la violence, prêchant la bonté et la justice. Mentionnons pour preuve, ce n’est pas le lieu ici de commenter en longueur ces épisodes, la fameuse entrevue diplomatique de Jiagu entre le duc de Lu, que servait Confucius, et le puissant duc de Qi. Après s’être senti menacé par une troupe de danseurs martiaux dans les gestes desquels il flairait un attentat possible et qu’il écarta en invoquant la correction rituelle, Confucius fit dépecer une troupe de nains21, danseuses et bouffons au motif qu’il était contraire aux rites de les faire parader sur scène. C’était là un fin coup de diplomate et de stratège pour faire plier le duc de Qi et obtenir des avantages matériels en se récriminant haut et fort sur l’entorse de ce dernier au protocole d’entrevue. Autant pour la bonté et la droiture légendaire du maître, ici éclipsées au profit d’une superbe leçon de cynisme politique. L’ascendant moral de Confucius allié à la mâle énergie qu’il manifeste et qui lui permet de faire déférer un puissant duc au nom des convenances, confirme la citation de son disciple Ran You reproduite plus haut : en lui convergent les valeurs martiales et militaires, le pinceau et le fouet, la natte et le char. Un second épisode achève le trait de ce portrait martial. Nommé aux fonctions de ministre dans l’Etat de Lu, sa première décision fut de faire exécuter un dissident, du nom de Shao Zhengmao, au motif que ce dernier abusait de la crédulité du peuple par ses raisonnements spécieux et ne cessait de gagner en popularité22.

De tels événements, que corroborent les sources historiques et que les auteurs anciens mettent à l’honneur de Confucius, ne manquent pas d’invalider l’idée si répandue à propos de la Chine d’une tradition pacifiste, gouvernée par la doctrine confucéenne et imprégnée par l’esprit des lettres. Sous l’impulsion des confucéens tout autant que des légistes, et peu importent ici les désignations d’école, les méthodes martiales conçues dans le contexte d’une guerre intestine ou inter-étatique se sont introduites dans l’administration du corps politique sans solution de continuité et ont permis de renforcer l’arsenal déjà sophistiqué des règles et prohibitions qui gouvernaient les relations hiérarchiques. Au demeurant, Confucius et ses sectateurs, en dépit de quelques déclarations tirées des Entretiens hâtivement brandies pour « sauver » le pédagogue humaniste et prouver que leur seul recours était l’exemple moral, ne se sont en réalité jamais dans leurs actes ni leur carrière opposés aux châtiments qui établissent une continuité entre discipline martiale et éthique sociale.

Confucius bellicus ou Confucius bellicosus ? C’est en tout cas le Confucius historique lui-même que dans sa posture de chef martial viennent louer ses héritiers puis les historiens de l’ère impériale. Le premier des maîtres semble avoir fait sien ce précepte que devait énoncer haut et fort le penseur de l’autoritarisme politique Han Fei quelques trois siècles plus tard : « Entre un souverain et ses sujets, ce sont cent batailles par jour à livrer ». La politique est la gestion des guerres quotidiennes qui sévissent dans la société, contre les envieux, les vicieux et les séditieux, que l’on se situe sur le champ de bataille ou dans l’arène du politique

En finir avec le mythe d’un « Art de la guerre »

essentiellement chinois

Ce volume s’attaque de manière frontale et massive à un autre préjugé qui a longtemps abusé les esprits à propos de la Chine. De nombreux sinologues ont bâti leurs succès de librairie, en Europe comme aux États-Unis, sur un brillant exposé des grandes différences qui opposent la civilisation occidentale à la Chine, en tirant de quelques idées fausses dès le départ un schéma général d’interprétation de leur développement. Alors que les Grecs de l’antiquité – dont nous sommes forcément les héritiers en ligne directe – auraient opté pour un combat frontal en bataille rangée, les Chinois auraient choisi la ruse, l’approche indirecte et le travail de sape de l’adversaire en amont de tout combat. La quintessence de quelques pages du livre de Sunzi, L’Art de la guerre – écrit au ive siècle avant notre ère – recèlerait ainsi les clefs de la « mentalité chinoise ». Au risque d’occulter l’immense littérature stratégique et militaire contemporaine ou postérieure au Sunzi. Au risque aussi de confondre « guerre sur papier » (zhi shang tan bing) et histoire réelle des pratiques militaires en Chine. Or, la chronique des batailles, guerres et invasions qui ont marqué de façon si constante l’empire chinois pendant plus de deux millénaires, dément lourdement cette merveilleuse efficacité de la « stratégie indirecte » des Chinois.

La polarité Chine-Occident, construite à partir de deux attitudes stratégiques opposées dès l’antiquité, a parfois servi de modèle global pour caractériser deux façons typiques et opposées de penser et de s’exprimer : en Occident de façon argumentée, directe, chaque parole étant comme un brave hoplite bataillant contre la légion des arguments du camp adverse ; en Chine, de façon allusive, détournée – donc bien plus efficace – à la manière d’un général prenant l’ennemi à revers, ou en embuscade, sans se montrer, en évitant le corps-à-corps. Dans leurs travaux minutieux d’historiens des pratiques guerrières en Occident, Beatrice Heuser et Patrick Porter23 suggèrent que cette dualité de fond entre la civilisation chinoise et la civilisation occidentale reprend des thèses très anciennes, non dénuées de racisme, qui opposaient un Occident loyal, franc, honnête dans ses façons de combattre, à un Orient recourant à des expédients et des ruses moralement condamnables. L’extension de ce paradigme de la « stratégie à la chinoise » à la « pensée asiatique » en général se veut aujourd’hui, dans ses formes les plus sophistiquées, indemne bien sûr de ce préjugé raciste et neutre sur le plan des valeurs. Il n’en demeure pas moins qu’il conforte à son corps défendant le préjugé d’une mentalité chinoise encline à se montrer fourbe et sournoise. Le public mal informé des réalités de l’histoire chinoise en tire facilement la conclusion que les lettrés en Chine, qui étaient aussi les serviteurs du pouvoir impérial, ont toujours évité la polémique, le débat d’idées, la courageuse remontrance au souverain au risque de sa propre vie, au profit de formules ambiguës, savamment construites de manières à « passer » tout en suggérant de loin, et sans en avoir l’air, une critique ou un blâme. De même que le public, sous l’emprise de ce séduisant face-à-face entre la Chine et l’Occident qu’il s’imagine enfin déchiffrer, en vient à croire que les meilleurs généraux chinois ont su, contrairement à leurs homologues occidentaux, éviter le choc frontal et destructeur d’armées en campagne au profit de victoires obtenues sans avoir à livrer le combat. Ces lubies, tirées d’un texte antique aussi fascinant qu’idéaliste, et qui a longtemps servi de paravent occultant la vision lucide de ce que fut la guerre au quotidien dans l’empire chinois, – ces lubies ont joué un rôle prépondérant dans l’image contemporaine de la Chine, comme dans celle que, par différence, nous sommes amenés à construire de nous-mêmes. Si parmi les objectifs de ce numéro il s’agit de terrasser le préjugé d’une Chine confucéenne condamnant ou escamotant la violence militaire, les différents auteurs sont également unis par la volonté de creuser une sape pour faire s’écrouler la construction de cette grande fresque binaire retraçant d’un côté l’épopée de la civilisation occidentale, marquée par les guerres héroïques et les batailles décisives, de l’autre une Chine astucieuse et rusée qui machine et manigance pour gagner le combat en appliquant la méthode du non-agir.

Cette entreprise, dont il s’avère dès lors redondant de souligner le caractère engagé, est inaugurée par un article de Peter Lorge, intitulé « Discovering War in Chinese History », qui développe pour partie les idées que nous venons d’introduire. Son texte se propose d’offrir au lecteur une réflexion de nature critique sur le rôle que la guerre et l’étude historique de cette dernière auraient joué en Chine selon la sinologie occidentale. Selon Lorge, les sinologues auraient accordé une attention bien plus grande à la pensée militaire qu’à l’histoire militaire. Dans le droit fil de cette argumentation, il retrace la genèse de ce qui semble avoir constitué un obstacle majeur à la juste compréhension du rôle joué par la guerre dans l’histoire chinoise : l’idée, étrangère à tout sens historique, selon laquelle il y aurait une manière essentiellement chinoise de conduire la guerre et les affaires militaire. En fonction de cette perspective essentialiste, l’attitude des intellectuels chinois a été rangée aux antipodes du bellicisme, tandis que, en parfait accord avec cette opinion, les stratèges et plus largement les penseurs en Chine qui se sont intéressés à la guerre auraient avant tout conçu et formulé une série de stratagèmes et de moyens contournés pour emporter la victoire. Lorge montre dans quelles conditions historiques et idéologiques le texte militaire traditionnellement attribué à Sunzi est devenu le paradigme de la pensée stratégique, et cela grâce sans doute à une lecture arbitraire qui a marginalisé la très riche et diverse tradition de commentaires de L’Art de la guerre, une mise à l’écart qui ne fit que se durcir sous l’effet d’une tendance prononcée à établir des comparaisons – dont on ne dira jamais assez le caractère biaisé – avec l’œuvre de Clausewitz. Incapables qu’elles sont de discerner correctement la dimension rhétorique des écrits militaires, Lorge considère que la plupart de ces interprétations influentes postulent de manière consciente ou non une parfaite continuité entre la littérature militaire et les pratiques guerrières, de sorte que les traités théoriques sur la guerre ne seraient que le parfait reflet de ces dernières, ce qui, comme on le pressent, constitue une hypothèse des plus problématiques. L’étude de Lorge montre à cet égard que l’instauration d’une distance critique par rapport à cette attitude essentialiste, comme par rapport aux notions qu’elle met en jeu, permettrait non seulement de revitaliser un champ d’études de première importance pour comprendre la Chine à travers l’histoire, mais aussi de reconsidérer l’intégralité de l’histoire militaire en Occident.

La contribution de David A. Graff, « Brain over Brawn : Shared Beliefs and Presumptions in Chinese and Western Strategemata », reprend et prolonge en quelque sorte les thèses avancées par Peter Lorge, en se proposant notamment d’invalider, à partir d’un exercice comparatif, un certain nombre d’idées reçues sur l’histoire militaire de la Chine. Comme on vient de le signaler, L’Art de la Guerre de Sunzi sert le plus souvent à caractériser la tradition militaire chinoise, dominée qu’elle serait par les manœuvres indirectes et l’emploi de la ruse, en contraste avec la manière occidentale de faire la guerre, incarnée dans l’œuvre de Clausewitz et définie par des attaques directes et frontales. Afin de saper les fondements de cette croyance aussi répandue que tenace, l’article de Graff prend pour objet d’étude les précis classiques de Frontin, Onasandre et Polyen (ier et iie siècles de notre ère) ainsi que quelques traités militaires byz

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Revue Extrême-Orient - Extrême-Occident
Nombre de pages : 246
Paru le : 01/10/2015
EAN : 9782842924140
Première édition
CLIL : 4036 Asie
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×155 mm
Version papier
EAN : 9782842924140

Version numérique
EAN : 9782842925000

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