Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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Collection Théâtres du monde
Nombre de pages : 352
Langue : français
Paru le : 24/05/2023
EAN : 9782379243431
Première édition
CLIL : 3690 Théâtre
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 240×170 mm
Version papier
EAN : 9782379243431

La vidéo en scène

L'acteur et ses technologies

En quoi les technologies audiovisuelles ont-elles modifié le rapport des artistes et du public à la scène ? Renouvelé les dramaturgies ? Esquissé de nouveaux rapports du performeur à son personnage et à ses partenaires de jeu ? Et pour tout dire initié de nouvelles esthétiques ?

Passionnées de théâtre, soucieuses de suivre les développements les plus récents sur la scène théâtrale, Josette Féral et Julie-Michèle Morin interviewent dans ce livre 21 metteurs en scène internationaux qui placent la vidéo au centre de leur travail parmi lesquels Romeo Castellucci, Guy Cassiers, Heiner Goebbels, Ivo van hove, Milo Rau, Christiane Jatahy, Cyril Teste et Marianne Weems ainsi que les compagnies Berlin, Rimini Protokoll, She She Pop, Gob Squad. Explorant dans le détail leurs processus de création, elles n’ont de cesse d’interroger l’incidence de la vidéo sur la mise en scène et sur la direction des interprètes.
Ce livre répond à ces questions en montrant comment l’usage de la vidéo a modifié de façon radicale l’art de faire et de penser le théâtre.

Sous la direction de : Féral Josette, Morin Julie-Michèle

Introduction. L’acteur et ses technologies


     Bart Baele, Berlin (Belgique)

         Le temps est la seule chose qui définisse le théâtre

     Guy Cassiers (Belgique)

         L’acteur devient l’espace

     Romeo Castellucci (Italie)

         La technologie en tant qu’esprit et puissance fantasmique

     Fabio Cirifino et Leonardo Sangiorgi, Studio Azzurro (Italie)

         Le public n’est plus devant, mais à l’intérieur de l’œuvre

   Kenneth Collins, Temporary Distortion (États-Unis)

         Le travail vous livre vraiment à vous-mêmes

   Jacques Delcuvellerie, Groupov (Belgique)

         Un amenuisement du vivant

   Heiner Goebbels (Allemagne)

         L’idée artistique précède la technologie

   Ivo van Hove (Belgique)

         Nous établissons un langage technologique pour chaque nouvelle production

   Christiane Jatahy (Brésil)

         Mener l’acteur au bord de cet immense abîme

   John Jesurun (États-Unis)

         Une image puissante capable de persister dans l’esprit du spectateur

   Stefan Kaegi, Rimini Protokoll (Suisse et Allemagne)

         Ce que nous faisons revient à une idée très classique du théâtre

   Ermanna Montanari et Marco Martinelli, Teatro delle Albe (Italie)

         L’alchimie des langages sur scène

   Fabrice Murgia (Belgique)

         Je suis un digital native

   Ilia Papatheodorou, She She Pop (Allemagne)

         Le féminisme comme performance

   Jean-François Peyret (France)

        Des machines à écrire des spectacles

   Milo Rau (Suisse)

         La production du réel sur scène est ce qui m’intéresse

   Sharon Smith, Gob Squad (Royaume-Uni et Allemagne)

         Nous ne voulons pas créer quelque chose de super spectaculaire

   Cyril Teste (France)

         Faire disparaître l’acteur

   Kris Verdonck (Belgique)

         La mécanique des objets

   Marianne Weems, The Builders Association (États-Unis)

         Des productions conçues comme des édifices

   Arkadi Zaides (Biélorussie, Israël, France)

         Comment la sphère politique façonne le corps, et comment le corps s’investit en retour dans le politique


  Bibliographie

Loin de constituer un effet de mode appelé à disparaître, les technologies numériques sont au cœur de la création contemporaine. Créatrices d’esthétiques et de nouvelles narrativités, elles innervent les pratiques de très nombreux artistes et compagnies et appellent de ce fait une réinvention des pratiques scéniques : jeu de l’acteur, narration, conception du personnage, scénographie, mise en scène. De façon plus importante encore, elles émergent comme véritable processus de création, générant des esthétiques et modifiant de façon radicale l’art de faire du théâtre.


Ce livre rassemble vingt et un entretiens, menés entre 2014 et 2019, avec des artistes européens et nord-américains dont l’approche de la scène est marquée par l’intégration des technologies audiovisuelles (parmi lesquels Guy Cassiers, Romeo Castellucci, Heiner Goebbels, Ivo van Hove, Milo Rau, Cyril Teste, Marianne Weems). S’ils n’ont pas introduit la vidéo au théâtre, ils ont largement contribué à démocratiser sa présence sur scène à un point tel qu’elle s’est aujourd’hui naturalisée.

 

Théoricienne du théâtre, Josette Féral a enseigné à l’Institut d’études théâtrales de l’université Sorbonne Nouvelle ainsi qu’à l’université du Québec à Montréal. Elle a publié plusieurs livres parmi lesquels L’Acteur face aux écrans. Corps en scène (2018), Théorie et pratique du théâtre : au-delà des limites (2013), ainsi que Mise en scène et jeu de l’acteur, 3 tomes (1997, 1998, 2007). Julie-Michèle Morin est doctorante en littératures de langue française à l’université de Montréal où elle rédige une thèse sur la robotique dans les arts vivants.

Introduction

L’acteur et ses technologies


Loin de constituer un effet de mode appelé à disparaître, les technologies numériques s’inscrivent, depuis les années 2000, au cœur de la création contemporaine. Créatrices d’esthétiques et de nouvelles narrativités, elles innervent les pratiques de très nombreux artistes et de compagnies : BERLIN, Big Art Group, Blast Theory, Guy Cassiers, Romeo Castellucci, Frank Castorf, CREW/Eric Joris, Lemieux Pilon 4D Art, Pippo Delbono, Gob Squad, Heiner Goebbels, le Groupov, Hotel Modern, Hotel Pro Forma, Station House Opera, Ivo van Hove, Christiane Jatahy, John Jesurun, William Kentridge, Robert Lepage, Denis Marleau, Katie Mitchell, Fabrice Murgia, Ontroerend Goed, Jean-François Peyret, René Pollesch, Rimini Protokoll, Milo Rau, Jay Scheib, Peter Sellars, She She Pop, Studio Azzuro, Teatro delle Albe, Temporary Distortion, Cyril Teste, Wim Vandekeybus, Kris Verdonck, Marianne Weems, The Wooster Group, Jean Lambert-wild, Arkadi Zaides… La liste est longue : elle pourrait l’être encore davantage tant les technologies numériques intègrent de façon inventive d’autres arts (arts plastiques, cinéma, cirque, danse, marionnettes, performance) et déclinent autrement le théâtre – repoussant ses frontières, rendant poreuses les limites entre les disciplines. Elles appellent de ce fait une réinvention des pratiques scéniques : jeu de l’acteur, narration, conception du personnage, scénographie, mise en scène, etc. De façon plus importante encore, ces technologies émergent comme véritable processus de création, générant des esthétiques et modifiant de façon radicale l’art de faire du théâtre.

Que nombre d’artistes intègrent aujourd’hui les technologies à leur spectacle – allant même jusqu’à asseoir leurs spectacles sur elles – s’explique par divers facteurs. Tout d’abord, plusieurs metteurs en scène ont aujourd’hui des formations de plasticiens, d’experts en arts visuels, ou sont tout simplement issus d’autres domaines que celui du théâtre (Guy Cassiers, Romeo Castellucci, Pippo Delbono, Heiner Goebbels, John Jesurun, William Kentridge, Michel Lemieux, Mark Reaney, Marianne Weems ou encore le Big Art Group, Elevator Repair Service, Temporary Distortion, The Wooster Group ou Rimini Protokoll). Ensuite c’est un fait que, tout au long de son histoire, le théâtre n’a jamais hésité à intégrer les machineries et développements techniques de son temps. Il a toujours abondamment tiré profit des avancées technologiques, scientifiques et techniques pour produire le spectaculaire ou des dispositifs immersifs qui permettent au spectateur d’altérer sa perception de l’environnement. Évoluant avec l’état du savoir, le théâtre a intégré au fil du temps des techniques nouvelles pour optimiser les processus de production et de création, pour renforcer certaines illusions ou encore pour séduire le public. Pensons aux machines des xviie et xviiie siècles (lanterne magique et fantascope), ancêtres des appareils à projection, qui permettaient déjà de faire apparaître images fantomatiques et corps animés. La technique des projections lumineuses s’est peu à peu perfectionnée jusqu’à atteindre la virtuosité de la fantasmagorie. Certaines de ces inventions pouvaient donner l’illusion du mouvement, permettre des travellings ou des fondus enchaînés. La technique du fantôme de Pepper (Pepper’s ghost), sans doute l’une des illusions les plus connues de l’histoire du théâtre, est considérée comme l’origine des projections holographiques que nous connaissons aujourd’hui. L’invention de la photographie puis du cinéma, celle de la télévision puis de la vidéo bouleverseront à leur tour la scène, amenant des expérimentations multiples dont les scénographies cinétiques de Josef Svoboda avec la Laterna magika et le polyécran ou les vidéotransmissions intercontinentales de Jacques Polieri seront d’éloquentes illustrations. L’intégration au théâtre de l’image cinématographique s’est faite, pour sa part, de manière progressive dès la fin du xixe siècle : au départ les projections cinématographiques, spectaculaires mais sommaires, se pratiquent surtout dans le théâtre de Variétés ou chez les magiciens. Il faut attendre les années 1920 – celles des avant-gardes russe et allemande – pour véritablement découvrir la richesse potentielle de la rencontre entre la scène et l’image cinématographique : les expériences de Vsevolod Meyerhold suspendant ses premiers écrans sur la scène (La Terre cabrée, 1923) et celles d’Erwin Piscator utilisant des projections dans son spectacle Drapeaux (1924) ou encore intégrant des séquences filmiques dans Malgré tout (1925) et Raz-de-marée (1926) font figures de proue dans le domaine.

Le tout premier happening, réalisé par John Cage et Merce Cunningham en 1952 et intitulé Untitled Event, marque les débuts d’une approche de la création qui affiche son intermédialité. L’art vidéo lui-même (Nam June Paik, Fred Forest, Bruce Nauman, Valie Export) apparaît dans le prolongement du même esprit transdisciplinaire qui anime Cunningham et son équipe et qui requestionne le geste de l’artiste comme matériau artistique. La scénographie, la conception lumière, la mise en scène, l’interprétation, les modes de production et le public lui-même sont bouleversés par une nouvelle donne qui contamine la scène. Ces nouveaux médias contribuent à l’éclatement de la forme traditionnelle du théâtre – les technologies numériques transformant celui-ci comme l’électricité avait pu le faire au xixe siècle. Si jadis les technologies avaient bouleversé notre rapport au réel et aux pratiques théâtrales, elles habitent désormais de façon permanente notre quotidien et nos scènes.

Après avoir été intensivement explorée par les artistes du champ de la performance pendant les années 1970, l’intégration de la vidéo au théâtre connaît pour sa part une vague de démocratisation dans les années 1980. Les technologies numériques ont gagné en visibilité dans l’espace public et dans l’imaginaire populaire à mesure que le champ des sciences informatiques se développait et que les ordinateurs devenaient accessibles tant du point de vue économique que matériel. Les dispositifs technologiques ont diminué de taille et leur coût a baissé, les rendant accessibles aux fins de la création. La communauté artistique s’empare de ces dispositifs afin de manipuler plus aisément le son et les images. Des artistes et des compagnies telles que Laurie Anderson, The Wooster Group, George Coates, Stelarc ou William Forsythe ont tous entamé un travail audacieux d’exploration des possibilités et des limites offertes par ces technologies. Cette nouvelle cyberculture1 théâtrale, à la fois techno-enthousiaste et novatrice sur le plan formel et conceptuel, a contribué à créer un vaste mouvement de « performances digitales2 ». Dès lors, les technologies numériques ont rendu possible un renouvellement des enjeux esthétiques, narratifs et thématiques dans le champ de la performance à une échelle auparavant jamais éprouvée.

Quoique récente, l’histoire de ces pratiques scéniques a été abon­damment étudiée par la communauté des études théâtrales. Dès la fin des années 1990, quelques volumes et articles se consacrent à ces pratiques dont Les Écrans sur la scène. Tentations et résistances de la scène face aux images (1998) sous la direction de Béatrice Picon-Vallin. Les œuvres théâtrales et performatives mobilisant des technologies numériques se multiplient et, dès le début des années 2000, plusieurs travaux sont publiés sur le sujet : Virtual Theatres de Gabriella Giannachi (2004), Theatre and Performance in Digital Cultures de Matthew Causey (2006), Staging the Screen de Greg Giesekam (2007), Multi-media : Video-Installation Performance de Nick Kaye (2007) et enfin Digital Performance de Steve Dixon (2007). À partir de 2010, une attention grandissante est accordée à la rencontre entre les technologies et la performance afin de répondre et de commenter ce flux de créations mixtes qui jaillit dans le paysage théâtral international. Une littérature savante émerge alors, tendue entre le désir d’inscrire historiquement les technologies dans l’histoire du théâtre et l’envie de témoigner des ruptures vécues sur le plan des habitudes perceptives et spectatoriales. Nombre d’ouvrages – tels que Entangled : Technology and the Transformation of Performance (Chris Salter, 2010), Mapping Intermediality in Performance (dir. Sarah Bay-Cheng, Chiel Kattenbelt et Andy Lavender, 2010), Cyborg Theatre : Corporeal/Technological Intersections in Multimedia Performance (Jennifer Parker-Starbuck, 2011), Multimedia Performance (Rosemary Klich et Edward Scheer, 2012), Identity, Performance and Technology : Practices of Empowerment and Technicity (dir. Susan Broadhurst et Josephine Machon, 2012), et Pratiques performatives : Body Remix (dir. Josette Féral, 2012), Le Réel à l’épreuve des technologies. Les arts de la scène et les arts médiatiques (dir. Josette Féral et Edwige Perrot, 2013) –, en même temps qu’ils soulignent ces ruptures, consolident ce que David Z. Saltz nomme un « canon historique des performances dites numériques3 ».

L’usage de la vidéo au théâtre a dessiné un virage important au début des années 2000 : l’époque témoigne en effet d’une présence accrue de la vidéo en direct sur le plateau, le public étant invité à suivre du regard les interprètes se déplaçant dans une série de lieux hors scène (coulisses, balcons, rues et autres lieux sortis du périmètre proprement théâtral). Le travail de Frank Castorf ou encore celui de Cyril Teste – tout comme les créations de Rimini Protokoll, Gob Squad ou Blast Theory – illustrent ces mécanismes de captation et leur usage de plus en plus récurrents au théâtre. L’extension de l’aire de jeu au-delà de l’espace de visibilité immédiate reconfigure l’ici-et-maintenant de la représentation théâtrale. En montrant ce que le spectateur ne voit pas habituellement (hors-champ, coulisses, espaces urbains) ou ce qu’il n’entend pas (chuchotements, bruissements, voix hors champ, ondes sonores de faible intensité), en le plongeant dans des environnements immersifs qui l’emportent, les technologies dotent le spectateur d’un sentiment de grande puissance ou de grande vulnérabilité. Cette vague d’expérimentations rendra possible une démocratisation de la vidéo au théâtre.

Les artistes que nous avons interrogés sont si profondément enracinés dans la culture théâtrale qu’il est impossible de cantonner leurs créations à un répertoire scénique dit « numérique ». Toutefois, leurs œuvres et leurs usages de la vidéo ont largement contribué à la transformation du média théâtral. La diversité des usages qu’ils font aujourd’hui des dispositifs numériques sur les plans conceptuel, matériel, esthétique et politique signale l’absorption progressive de ces technologies par la culture théâtrale au cours des quatre dernières décennies. En ce sens, cette génération de créateurs et de créatrices, si elle n’a pas « introduit » au sens strict la vidéo au théâtre, a largement contribué à démocratiser la présence de celle-ci sur la scène tout en interrogeant ses potentiels. Ces artistes s’inscrivent dans ce moment charnière de l’histoire du théâtre, car ils ont contribué à la normalisation de la présence des médias audiovisuels sur les scènes.

Naturalisation de la vidéoscénique4 : 2000-2020

La plupart des artistes qui ont participé à ces entretiens reconnaissent que la technologie n’est pas nécessaire à la création théâtrale, mais qu’il est devenu tout naturel de s’en servir comme outil de création.

Stefan Kaegi, membre fondateur du collectif Rimini Protokoll, mentionne ainsi dans les pages qui suivent la dimension quotidienne des technologies dans nos vies et juge que le fait de les intégrer aux mises en scène est une évidence précisément parce que « le théâtre parle de la vie quotidienne » (Kaegi). Il pense d’ailleurs que les médias renouent avec les origines du théâtre, et qu’ils sont en cela « plus près d’une interaction populaire, [d’]un théâtre qui est aussi un moyen de communication et pas seulement de représentation ou de contemplation ». Sharon Smith, performeuse et membre fondatrice du collectif Gob Squad, affirme que l’usage des technologies sur scène permet de concevoir de nouveaux modes de sociabilité. Cela est confirmé par Ivo van Hove qui, pour sa part, note que « l’utilisation de la vidéo et des micros sur les scènes de théâtre est aujourd’hui considérée comme étant parfaitement normale dans plusieurs pays tels que le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas, et qu’au cours du siècle dernier, les technologies de communication ont connu une expansion considérable ». Pour Cyril Teste, metteur en scène au sein du collectif MxM, c’est tout naturellement que le public est passé du petit écran et des moniteurs au grand écran, des espaces de projection aux environnements immersifs : il précise ne jamais employer de « nouvelles technologies » mais bien des « technologies avec lesquelles nous avons grandi et qui constituent un environnement naturel ». De la même façon Marianne Weems, directrice artistique de la compagnie The Builders Association, avait refusé la notion de « nouveauté » ordinairement couplée à celle de « technologie » – celle-ci étant toujours déjà dépassée –, lui préférant depuis longtemps, avec beaucoup d’intuition, le terme de « média » aux connotations culturelles plus larges. Ces affirmations confirment non seulement l’omniprésence des médias sur les scènes mais montrent que l’inscription des technologies numériques dans la culture théâtrale est devenue tout ce qu’il y a de plus naturel, d’où l’expression que nous avons adoptée : celle de « naturalisation » des technologies au théâtre.

La notion de « naturalisation », introduite par le philosophe français Stéphane Vial dans son ouvrage L’Être et l’Écran. Comment le numérique change la perception (2013), répond partiellement à la question de savoir comment et pourquoi le numérique s’est imposé, mais surtout comment il s’est normalisé sur le plan de la perception. Vial explique que le dualisme qui a d’abord opposé l’espace numérique à l’espace physique dans l’imaginaire populaire est le résultat d’un choc perceptif, d’un traumatisme phénoménologique induit par les interfaces numériques. Il s’agit d’une véritable révolution car ce changement « […] ébranle nos habitudes perceptives de la matière et, corrélativement, l’idée même que nous nous faisons de la réalité5 ». Ce choc, le philosophe le nomme trauma digital et, pour l’expliquer, il convoque le dualisme qui oppose le réel au virtuel dans les discours tant familiers que savants. Selon lui, la fêlure entre anciennes et nouvelles habitudes perceptives est apparue d’une telle intensité que le numérique a été relégué à un autre monde, un cyberespace. Or, cet espace exige du sujet une renégociation de l’acte de perception, « […] un véritable travail phénoménologique en vue d’apprendre à percevoir cette nouvelle catégorie d’étants, les êtres numériques, dont la phénoménalité est inédite, et par conséquent désarmante6 ».

Dans ce nouveau contexte, les modalités de réception du spectateur changent nécessairement. Son regard et son écoute se modulent autrement sous l’effet de ces transformations. Pour Edmond Couchot, celles-ci mettent l’accent sur la démultiplication des capacités physiques et sensorielles du corps, induites par les technologies. Ces avancées technologiques permettent le développement d’un langage plus complexe allant au-delà de l’image, de la langue ou des codes informatiques, les interfaces ayant comme rôle de mettre en contact les mondes organiques du corps avec les algorithmes de la technique. La popularité sans égal des médias sociaux dans nos cultures a nécessairement accéléré cette naturalisation du numérique au théâtre. Les plateformes représentant aujourd’hui une grande part de l’espace social, et s’appuyant sur une profonde imbrication des environnements, espaces dits virtuels et espaces physiques, où « […] le réel forme une seule et même substance continue, foncièrement hybride, à la fois numérique et non numérique, en ligne et hors ligne7 », il paraît donc normal que le théâtre reconstitue ces ensembles mixtes, à la fois numériques et non numériques. Ce que fait observer Kaegi dans ces pages lorsqu’il observe que « le développement des réseaux sociaux a transformé l’attitude de représentation dans la salle » ; et il ajoute qu’Internet – et plus récemment les réseaux sociaux – se révèlent « plus déterminant(s) encore que l’utilisation “physique” des appareils technologiques ». Cette renégociation perceptive instaurée par les réseaux sociaux, au-delà du « trauma digital8 » qu’il implique initialement, a eu un impact majeur sur le média théâtral, faisant que, comme le note Simon Hagemann, « [l]e théâtre peut réagir aux nouveaux modes de perception, les imiter ou les déranger9 ». Il peut dès lors « […] penser et utiliser les médias pour regagner une influence culturelle perdue au profit des médias de masse10 ». Les rencontres entre les médias et le théâtre sont bien l’occasion de repenser les changements culturels instaurés par les nouveaux paradigmes médiatiques. D’ailleurs, « […] la pensée des médias au théâtre n’est pas seulement une réflexion sur les autres médias, mais aussi sur le théâtre lui-même et sa position dans la nouvelle culture artistique et médiatique11 », fait encore observer fort justement Hagemann. Poussant plus loin l’établissement de ce rapport, Philip Auslander affirme, dans Liveness : Performance in a Mediatized Culture (1999), que le caractère authentique du théâtre a longtemps prévalu par opposition aux formes médiatiques qui instituent une différence ontologique entre les présences directes et médiatisées. Dans une culture dominée par les médias de masse, la médiatisation des formes spectaculaires devient la norme, reléguant le théâtre du côté du vivant (liveness). Or cette critique est, selon Auslander, erronée ou injustifiée dans la mesure où le vivant (liveness) peut être une caractéristique appliquée tout autant aux médias.

C’est ce que tendent à prouver les artistes réunis dans ce livre qui se sont inscrits dans cet élan en favorisant l’intégration intensive de la vidéo au théâtre et en développant les enjeux sous-jacents aux médias audiovisuels sur scène. Ceux-ci impliquent de redéfinir les habitudes perceptives spectatorielles, de dissiper peu à peu le dualisme – non fondé –, qui oppose le numérique au réel et d’enrichir l’imaginaire médiatique afin de décupler les possibilités scéniques offertes par ces mêmes médias. Ce faisant, ils participent à la consolidation du phénomène de naturalisation des technologies au théâtre et sont parmi les premiers à mettre en scène les entités numériques de manière à « […] vivre avec les réalités informatiquement simulées et à les considérer comme des choses parmi les choses12 ».

Quoique la binarité entre le réel et le virtuel ne soit toujours pas abolie dans les discours familiers, ce choc initial – ce « trauma digital » évoqué plus haut – s’est progressivement estompé au profit de la naturalisation des pratiques et des expériences de perceptions numériques. En effet, plutôt que de parler de réel ou de virtuel, Vial plaide aujourd’hui en faveur d’une conception mixte des environnements (espaces numériques et non numériques). Cette posture rend compte avec plus de justesse de la performativité des infrastructures numériques sur l’organisation de notre monde. Elle pointe l’influence directe que détient le numérique sur la crise écologique ou encore sur l’émergence d’une « économie de l’attention13 ». Le théâtre témoigne de ce virage perceptif emprunté dans les dernières décennies. Par la pratique du phénomène, l’habitude est née.

L’absorption de la culture numérique par le théâtre se remarque à travers l’émergence récente d’esthétiques dites post-numériques. Il s’agit d’un courant de création dont la caractéristique principale est une prise de conscience par des artistes qui refusent la banalisation du phénomène d’hypermédiatisation de nos cultures tout en créant dans des milieux hypertechnologisés. Ces pratiques naissantes soulignent que les technologies numériques au théâtre ont muté, devenant des outils qui rendent compte du monde que nous habitons aujourd’hui : un réel constitué d’une seule substance hybride composée d’éléments à la fois numériques et non numériques. L’émergence d’un nouveau métier dans le champ des arts vivants témoigne également de ce phénomène de naturalisation des technologies au théâtre : les vidéoscénistes14. Collaborateurs entièrement dédiés à la pratique de la vidéo au sein du processus de création théâtrale, développant une approche proprement performative de l’image numérique dans le contexte scénique, ils comprennent parfaitement les codes théâtraux et les codes vidéographiques. Tal Yarden (collaborateur d’Ivo van Hove), Leo Warner (collaborateur de Katie Mitchell), Benjamin Krieg (collaborateur du collectif She She Pop), Klaus Grünberg (collaborateur de Heiner Goebbels) ou Miles Chalcraft (collaborateur de Gob Squad) en sont d’éminents représentants.

Les usages de la vidéo en scène

Ces entretiens témoignent donc d’une diversité d’approches qui toutes confirment une certaine forme de banalisation de l’usage de la vidéo au théâtre ou, plus précisément, d’une absorption de celle-ci par la culture théâtrale. Entre Jacques Delcuvellerie – dont les œuvres portent une attention toute particulière au processus de médiation du réel qui « amenuise le vivant », ce que l’artiste nomme « la déréalisation du réel par la télévision » – et John Jesurun – dont les spectacles, rythmés par une production effrénée d’images15 proches du chaos, donnent le sentiment d’ubiquité et de saturation hypermédiatique – se décline une gamme complète d’usages de la vidéo, modéré chez des artistes comme Milo Rau ou Romeo Castellucci, plus performatif chez des artistes comme Ivo van Hove, Gob Squad, Studio Azzuro, Jean-François Peyret, Cyril Teste ou Marianne Weems et plus critique, voire politique, chez des artistes comme Bart Baele, le Teatro delle Albe, Arkadi Zaides ou She She Pop.

Émergent de ce panorama trois types distincts d’usage de la vidéo : illustratif (témoin ou poétique), performatif et génératif. Dans le premier cas, la vidéo sert essentiellement un pouvoir d’évocation : elle soutient l’action scénique en illustrant, cadrant, commentant, métaphorisant, ou poétisant l’action principale (Guy Cassiers, Fabrice Murgia, Romeo Castellucci). Le second type d’usage, performatif, filme l’action scénique et diffuse celle-ci en direct, pouvant la dédoubler sur écrans par des dispositifs de nature variée : il intègre souvent les interprètes dans la captation de ces images et les rend parfois même responsables de la transformation en direct de l’image (Cyril Teste, John Jesurun, Marianne Weems, Ivo van Hove). Le troisième type d’usage, enfin, beaucoup plus récent, mise sur l’aspect génératif des médias numériques. Il concerne l’inclusion d’algorithmes, d’intelligences artificielles ou plus banalement d’Internet dans un spectacle afin d’expérimenter l’agentivité des technologies dans la création d’une œuvre (John Jesurun). Ces trois différents usages de la vidéo sont souvent simultanés, voire entremêlés, dans une seule et même création.

La vidéo illustrative (témoin ou poétique) rassemble paradoxalement des artistes aussi différents que Milo Rau, Guy Cassiers, Kenneth Collins, le Teatro delle Albe ou She She Pop. Ainsi Milo Rau estime que sa double expérience du cinéma et du théâtre le pousse à utiliser la caméra de façon « très directe, simple, puriste, contrairement à des metteurs en scène ayant une formation théâtrale, qui l’emploient plutôt de manière ludique et postmoderne ». Il ne pratique à cet effet que peu de découpage ou de montage, à la manière des vidéastes des années 1970. Les images captées ont surtout une fonction d’archivage et de diffusion de l’événement spectaculaire. Guy Cassiers convoque la vidéo en direct dans ses œuvres afin de rendre visible l’indicible. Le metteur en scène belge se sert des technologies numériques afin d’illustrer les espaces mentaux des protagonistes : la vidéo crée une intimité entre la scène et la salle, entre l’acteur, le personnage et sa psyché. À ce sujet, Cassiers explique que la vidéo est un outil de prédilection pour réaliser des adaptations romanesques au théâtre puisqu’elle engendre un lien de proximité intense entre le public et les univers intérieurs des personnages. Il soutient que la vidéo, dépositaire de certaines qualités propres au roman, agit comme un élément de liaison entre les univers littéraires et les réalités du plateau de théâtre : elle permet de passer d’un endroit à un autre avec une grande fluidité et rend concrètes et palpables les ellipses temporelles. Kenneth Collins, artiste interdisciplinaire américain membre de la compagnie Temporary Distortion, très intéressé par le cinéma, conçoit avant tout la technologie comme un cadre représentationnel au sein duquel viennent se fixer les autres éléments scéniques. Nées d’une approche sculpturale des dispositifs technologiques – à la fois visuelle et sonore – où la scénographie qui cadre les acteurs est doublée par des images vidéo, les propositions de Collins sont résolument cinématographiques, tant sur le plan de la conception que sur celui du résultat artistique. Plus performative est l’approche de Romeo Castellucci qui convoque la vidéo en scène pour sa dimension iconoclaste et spectrale : ses images performent la scène, mais hantent la mémoire de spectateurs. En ce sens, ce sont des images agissantes. Heiner Goebbels inscrit son usage de la vidéo dans une voie similaire : elle agit comme une force active qui produit des tensions contre et avec lesquelles jouent les interprètes. Toujours relevant de l’approche performative, Sharon Smith, membre fondatrice du collectif anglo-allemand Gob Squad, prône une utilisation des technologies lo-fi (low-fidelity) au théâtre. Les membres de son groupe rejettent les usages spectaculaires de la vidéo et exploitent davantage les univers intimes, sensibles et quotidiens auxquels nous renvoient les technologies portatives : la vidéo est très souvent captée en direct et les dispositifs sont facilement manipulables afin d’inclure le public dans la réalisation des images. Pour engendrer un sentiment de collectivité au sein de la salle, Smith explique qu’il faut s’« entraîner à être humbles devant le fait que, parfois, la technologie échappe à notre contrôle. Lorsque cela se produit, nous devons être capables d’improviser ou d’être élégants, de gérer ces moments sans paniquer ». Pour cette raison, les artistes du collectif Gob Squad préfèrent « intégrer les problèmes éventuels dans l’esthétique et les partager avec le public ». Il s’agit d’osciller constamment entre le jeu et le travail, car les exigences techniques agissent sur la mémoire et la liberté des performeurs. L’approche de Christiane Jatahy, qui notamment combine les langages filmiques, l’est tout autant : son usage en direct de la vidéo est intimement lié à la possibilité de multiplier les points de vue et les perspectives sur scène : montrer ce qui est visible ou non dans le cadre scénique et, inversement, dans celui de l’image. Dévoiler la construction d’une image sur scène « permet au spectateur de prendre conscience des multiples choix d’interprétation qu’elle offre, d’ouvrir un espace où il devient actif et non passif », fait-elle observer. Enfin l’usage de la vidéo générative est quant à lui exemplifié par le travail de l’artiste John Jesurun : en incluant Internet dans le spectacle Firefall, l’artiste marque d’un geste novateur la collaboration croissante entre les créateurs et les forces génératives telles que les intelligences artificielles.

Notons que ces modalités de la vidéo (illustrative, performative ou générative) restent une typologie générale qui nous aide à penser des usages spécifiques, le traitement et la fonction dramaturgique de la vidéo se modifiant évidemment d’une pratique artistique à l’autre, ou d’une production théâtrale à l’autre. En ce sens, nous remarquons que les approches de Stefan Kaegi, membre de Rimini Protokoll, sont plus interactives et plus analytiques : le collectif semble reconnaître que les technologies ont permis au public d’interagir avec les œuvres sur un mode participatif et individualisé. Plus politiques sont les créations de She She Pop – selon qui l’usage du numérique constitue une stratégie de subversion féministe – ou encore celles d’Arkadi Zaides – pour qui la vidéo met en relief la dimension politique des contenus médiatiques, convaincu que l’image possède sa propre agentivité et insistant sur la dimension performative des vidéos archivistiques qu’il met en scène : « L’image fonctionne, en ce sens, comme une co-performeuse. » De valeur certes documentaire ou esthétique, ces images ont surtout, selon lui, une charge corporelle. Pour ces artistes, la vidéo est une collaboratrice, voire une performeuse, à part entière : pour Rimini Protokoll et BERLIN, elle est fréquemment le moyen par lequel nous apparaissent sur scène les personnes interrogées dans le cadre de leur démarche documentaire ; chez She She Pop, la caméra assure, en quelque sorte, la tâche de la direction d’acteur au titre de responsable de l’archivage de la création : c’est à travers sa médiation que les artistes se scrutent, se pensent et se donnent de nouvelles directions ; dans le cas d’Arkadi Zaides, les vidéos d’archives sont mises en jeu pour montrer l’expérience somatique provoquée sur le corps de l’interprète et sur celui du spectateur. Quant à John Jesurun et Marianne Weems, leurs approches relèvent d’un même principe esthétique critique des médias de masse : tous deux insistent sur le fait que les sociétés occidentales, particulièrement la culture américaine, sont devenues des espaces totalement médiés et régis par un flux perpétuel d’images. D’où la tentative de donner, par leurs œuvres, ce sentiment d’ubiquité et de saturation hypermédiatique : « J’offre au public le sentiment très fort qu’il est présent, qu’il est ici, mais simultanément qu’il est partout et que tout lui arrive. On ne peut plus échapper au monde extérieur en venant au théâtre », note John Jesurun.

Direction d’acteurs : quelles mutations pour l’interprète technologisé ?

À chaque choix du mode d’intégration de la vidéo, le travail demandé au performeur est différent. C’est sans doute Cyril Teste qui articule le mieux la nature du travail qu’il exige de l’acteur. Les spectacles qu’il affiche en réaction au monde médiatique impliquent un type de jeu qu’il qualifie de performatif (un rythme soutenu, une langue disloquée et une absence de récit), tandis que les œuvres poétiques commandent une approche immersive du corps dans les espaces. Dans ce passage du politique au poétique, Teste affirme qu’il a progressivement délaissé l’usage des moniteurs télévisuels dans ses mises en scène. Cela a eu pour conséquence de modifier sa direction d’acteur, « […] car le corps occupe une position assez différente : tantôt le corps occupe plus d’espace que le média qui le diffuse, tantôt le média est beaucoup plus grand que le corps lui-même, immergé autrement dans l’espace ». Le collectif MxM a donc mis au point une méthode de travail s’inspirant directement de la biomécanique de Meyerhold : un entraînement particulier visant à prendre conscience de la place du corps de l’interprète au sein du dispositif numérique. Le metteur en scène affirme qu’un acteur évite d’être « victime de la technologie » lorsqu’il est en mesure d’harmoniser sa présence avec celle de l’environnement technique. Ainsi, « l’acteur doit avoir pleinement conscience de tous les recoins que la caméra révèle » pour circuler librement à travers l’œuvre sans être assujetti au dispositif technique. Cette liberté face à la technique, d’autres artistes la demandent également à leurs acteurs : « […] non seulement il [l’interprète] crée les images, mais il en fait aussi le montage et il est garant du rythme du spectacle. […] il est sur scène en tant que metteur en scène, monteur, technicien et acteur », fait ainsi observer Guy Cassiers qui, concernant la garantie d’une proximité avec la vidéo en direct, insiste sur le degré de responsabilité des seuls interprètes conscients de la fabrication de l’image en temps réel. Cette participation active à la création des images scéniques transforme l’acteur en guide et en maître de cérémonie qui navigue à travers la représentation grâce aux outils (numériques et non numériques) fournis par la mise en scène. Poursuivant cette idée de la technologie comme interprète, les deux membres fondateurs de la compagnie Studio Azzurro, Fabio Cirifino et Leonardo Sangiorgi, soutiennent qu’il est impératif de concevoir les technologies du son et de l’image comme des interprètes – et non de les penser à travers le seul prisme de la scénographie. Leur témoignage révèle un aspect important de la direction d’acteur lorsqu’elle est en contact avec les technologies, celui de la temporalité des interactions entre interprètes et dispositifs numériques : en direct ou en différé, ceux-ci relèvent chez eux de la mise en place d’une chorégraphie rendant visible ou opaque la nature temporelle de la relation scénique. Le dispositif de captation comme partenaire de jeu est également le mode de fonctionnement sur lequel repose la direction d’acteur d’Ivo van Hove, qui cherche à conscientiser les interprètes à la présence des caméras sans insister sur le fait que ceux-ci seront filmés : « J’aime mieux que les acteurs explorent ce qu’ils doivent faire, je les filme, et dans un deuxième temps je les sensibilise à ce qu’ils peuvent faire. » On comprend à quel point les technologies « donnent au performeur », sensible aux contraintes ou aux limites des dispositifs sonores et vidéographiques, de « nouveaux moyens ».

Romeo Castellucci s’est confié, de son côté, sur la place prépondérante occupée par les machines qui ponctuent ses œuvres. Ce qui l’intéresse dans la technologie au théâtre réside dans son pouvoir évocateur : il conçoit les machines telles de véritables personnages. Leur présence – entité déshumanisante – renvoie, par contraste, au corps et à la vie humaine. Ce jeu de dissemblances entre corps artificiel et corps organique est cardinal dans sa pratique, même s’il ne dirige pas ces machines au sens littéral : leur seule présence sur scène constitue une force évocatrice et fantasmatique qui suffit à commenter, implicitement, le statut humain. Heiner Goebbels connaît le même souci, quoique plus aigu, de la confrontation entre les acteurs et la technologie. Si les technologies numériques lui permettent, comme Castellucci, de générer des frictions entre les présences vivantes et non vivantes sur scène, Goebbels introduit la technologie en scène « pour permettre aux autres forces d’affermir leur présence, de manière à trouver un système par lequel la présence corporelle de l’acteur rencontre une résistance » : voilà pourquoi il recherche des interprètes qui acceptent, volontairement, de partager leur présence scénique avec les autres éléments de la scène tout en y résistant simultanément. Cette friction entre coopération et résistance est au centre de sa méthode de direction d’acteur :

L’identité, la hiérarchie entre les éléments, ou la souveraineté du performeur réduisent nos possibilités de perception. Bien sûr, nous nous concentrons sur la présence de l’acteur, mais c’est seulement lorsqu’il y a un équilibre entre celui-ci et ses partenaires technologiques que nous pouvons vraiment apprécier sa pleine présence. Ou alors nous portons notre attention sur les forces qu’il combat : les objets, les médias.

Soucieux de préserver l’équilibre entre un désir d’individualité et une lutte contre les éléments médiatiques en scène, Goebbels agit donc comme un chef d’orchestre : il s’assure que « rien ne s’écroule » mais que tout s’« accumule ». C’est ce qu’expérimente également Kris Verdonck, qui crée des rencontres entre les objets et les humains : « Le résultat du processus est de faire en sorte que l’acteur sache ce que la machine veut et que les techniciens comprennent de manière plus précise ce que les acteurs veulent. » Cette considération pour le non-vivant, plaçant l’interprète au centre d’un conflit, amène celui-ci, simultanément, à le résoudre :

Le problème qui se pose lorsque les performeurs ont à travailler avec des robots est celui de la possibilité, ou de l’impossibilité, d’engager un véritable dialogue. En pareil cas, les acteurs n’ont pas à jouer du tout, ils ont plutôt un problème à résoudre, et ce problème est un objet. Ils sont confrontés à l’une des choses les plus concrètes qui puissent leur arriver dans l’espace de la performance. Cet objet ne peut rien faire d’autre qu’être un objet, ou faire ce pour quoi il a été fait. Un objet ne ment pas ; il ne représente que lui-même. Mon idée était de relier ces deux langages : celui de l’objet et celui du théâtre ou de la performance.

Aussi Verdonck recommande-t-il à ses interprètes de se décentrer d’eux-mêmes pour mieux se concentrer sur les problèmes de communication provoqués par les machines afin d’y remédier. D’autres créateurs investiguent également le lien entre performeurs et dispositifs technologiques, souhaitant voir les acteurs dialoguer, ou jouer, avec les machines. Cette façon d’appréhender les systèmes techniques induit un rapport ludique. C’est ce qu’affirme Fabrice Murgia qui sent le besoin de travailler avec des interprètes « capables de s’amuser avec la technique » : s’il collabore fréquemment avec des comédiens issus du cinéma, c’est que ces derniers ne sont nullement perturbés « dans leur jeu, dans leur processus mental, dans leur mémoire affective ou sensorielle […] » lorsqu’ils interagissent avec la caméra en scène. Ce rapport au jeu cinématographique est également sensible chez Christiane Jatahy qui aime à rendre visibles dans son théâtre les dynamiques qui opèrent entre les caméras et les acteurs, entre les caméras et le public, entre les acteurs et les spectateurs, entre les objets et les histoires. John Jesurun, pour sa part, en faisant éclater les frontières du jeu théâtral et en utilisant Internet dans un spectacle, injecte une instabilité propre au caractère aléatoire et infini du réseau informatique. Dans ce contexte, l’interprète doit faire preuve d’une grande capacité d’improvisation et de contrôle ; les acteurs sont les initiateurs de chaos tout en devant trouver le moyen de s’y soustraire. Ici, le rôle du metteur en scène est d’expliciter ces transitions et de s’assurer qu’elles se réalisent méticuleusement. Marianne Weems, elle, est à la recherche d’acteurs qui travaillent avec les images comme si ces dernières faisaient partie du groupe à part entière, « comme si elles étaient un autre joueur se joignant à la partie ». Elle estime qu’il est beaucoup plus facile de travailler et d’improviser avec les technologies lorsque les performeurs les perçoivent comme des partenaires de jeu. Sa responsabilité, à titre de metteur en scène, est de créer cette altérité entre l’acteur et l’image pour que l’un ne l’emporte pas sur l’autre. Si les corps physiques et virtuels partagent le même référentiel spatiotemporel, alors ils peuvent opérer un dialogue, fait-elle remarquer.

D’autres, enfin, vont jusqu’à privilégier les écrans au détriment des acteurs, leur imposant parfois les paramètres techniques des machines. La compagnie BERLIN mise ainsi sur les effets de présence induits par la technique (écrans et surfaces de projection) et évacue les acteurs vivants de ses spectacles. C’est aussi le cas de Jean-François Peyret qui, influencé par le Jeu de l’imitation d’Alan Turing, dirige ses interprètes afin de se « penser comme une machine, d’apprendre comme une machine, de jouer comme des machines », le but de l’exercice étant de mieux comprendre les systèmes de communication dans lesquels nous évoluons et d’utiliser le théâtre pour appréhender les systèmes techniques avec lesquels nous évoluons. C’est également le cas de Kenneth Collins, précédemment évoqué, qui – envisageant la corporéité des interprètes qu’il dirige comme des instruments ou des surfaces sur lesquels peuvent s’inscrire les éléments visuels et sonores – utilise fréquemment des boîtiers dans lesquels ceux-ci sont isolés : la technique impose alors un type de jeu minimaliste organisé selon des paramètres techniques altérant la présence physique et vocale des corps.

De ces entrevues, il émerge que certains metteurs en scène prennent le parti de restituer les images telles qu’elles sont captées, sans leur faire subir d’altération particulière, tandis que d’autres ont recours à des logiciels de traitement. Certains privilégient les dispositifs à vue alors que d’autres les dissimulent. Certains multiplient les écrans sur la scène alors que d’autres n’utilisent qu’un seul support. Certains choisissent des échelles de projection démesurément grandes alors que d’autres préfèrent des images de taille réduite. Certains n’hésitent pas à dévoiler le processus de création, laissant entrevoir sur le plateau caméras et caméramen, tandis que d’autres mettent en place un dispositif de captation quasi invisible. Certains demandent à leurs acteurs de jouer pour la caméra alors que d’autres leur confient la captation des images. Cependant, chez tous les metteurs en scène interrogés, les outils technologiques aident à interroger la nature du théâtre et ses artifices et exposent la pratique théâtrale aux enjeux de l’innovation. Et si certains les mobilisent dans leur travail, c’est afin de « jeter un soupçon sur le naturel, la pseudo-nature du théâtre », note Jean-François Peyret, qui observe que la culture théâtrale s’est longtemps opposée à la présence des technologies sur scène mais que le phénomène est moins farouche aujourd’hui : si certains comédiens sont toujours réticents à coopérer avec ces techniques, c’est pour des raisons bien différentes, voire opposées, de celles évoquées il y a vingt ans. Ce changement de paradigme crée de nouvelles résistances, et l’on voit de jeunes comédiens – les digital natives – « de plus en plus technophobes, comme si le théâtre était un refuge pour se mettre à l’abri de ces techniques de communication et d’information dans lesquelles ils sont nés et dont ils sont par ailleurs dépendants ».

Au travers de toutes ces formes d’intégration des technologies sur scène, il est possible de dire que la présence de la vidéo sur scène complexifie le système d’énonciation. Elle interroge la représentation, articule la notion de présence, redouble la présence de l’acteur, se substitue à son absence. Elle rend présent l’absent, souligne l’absence de ce qu’elle montre. Elle confère également à l’acteur un partenaire, la caméra, pouvant devenir personnage à part entière. L’acteur n’est désormais plus le seul point central : l’espace, le temps, la scénographie, l’univers sonore interpellent le spectateur au même titre que le corps du comédien. C’est dire que la vidéo agit. Elle est performative en ce qu’elle introduit une transformation du regard du spectateur, aiguise et attise sa vision, exigeant de sa part de percevoir différemment. L’œil du spectateur est appelé parfois à réaliser ainsi le travail de montage, de fragmentation, d’assemblage des images nécessaires. L’interactivité est rendue tangible pour le spectateur, devenu acteur-spectateur. Il s’opère ainsi un basculement de l’œuvre de l’instance de sa création vers celle de sa réception. Ce faisant, ce que permet la vidéo, c’est une perturbation du sens, des sens. En usant de procédés variés (éloignement de la caméra, résolution de l’image, angle et point de vue), la captation vidéo apparaît comme un jeu entre présence et absence, jouant sur la réalité et les « effets de présence ». Or ces effets sont liés aux affects que ces jeux de dévoilement et de voilement du réel font naître chez le spectateur. Là où le théâtre était générateur d’expériences sensorielles directes, l’intervention de l’image numérique vient influer sur notre rencontre sensible et perceptive avec la scène.

Portant une esthétique oscillant entre illusion, déformation ou construction du réel, l’usage des technologies et notamment de la vidéo interroge notre propre perception du monde. Il magnifie l’image, sublime le réel afin de voir ce que l’on souhaite montrer. L’espace se trouve morcelé, parcellisé par différents foyers d’actions (d’informations) simultanés. Il n’est plus repère stable et objectif. Reconfiguré par les technologies qui rapprochent des points lointains, il travaille en profondeur tous nos schèmes de perception. Pour certains, cette reproduction du réel entraîne une déréalisation du réel, une perte même de réalité (Jean Baudrillard, Paul Virilio), c’est un double moindre de la réalité. Pour d’autres, au contraire, il s’agit d’une simulation du réel qui augmente la puissance de la réalité et permet de mieux affronter le réel. L’espace en sort augmenté (Lev Manovich). Cette fragmentation du réel se double d’une fragmentation du temps. En permettant de conjuguer temps différé et temps immédiat, les technologies opèrent une rupture dans un continuum spatiotemporel et produisent différents régimes de temporalités. Par la vitesse qu’elles imposent, l’instantanéité du moment, ou l’immédiateté de l’événement, elles créent une fragmentation du champ de la perception. Nous sommes ainsi projetés « en permanence dans un futur immédiat, rendant instantanément obsolète ce qui précède16 ». En effet, les technologies opèrent en priorité sur l’image du corps et sa réception. Avec la crise de l’espace induite par les technologies, il se crée en parallèle une crise du corps, car l’espace numérique tend à faire disparaître le corps en détachant celui-ci de sa spatialité. Il tend à l’effacer. Mais le corps résiste. Se crée alors un entrelacs entre le corps du performeur et celui de l’autre, qui renforce paradoxalement l’image du corps tout en requestionnant la perception que nous en avons. Cette perturbation des sens façonne autrement l’expérience des spectateurs. Leur regard est atomisé par la diffraction de l’espace visuel et la multiplication des foyers d’action, pris entre une simulation du théâtre et l’impression d’être au plus près des événements et des choses, happés par les images en direct qui plongent le public au cœur de l’action. La vidéo fait spectacle, elle performe le réel. Elle crée le trouble dans l’espace et suspend le temps. Si les technologies sur scène se sont naturalisées, elles témoignent de la manière dont nos pratiques numériques se sont normalisées, mais surtout de la manière dont notre perception du réel et nos modalités d’attention se sont radicalement transformées dans les dernières décennies.Toutes ces modifications prolongent l’écriture du spectacle, imposent une approche nouvelle de la narration et touchent la construction dramaturgique des spectacles, contribuant à l’éclatement de la forme traditionnelle du théâtre. Ce faisant, elles impliquent une « nouvelle matrice perceptuelle de l’art » qui appelle, selon Edmond Couchot, une pensée de la transversalité.

Il va de soi que, dans cet ouvrage, chacun et chacune des artistes interrogés a une vision toute personnelle de l’intégration des technologies numériques dans sa pratique artistique. Il ou elle témoigne de la diversité des fonctions des médias audiovisuels dans son œuvre et de la manière dont celle-ci se transforme au fil des créations et des phases de travail de son parcours. Si l’on peut facilement repérer des recoupements dans les pratiques vidéoscéniques des artistes qui se sont confiés à nous, il nous paraît vain de vouloir les réduire à une catégorisation stricte tant leurs pratiques respectives relèvent d’une compréhension singulière et sensible de la technologie. Toutefois, il s’avère possible de dégager certaines caractéristiques propres à la vidéo qui motivent leur utilisation au théâtre : la nature documentaire de la vidéo (archives, entretiens, extraits télévisuels, etc.) et son pouvoir d’authentification sur l’expérience théâtrale, le sentiment d’ubiquité provoqué par l’insertion de contenu vidéographique sur scène, la matérialité des dispositifs technologiques et leur apport esthétique à la représentation, la prise en charge par les médias d’une part de la logistique au sein des processus de création, le renouvellement des codes spatiaux et temporels provoqués par la relation entre les corps et l’écran, la modification du statut et du rôle du public au sein du spectacle et le travail sur les échelles de grandeur que permet la vidéo en direct ou en différé. Tant de changements influencent bien sûr la direction d’acteur. « Il faut comprendre », rappelle Cyril Teste, « que travailler avec les technologies, c’est avant tout travailler sur des espaces que l’on crée. On ne fait pas de la “musique”, on crée des espaces sonores ; on ne réalise pas de la “vidéo”, on conçoit des espaces de lumière. » Cette relation à l’espace est fondamentale. Elle se double d’un travail sur/avec le temps. Car travailler avec la technique, c’est imposer une nouvelle temporalité. Le jeu sur l’espace est relation au temps, le temps d’intégration de l’image, le temps du son. L’acteur doit également saisir « le temps que la technologie lui propose, comment elle peut être au service de son propre rythme ».

Les possibilités sont donc multiples et elles soulèvent une série de questions et de réponses nouvelles entourant le jeu de l’acteur : peut-on considérer les écrans comme des interprètes ? De quels choix et de quelles libertés l’acteur de chair dispose-t-il encore à une ère algorithmique ? La caméra embarquée transforme-t-elle l’acteur en un technicien, un monteur et un réalisateur ? La fabrication des images en direct exige du comédien une polyvalence, mais, en contrepartie, lui offre-t-elle une forme de contrôle ou de liberté sur la représentation ? Quelle place détiennent encore les notions d’illusion et de mimèsis dans un théâtre technologisé et en quoi affectent-elles les rapports entre l’acteur, la fable, le personnage et le public ? Comment le performeur développe-t-il une conscience de son corps qui soit au service du dispositif et de quelle manière cette attitude modifie-t-elle la notion de présence ? Les technologies formatent-elles l’espace et le temps ? Enfin, ces limites sont-elles plutôt le signe d’une nouvelle collaboration entre humains et non-humains ?

Les réponses que nous avons obtenues à ces questions reflètent une grande sensibilité aux nouvelles technologies. Bien que désormais ancrées dans les mœurs, les modalités de ces pratiques diffèrent d’un artiste à l’autre. Certains parlent du rapport entre acteur et technologies comme d’une grande expérience de perception tandis que d’autres précisent qu’il s’agit d’un outil, d’une donnée parmi d’autres avec laquelle le performeur doit négocier. Certains privilégient une opacification du dispositif technologique en scène et sont animés par le désir de rendre visibles les mécanismes de fabrication d’une image (opacité), tandis que d’autres travaillent à invisibiliser ces processus (transparence) afin de leur donner un caractère « magique ». Des créateurs tels que Romeo Castellucci, Heiner Goebbels ou Kris Verdonck ont un intérêt marqué pour la matérialité des machines et des dispositifs en scène qui donnent une dimension scénographique importante, sinon capitale, à leurs créations. D’autres, comme les compagnies She She Pop, BERLIN, Gob Squad ou Rimini Protokoll, utilisent des dispositifs technologiques afin de créer de nouvelles voies de communication entre les interprètes et le public. La compagnie Studio Azzurro a, quant à elle, utilisé les technologies pour redéfinir l’opéra et le concert en privilégiant une approche vidéomusicale. Le travail de Teatro delle Albe ou encore celui de Temporary Distortion s’appuient également sur des explorations sonores afin de donner lieu à des œuvres qui flirtent avec le concert acousmatique. Tous s’opposent à un usage ostentatoire de la technique et affirment que l’acteur ou le performeur est le lien qui permet de circuler au sein de ces scènes saturées d’images numériques. Celui-ci s’érige en guide, en super-technicien et en maître de cérémonie au sein de la représentation qui, elle-même, est influencée par une culture dorénavant mixte (numérique et non numérique). Une scène hybride offre la possibilité aux interprètes d’agir sur les images et les sons, de se confronter à ce nouveau régime qu’est le numérique et d’accompagner le public à travers des expériences phénoménologiques inédites. Il est un point de repère et un guide. Ce sont tous ces aspects que ce livre espère mettre en lumière.

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Les entretiens que le lecteur va lire dans les pages qui suivent ont été effectués de 2014 à 2017 par plusieurs personnes, étudiantes pour la plupart, selon une méthode rigoureuse, mais fort longue. En effet, il s’est agi dans un premier temps de prendre contact avec les artistes pour les persuader de bien vouloir participer à ce chantier de réflexion sur la vidéo au théâtre. Si la plupart d’entre eux ont accepté d’emblée, pour d’autres, il a fallu faire œuvre de persévérance. Cependant, une fois l’entretien obtenu, ils ont tous été très généreux de leur temps.

Un minutieux travail de recherche sur l’usage de la vidéo et des technologies dans la pratique de chacun des artistes était entamé en parallèle. Des questions avaient été préparées pour chaque entretien en fonction de la démarche de l’artiste. Celles-ci touchaient plusieurs dimensions de la pratique théâtrale et portaient sur la place des technologies au sein des processus de création, sur la dimension esthétique de la vidéo dans le travail artistique, sur les fonctions dramaturgiques occupées par l’image ou le son numérique dans leurs œuvres et, enfin sur les changements, les modifications ou les infléchissements opérés par ces présences technologiques sur la direction des interprètes. Afin de consolider ce répertoire de questions, nous nous sommes appuyés sur les réflexions préalablement entamées lors de deux événements organisés par Josette Féral, soit la journée d’études « L’acteur face aux écrans : entre tradition et mutation (Prise 1) » (12 et 13 juin 2014, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3) et le colloque international « Corps en scène : l’acteur face aux écrans (Prise 2) » (3, 4 et 5 juin 2015, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)17. Nos réflexions visaient à mieux cerner les modalités d’interaction entre les interprètes et les technologies (projection, immersion, fragmentation, virtualisation, corps augmenté, mécanisé, avatars, etc.) sur scène. Elles cherchaient également à mieux comprendre les modes de travail entre la mise en scène, l’interprétation et la conception du spectacle afin d’établir un dialogue sur les scènes altérées par les technologies. Nous voulions également mieux saisir les effets produits sur le public par ces pratiques qui l’interpellent directement puisqu’il est invité à expérimenter ces mutations et que ces dernières modifient profondément le mode de saisie visuelle ou cognitive qu’il opère de la scène. Nous avons pris soin de partager avec l’artiste ces axes de réflexions en amont de notre échange. Ces conversations pouvaient durer entre une heure trente et trois heures et ont, pour l’essentiel, été effectuées par téléphone et enregistrées. Puis un premier travail de transcription et de structuration de l’entretien avait lieu : mise en forme, choix des sous-titres, gommage des redites, etc. Cette première version de l’entretien était soumise aux artistes afin qu’ils y effectuent toutes les corrections désirées. Ce travail a été fort long et plusieurs relances aux artistes ont été nécessaires. Notons que les entretiens ont été révisés entre 2014 et 2019. Enfin, la langue utilisée étant essentiellement l’anglais et l’italien, une équipe de traducteurs avait été mise en place afin de traduire ces entretiens vers le français. Une notice biographique ainsi qu’une sélection de photographies de spectacles étaient jointes à chaque entretien afin de compléter les contributions.

Ce travail a pris près de huit ans et ce n’est qu’en 2022 que nous avons réussi à obtenir les derniers droits concernant la publication des illustrations. Il est évident que tous les artistes choisis l’ont été car ils ont activement participé à la démocratisation de la vidéo dans le champ des arts vivants. Ils ont su créer de nouveaux langages scéniques, renouveler les traitements de l’espace et du temps sur le plateau grâce à leur usage inventif de la vidéo, reconceptualiser certaines modalités de leur processus de création grâce aux technologies, proposer des expériences de perception inédites à leurs publics. Ainsi, ces artistes ont fait de la vidéo plus qu’un outil, ils en ont fait une nouvelle modalité de l’art théâtral.

Josette Féral et Julie-Michèle Morin

1. Nous employons le terme « cyberculture » dans son contexte d’émergence : les années 1980 et 1990. L’usage des termes « cyberespace » et « cyberculture » ont, aujourd’hui, été largement remis en cause par les humanités numériques.

2. Nous traduisons librement l’expression digital performance telle qu’elle a été introduite par Steve Dixon en 2007 dans son livre Digital Performance : A History of New Media in Theatre, Dance, Performance Art, and Installation.

3. Voir Saltz 2013 : 431.

4. L’expression « vidéoscénique » a été formulée par les chercheurs Ludovic Fouquet et Robert Faguy. Le terme est mentionné dès 2016 par les deux auteurs dans le manuel d’apprentissage intitulé Face à l’image : exercices, explorations et expériences vidéoscéniques. Il renvoie à la pratique du vidéaste dans un contexte de création spécifiquement théâtrale. La pratique vidéoscénique concerne la mise en relation des images vidéo et des réalités de la scène en tenant compte de la scénographie, ainsi que du jeu d’acteur.

5. Vial 2013 : 97.

6. Vial 2013 : 98.

7. Vial 2014 : 49 sq.

8. L’expression « trauma digital » a été introduite par le chercheur Stéphane Vial dans son ouvrage L’Être et l’Écran. Comment le numérique change la perception (2013).

9. Hagemann 2013 : 27.

10. Hagemann 2013 : 27.

11. Hagemann 2013 : 27.

12. Vial 2013 : 179.

13. Voir à ce propos Citton 2014.

14. Le terme est emprunté à Lionel Arnould qui désigne sa propre pratique artistique comme étant celle d’un vidéoscéniste. Il a collaboré, notamment, avec la compagnie Ex Machina ainsi qu’avec le metteur en scène canadien Christian Lapointe.

15. Dans l’entretien publié dans ces pages, John Jesurun insiste sur le fait que les sociétés occidentales, particulièrement la culture américaine, sont devenues des espaces totalement médiés et régis par un flux perpétuel d’images : « J’offre au public le sentiment très fort qu’il est présent, qu’il est ici, mais simultanément qu’il est partout et que tout lui arrive. On ne peut plus échapper au monde extérieur en venant au théâtre. »

16. Gautrand 2002 : 111.

17. Ce colloque a donné lieu à une publication en 2018 : Josette Féral (dir.), L’Acteur face aux écrans. Corps en scène, Paris, Entretemps, « Les voies de l’acteur ».

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Collection Théâtres du monde
Nombre de pages : 352
Langue : français
Paru le : 24/05/2023
EAN : 9782379243431
Première édition
CLIL : 3690 Théâtre
Illustration(s) : Oui
Dimensions (Lxl) : 240×170 mm
Version papier
EAN : 9782379243431

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