Introduction
S’il fallait donner un visage à la littérature, il faudrait assurément s’en remettre au double visage de Janus : l’un tourné vers le passé et l’autre vers l’avenir. Or c’est principalement le visage tourné vers le passé que les littérateurs se plaisent à considérer, négligeant le second, et faisant même du regard rétrospectif le critère d’identification de toute la littérature. Assurément il n’en va pas de même lorsque l’observateur se place dans la posture de l’écrivain, quel que soit le sérieux à donner à la posture. Le regard tourné vers l’avenir devient alors le premier des visages du Janus « à double forme », les œuvres du passé n’en étant que le verso, constitutif mais éventuellement dans l’ombre. L’étude qui suit va chercher à considérer ce visage de la littérature en Janus bifrons, en tentant d’appréhender le regard prospectif comme un critère à son tour définitoire du littéraire. Sans doute l’unité de l’objet considéré est-elle plus difficile à saisir en adoptant cet angle de vue d’une projection vers des œuvres non encore élaborées. C’est tout l’enjeu du fait de porter le regard vers l’avenir d’œuvres non encore advenues que de parvenir à l’arrimer à la claire conscience d’une entité « littérature ». Ovide nous dit dans Les Fastes que Janus, le dieu de tous les commencements, garde par sa physionomie quelque trace du chaos originel. Se figurer la littérature en Janus, faite d’avenir autant que de passé, réclame sans nul doute une reconfiguration du littéraire et la trace d’un chaos n’y est pas impossible.
Pourquoi en entamer la description aujourd’hui ? Pour deux raisons qui relèvent d’une enquête épistémique sur la nature et la place du littéraire dans nos sociétés contemporaines. Toutes deux prennent acte de la bascule dans la praxis comme trait dominant du contemporain, mais la première, plus générale, tient au champ des pratiques sociales scripturales, tandis que la seconde, plus limitée dans son empan contextuel, s’attache à la manière dont les institutions participent à la constitution du champ littéraire. Caractériser nos pratiques contemporaines de l’écrit conduit en effet à reconnaître l’importance acquise par la production sur la simple activité de réception des textes. « À l’heure du tout-message 1 » et de la « littératie médiatique multimodale 2 », force est de constater que la circulation des écrits suppose une activité de lettré aussi à l’aise à recevoir de l’écrit qu’à y répondre, et donc non réductible à une position monovalente de lecteur ou de producteur 3. La culture de la production gagne toutes les modalités de mise en texte en dépassant la simple question des supports. Le foisonnement des écrits effectivement produits dans nos sociétés contemporaines a les traits d’un magma bouillonnant, difficilement réductible aux divisions classiques des écrits privés, professionnels ou encore littéraires. L’ambition d’écritures « abouties », résistant à l’injonction générale de rapidité et de fragmentation, et bénéficiant des facilités de la publication au sens de diffusion publique, s’y fait effectivement reconnaître. Feuilletons en ligne, fanfictions, éditoriaux de blogs, poèmes en vases communicants, scénarios de jeux de rôle, récits d’enquêtes, journaux d’écriture…, l’écrit long, empruntant ses caractéristiques aux œuvres littéraires, y circule au milieu d’un chaos cette fois bien actuel et dont le caractère informe est paradoxalement pétri de formats contraints, plus ou moins maîtrisés par leurs concepteurs et souvent éloignés des genres littéraires classiquement identifiés.
À cette première raison qui pousse à interroger l’impact sociétal d’un « tous écrivains » sur la représentation du littéraire s’adjoint la raison plus contextualisée de l’arrivée des premières formations pour écrivains dans l’institution universitaire française. Le littérateur de notre entrée en matière y cède le pas à l’auteur, au moins à l’échelle d’un scénario de formation si ce n’est à l’échelle d’une professionnalisation effective. Les cursus littéraires jusque-là strictement consacrés à la formation du lecteur se mettent à rendre possible une entrée en littérature par la création. En regard du mouvement international dont l’histoire américaine remonte à plus d’un siècle, c’est à une participation d’instances de formation universitaire à la constitution du champ littéraire que nous assistons 4. Or la déstabilisation des repères n’est pas que de l’ordre de la constitution d’un champ en termes bourdieusiens. Cette dynamique qui conforte la prévalence de la production sur la réception incite fortement à examiner son incidence sur l’herméneutique de manière générale, et à clarifier en matière de théories littéraires ce que signifie le regard prospectif ou génératif porté vers une littérature à construire. C’est à ce point d’observation particulier que se place cette étude.
Un état des lieux international des pratiques de formation en création littéraire en a été l’amorce 5. À l’issue d’un long travail de récolte et de pratiques effectives en formation universitaire, la phase de corrélation à un bagage conceptuel explicitement défini est apparue nécessaire. Cette étude sur les enjeux et les théories afférentes à l’entrée en littérature par l’expérience de la création va donc se fonder sur un corpus de textes pour l’instant épars et dont le rassemblement constitue le geste princeps. Certes, la cohérence des deux visages de Janus réclame de ne pas laisser entendre que notre époque ait pu inventer, sur le principe de la tabula rasa, une conception sans lien avec ce qui s’est dit auparavant de la création littéraire. La méthode s’attachera donc au repérage des continuités plutôt qu’à l’hypothèse initiale d’une rupture épistémologique. Il va de soi que les textes rassemblés comportent donc un nombre important de références critiques issues d’époques où l’accès à la littérature ne se posait pas dans les mêmes termes. Il s’agit d’en proposer une relecture à l’aune de l’intérêt des contemporains pour la pratique et l’expérience littéraires, et d’avancer des analyses reliant ces textes aux expériences littéraires les plus en phase avec cet intérêt contemporain pour l’expérimentation par la production personnelle. Le propos est ainsi de commencer à formaliser les questions théoriques que soulève un parti pris pragmatique d’écriture personnelle dans le champ des études littéraires, sans perdre de vue la convocation effective de grands textes fondateurs dans les cursus de création littéraire, pour penser le crayon à la main 6.
Le parcours est organisé à partir des questions induites par mon observation, depuis une bonne décennie, de la faveur de la praxis dans les études littéraires. Cette observation a été nourrie d’expériences nombreuses d’enseignement et de conception de ces formations, qui ont apporté un certain nombre de réponses concrètes à mes premières interrogations sur l’enseignement de l’écriture créative tout en en dégageant de nouvelles. L’étape de formalisation théorique doit permettre de mesurer la maturité critique de ces formations en identifiant les interrogations qu’elles continuent à susciter pour la société qui les porte. Nous examinerons successivement les questions relatives à la conception de l’acte de création, puis celles engendrées par le redéploiement des critères classiquement convoqués dans les études littéraires ; elles-mêmes articulées aux questions innovantes que les pratiques contemporaines semblent favoriser. Nous n’oublierons pas, dans la dernière partie de l’étude, les enjeux politiques, économiques et plus largement comportementaux, en tâchant de les examiner comme des questions théoriques participant de la même enquête sur les savoirs en jeu. Nous espérons ainsi parvenir à localiser dans le paradigme classiquement convoqué dans les études littéraires les endroits qui méritent une attention particulière, voire une redéfinition conceptuelle. Pour l’étude, ils ne seront identifiés que comme points de tension, avec cette ambition que l’enquête épistémologique puisse se poursuivre par la stratification progressive d’expériences de formation et le regard porté sur leurs incidences conceptuelles.
Aussi est apparue la nécessité d’une ponctuation supplémentaire par des verbes d’action qui caractérisent l’expérience de la création littéraire comme une galerie de gestes à égrener. Pour garder à l’élan projectif ou protensif 7 d’une littérature « à venir » sa tension fondamentale, bien connue des sémioticiens, il fallait cette liste non close, idéalement circulaire et itérative, qui plus est libre d’être actualisée sous différents régimes et par différents acteurs. Si la littérature n’est pas que trace et mémoire, monumentum éventuellement funéraire, mais élan vital, appétit pour l’encore informulé, l’énigme du devenir empreint d’un irrépressible suspense, il importe de voir le potentiel qui se loge dans chacun de ces infinitifs et de les apprécier non comme de simples promesses d’actualisation, mais pour ce qu’ils sont déjà en les énonçant : les contours du second visage de Janus, configurant la littérature comme champ d’expériences et de rencontres du divers et de l’inattendu.
1. Monod 2013.
2. Lacelle, Boutin et Lebrun 2017.
3. On voudra bien considérer ces emplois du masculin grammatical comme des formes neutres, non genrées.
4. Cf. McGurl 2011 et Harbach (dir.) 2014.
5. Petitjean (Liégaux) 2013a.
6. Steiner 1997. Voir également Gracq 1980 : 174 : « Ce que Proust a cherché, il l’a cherché avec une parfaite cohérence la plume à la main. »
7. Barthes 2015 : 209.