François MARTIN : « Les anthologies dans la Chine antique et médiévale : de la genèse au déploiement »
L’histoire des anthologies en Chine est aussi ancienne que la poésie elle-même. La première d’entre elle, le Shijing, a proposé, au terme d’un processus exégétique complexe, une représentation complète du monde humain assez éloignée des considérations littéraires. Les anthologies qui lui ont succédé ont toutes eu à se définir par rapport à lui d’une manière ou d’une autre. Le VIe siècle marque l’achèvement d’un processus de retour au littéraire, reflété par le Chuci, le Shipin, le Wenxuan et le Yutai xinyong. Par la suite, l’histoire des anthologies fut très riche et complexe, mais les cinq ouvrages étudiés ici forment un cycle complet contenant tous les éléments qui devaient jouer un rôle déterminant sur celles à venir.
Maria Chiara MIGLIORE : « L’anthologie entre tradition et transformation : les recueils de poèmes en chinois au Japon (VIIIe-IXe siècle) »
Dans le Japon ancien, la langue chinoise était un élément indispensable à l’administration courante des affaires de l’État et au développement des relations diplomatiques avec la Chine et les autres pays du continent. La maîtrise du chinois, en outre, se développa tout naturellement jusqu’à produire des oeuvres littéraires, car la littérature était un instrument pour bien gouverner. La poésie, en particulier, était conçue pour célébrer le souverain et le parfait ordre confucéen qu’il symbolise. De fait, la première anthologie poétique au Japon est un recueil de poèmes en chinois, comme aussi les trois anthologies suivantes, compilées sur ordre impérial. Dans cet article j’essaie de retracer les modalités de compilation des anthologies en chinois au VIIIe et au IXe siècle, en les reliant au contexte socio-culturel du Japon ancien.
Michel VIEILLARD-BARON : « Voix croisées : la compilation du Shinkokin waka shû à travers les témoignages de deux protagonistes »
Depuis qu’en 905 l’empereur Daigo commandita le Kokin waka shû, la production d’une anthologie de poèmes japonais constituait l’un des symboles les plus éclatants du règne d’un monarque. Vingt et une anthologies impériales furent produites jusqu’en 1439. Dans le présent article, nous décrivons la compilation de la huitième intitulée Shinkokin waka shû ; cette dernière fut ordonnée en 1201 et achevée en 1216. Pour connaître la manière dont fut compilée l’anthologie, nous disposons de deux documents importants et complémentaires : le Ienaga nikki, mémoires de Minamoto no Ienaga, secrétaire du Bureau de la poésie, chargé des affaires liées à la compilation, et surtout le Meigetsuki, notes journalières de Fujiwara no Teika, célèbre poète qui fut également l’un des principaux compilateurs. En croisant ces deux témoignages, on prend pleinement conscience du processus long et harassant qui aboutit à l’un des chefs-d’oeuvres les plus parfaits de la littérature japonaise.
Tzvetana KRISTEVA : « Les “larmes pourpres” : la disposition des poèmes dans les anthologies impériales comme clef d’interprétation du langage poétique »
On tente ici de retrouver les niveaux de signification poétique et métapoétique de la poésie (waka) du Japon classique, négligés, pour ne pas dire condamnés à l’oubli, par la pratique interprétative en vigueur dans le Japon du XXe siècle. Notre analyse est centrée sur les possibilités d’interprétation multiples suggérées par les caractéristiques de la langue et du canon poétiques japonais, plutôt que par les lectures univoques dans une situation concrète (ba). En suivant le fil des transformations données à l’expression sode no namida no iro (“la couleur des larmes sur la manche”), notre contribution attire l’attention sur l’ordonnance des poèmes dans les huit premières anthologies impériales, considérée comme le déploiement du processus de signification dans le waka aussi bien que du processus de “poétisation” du vocabulaire de la poésie.
Sumie TERADA : « La prose dans les anthologies de poèmes : le cas des huit recueils officiels de la poésie japonaise »
Présenter, expliquer et commenter, telles sont les fonctions de la partie en prose qui accompagne les poèmes des anthologies officielles japonaises. Ce faisant, les brefs textes qui la constituent structurent les poèmes, les placent dans un espace paradoxal caractérisé par un double mouvement, fragmentation et enchaînement, qui leur confère un statut à la fois singulier et collectif. Cet article tente de mettre en évidence le rôle hautement stratégique de ce dispositif en apparence mineur, et son évolution dans les paysages poétiques de la période classique.
Jacqueline PIGEOT : « Triomphe ou mort de l’anthologie ? Le Kangin shû, un recueil de chansons »
Compilé en 1518, le Kangin shû ou “Recueil [de poèmes] à chanter dans la sérénité” réunit trois cent onze chansons (ko-uta), très diverses pour la forme, les sources, le registre. Cependant le compilateur (anonyme) s’est ingénié à construire un ensemble cohérent, en enchaînant les poèmes l’un à l’autre au moyen de procédures subtiles et variées, souvent ludiques. On présente ici le corpus des chansons, la diversité des modes d’enchaînement, et l’on s’interroge sur le statut du recueil : anthologie de chansons ou répertoire de procédés d’enchaînement ?
Daniel STRUVE : « Les recueils comiques de kyôka : l’exemple du Tokuwaka go manzai shû »
Dans le Japon de l’époque d’Edo, l’introduction de l’imprimerie et le succès des genres poétiques comiques du haikai et du kyôka donnent lieu à la compilation de nombreux recueils. L’article retrace l’évolution des recueils du kyôka à partir du milieu du XVIIe siècle jusqu’à l’apogée du genre à l’ère Tenmei (1781-1791), en relevant le statut ambigu que conserve tout au long de son histoire ce genre poétique. Il analyse en particulier l’organisation du recueil Tokuwaka go manzai shû d’Ôta Nanpo dont il fait ressortir la virtuosité dans l’utilisation des procédés de l’anthologie classique. Pour finir, il étudie la mise en scène ironique par Nanpo de son propre personnage de compilateur, et la relation complexe qu’il cherche à instaurer avec son lecteur.
Emmanuel BURON : « L’autorité du compilateur dans quelques recueils français de la Renaissance »
Les anthologies japonaises assurent au compilateur une autorité supérieure à celle des auteurs de poèmes, alors que dans les anthologies françaises, généralement didactiques, le compilateur tend à s’effacer devant les textes. Toutefois, certaines anthologies du XVIe siècle en français ménagent un statut d’auteur au compilateur : ainsi L’Anthologie de Pierre Breslay (1574 ; première attestation du mot en français), où le genre tend vers l’essai, ou Le Parnasse des poètes françois modernes de Gilles Corrozet (1571). Le fait s’explique par la prégnance d’une théorie de l’imitation, qui confère aussi aux anthologies une valeur d’affirmation culturelle, trait commun aux anthologies japonaises, et peut-être au genre. Quant au principe d’enchaînement des poèmes, on le rencontre de manière non systématique dans des recueils personnels plus que dans des anthologies – nous examinerons Les Regrets de Du Bellay (1558) -, indice d’un rapport entre littérature et politique moins étroit en France qu’au Japon.