Introduction
L’invention par-delà science et littérature
Peut-on penser l’invention intellectuelle par-delà les partages entre science et littérature ? Existe-t-il un ars inveniendi commun à toutes les activités créatrices, qu’elles relèvent de l’art ou de la science ? Paul Valéry croyait à l’existence d’un lieu antérieur aux coupures épistémologiques, où l’invention scientifique et la création littéraire ne se distinguent pas encore : les sciences et les arts, écrivait-il, « ne diffèrent qu’après les variations d’un fond commun, par ce qu’ils en conservent et ce qu’ils en négligent, en formant leurs langages et leurs symboles1 » :
C’est mouvantes, irrésolues, encore à la merci d’un moment, que les opérations de l’esprit vont pouvoir nous servir, avant qu’on les ait appelées divertissement ou loi, théorème ou chose d’art, et qu’elles se soient éloignées, en s’achevant de leur ressemblance. (Introduction, Œ 1, 1158)
Valéry suggère ici qu’il est possible de rapporter l’invention en littérature à ce qui se passe en science, à condition de se situer en deçà de certains seuils, en amont des partages disciplinaires, dans ce lieu de « l’entre-savoirs » où s’enracinent les forces d’invention et de créativité communes aux deux domaines. Pour résoudre « l’éternel problème des relations entre ce qu’on appelle science et ce qui est art », c’est donc vers la genèse de la pensée qu’il faut se tourner, vers son « état embryonnaire », là où « la distinction du savant et de l’artiste s’évanouit » :
Il est impossible de se représenter avec quelque précision l’opération du savant d’une part, celle de l’art d’autre part, sans trouver de grandes similitudes dans les moments essentiels de ces deux modes de produire […] je ne conçois pas de différence en profondeur entre le travail de l’esprit dit scientifique, et le travail de l’esprit dit poétique ou artistique. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de transformations assujetties à certaines conditions […] Dans les deux cas, il y a restitution d’énergie spirituelle2…
Dans la phase de l’invention, rien ne sépare fondamentalement science et littérature, qui sont mues par une même quête du sens, de la nouveauté, par un même élan vers le futur, vers l’idée incertaine de ce qui n’est pas encore. Ce n’est qu’ensuite, dans le procès de leur élaboration, qu’apparaissent des phases de séparation et de divergence : « Science et art sont presque indiscernables dans le procès de l’observation et de la méditation, pour se séparer dans l’expression, se rapprocher dans l’ordonnance, se diviser définitivement dans les résultats3. » C’est donc dans la phase d’expression que sciences et arts s’autonomisent, au moment où savants et artistes mettent en œuvre des langages, des formalismes, des systèmes de notation qui leur sont propres : symboles mathématiques ou figures géométriques pour les unes, écriture, dessin, musique ou peinture pour les autres. Ce mouvement, qui mène la pensée de l’informulé – c’est-à-dire du stade où plusieurs systèmes de notation s’offrent à elle – à celui où elle fait le choix d’un langage ou d’un code qui lui permettra de formuler ses problèmes, Valéry le repère dans la pensée scientifique : « Le premier mouvement de la Science […] / Refaire séparativement ce qui a été fait confusément. / Il faut revenir à l’informulé – / c.-à-d. au point d’où n notations sont possibles – / Il faut choisir – arbitraire4. » Cette idée fait écho à une hypothèse de Per Aage Brandt qui prête une même origine à tous les systèmes de notation ; il suppose qu’ils se sont progressivement détachés d’un fond diagrammatique commun avant de prendre leur forme spécifique : écritures, graphiques, mathématiques, logiques, chimiques, musicaux, chorégraphiques, etc. Autrement dit, l’écriture (comme les autres systèmes de notation) serait « le résultat d’un glissement incertain à partir de certaines représentations, aboutissant aux chiffres, aux lettres, aux notes musicales et aux symboles computationnels, à travers un stade diagrammatique qui reste avec nous5 ». C’est ce stade diagrammatique que je voudrais interroger ici, en me tournant vers la genèse de la pensée créatrice, telle qu’elle s’exprime de manière à la fois comparable et distincte dans les sciences et les arts.
Qu’est-ce qu’un diagramme ?
Le diagramme a fait l’objet de multiples définitions qui insistent tour à tour sur sa capacité à ouvrir un espace de pensée, à médier entre l’actuel et le virtuel, à abréger le raisonnement, à préparer l’avènement de la figure ou encore à expliciter les relations entre le Tout et les parties. S’il n’est pas aisé d’en donner une définition unique et synthétique, on peut toutefois souligner pour commencer son hétérogénité par rapport aux signes de la langue : les relations qu’il entretient avec ce qu’il « diagrammatise » ne sont pas assimilables aux relations symboliques par lesquelles les mots donnent un accès à la réalité, à savoir la signification. Alors que les symboles signifient, les diagrammes se caractérisent par leur générativité, leur capacité à produire autre chose que ce qu’ils représentent. Ils ne sont pas de simples instruments d’expression de la pensée mais participent à la production de la connaissance. Ce sont des inscriptions matérielles dotées d’un sens qui conserve des traces non verbales6.
Sans vouloir retracer ici la vaste et complexe histoire de cette expression graphique, on remarquera d’abord qu’elle compte parmi les formes de communication visuelle et graphique les plus anciennes, allant des formulations géométriques d’Euclide aux graphes les plus sophistiqués en passant par les cartes médiévales. Le diagramme est un artefact cognitif dont on trouve la présence dans des domaines aussi variés que les mathématiques, la géographie, la linguistique ou l’architecture. L’étymologie permet de préciser la place singulière qu’il occupe par rapport à d’autres notions qui lui sont proches : schémas, esquisses, croquis, figures, graphes, dessins, partitions, cartes, monogrammes, etc. Étymologiquement lié aux notions de ligne et d’inscription, le mot grec diagram-ma – διαραµµα, diagraphein, de dia [à travers] et graphein [écrire]) – désigne à la racine l’inscription par des lignes, le fait de marquer par des traces, comme celles par exemple que laisse le crabe sur le sable. S’il appelle immédiatement l’idée de graphisme, le diagramme se singularise par sa nature composite qui fait de lui un hybride d’écriture et de dessin, dont les capacités cognitives dépassent celles de chacune de ces deux classes de signes. C’est donc un objet intermédial, dont la fonction la plus générale est de rendre pensable et compréhensible quelque chose dont on n’aurait pu parler en passant par la représentation verbale. C’est un outil de visualisation et de spatialisation qui vise à montrer les relations constitutives d’un objet : il se définit donc par une tension entre montrer et dire, entre la visibilité et la lisibilité du système de signes. Sa fonction première est cependant moins de rendre visible que de spatialiser des relations auxquelles il donne accès par une modalité particulière d’abstraction représentative. Il a pour noyau opératoire une pratique modélisatrice qui consiste à traduire l’intuition en termes visuels et spatiaux via un support matériel. Mais ce n’est pas là toute la portée cognitive du diagramme, il ne se contente pas de montrer ou de dire, il fait aussi quelque chose : médiant entre pensée visuelle et essai en acte, esquisse et connaissance, matérialité sensible et idée abstraite, il montre et effectue à la fois. Il ne sert pas simplement à représenter ou à illustrer un phénomène existant mais il permet d’explorer, voire de faire émerger une réalité non encore connue, une « possibilité de pensée ». Plutôt qu’un véhicule de la connaissance, il est ce qui la précède : la trace dynamique d’une idée qui se cherche à travers différents gestes, différents tracés et qui finit par s’incarner dans une forme plus ou moins stable. C’est dire qu’il n’est pas dans un rapport mimétique avec son objet mais plutôt dans un rapport heuristique. Indissolublement lié à du visuel, du spatial et du virtuel, il est un « voir-plus » qui ouvre la voie à un « penser-plus »7.
Susceptible de s’actualiser dans des formes très variées, il peut se découvrir dans tous les champs de l’art et de la connaissance, y compris la littérature. À la suite de Peirce, Benveniste a en effet montré que le langage verbal lui-même comportait une dimension iconique qui trouve son plus haut degré d’accomplissement dans le langage littéraire. Toute écriture, et a fortiori l’écriture littéraire, comporte une dimension diagrammatique qui, au niveau le plus immédiat, peut s’inscrire dans la graphie même du texte mais qui peut également se matérialiser dans les configurations narratives ou formelles qu’il produit. En effet, tout texte est libre de mettre sous les yeux du lecteur des configurations iconiques produites par les réseaux d’images et de figures qui le constituent ou bien encore par sa structure rythmique, l’agencement du tout et des parties, la disposition des mots sur la page (poésie visuelle, calligrammes, etc.), sans oublier les expériences multimédiales qui combinent dessin et écriture. Dès lors, rien n’interdit de se demander s’il n’existerait pas un régime diagrammatique propre à l’écriture littéraire, où se donneraient à voir les forces d’invention qui conditionnent « le surgissement de la pensée dans son effervescence secrète8 ».
Le diagramme comme ars inveniendi
Qu’il représente le germe d’une œuvre en devenir ou le premier jaillissement graphique d’une future théorie, qu’il anticipe un objet technique ou une œuvre artistique, le diagramme joue un rôle décisif dans la fabrique de la pensée. Aujourd’hui, sa productivité cognitive est reconnue aussi bien par les savants que par les artistes qui tous admettent l’importance de la visualisation et de la spatialisation dans la pensée naissante. En témoigne la pléthore de travaux qui s’interrogent sur la logique des images, leur fonction performative, leur rôle dans l’argumentation, leur manière spécifique de produire du sens et de la connaissance. Dans le sillage du « tournant iconique » est apparue une nouvelle approche des relations entre sciences et arts, qui cherche à se coordonner avec une histoire des techniques graphiques et figuratives pour montrer l’importance de l’image en tant qu’instrument heuristique dans la découverte et la diffusion scientifiques. On a ainsi redécouvert sa puissance paradigmatique et modélisatrice dans la pensée naissante, la fécondité des pratiques d’imagerie et de visualisation ainsi que le rôle de pratiques graphiques négligées (croquis, esquisses, griffonnages, gribouillages, etc.) dans la fabrique de la pensée.
C’est dans ce contexte qu’est née l’idée d’une diagrammatologie, approche transdicipliscinaire qui étudie le rôle cognitif du diagramme dans des domaines aussi variés que l’histoire de l’art, les mathématiques, la sémiotique, les sciences de la communication, les études filmiques, le design, l’architecture, la musique, etc.9. L’enjeu de cette approche est de comprendre comment le diagramme peut catalyser la création, ordonner des classifications, cartographier des éléments disparates, créer des relations entre des éléments incompatibles, sublimer l’espace figural, etc. Elle ne limite pas le diagramme à son usage instrumental mais en fait l’élément central d’une épistémologie iconique qui accorde à l’imagination une place beaucoup plus importante que ne le fait le paradigme représentatif. Dans cette perspective, le diagramme est envisagé comme un mode majeur de l’avènement du nouveau, un paradigme de la pensée en tant qu’émergence, poïesis, puissance de devenir.
Si l’idée d’une diagrammatologie a fait aujourd’hui son chemin dans de nombreux domaines, il existe encore très peu de tentatives pour l’étendre à une théorie de la littérature. C’est le défi que voudrait relever cet ouvrage, en montrant la puissance d’invention de la pensée diagrammatique par-delà les frontières entre science, littérature et arts. On n’y trouvera donc pas seulement des analyses littéraires mais aussi des références aux sciences ainsi qu’aux arts visuels et à l’esthétique qui ont contribué à expliciter le fonctionnement du diagramme entre régime notationnel et régime pictural (ou plastique).
Pour cerner les contours de cette épistémè, le premier chapitre propose un survol des principales théories (sémiotiques, philosophiques, mathématiques) du diagramme, à commencer par la sémiotique de Charles Sanders Peirce dont le grand mérite est d’avoir pensé le fonctionnement iconique du diagramme dans le déploiement de la pensée mathématique. S’il revient au père de la sémiotique d’avoir montré le rôle stratégique du diagramme dans le raisonnement mathématique, c’est Gilles Châtelet qui a mis en évidence sa capacité à projeter du virtuel sur l’espace qu’il cherche à cartographier. Il a ainsi ouvert la voie à une active prise en compte de l’acte de traçage, du geste d’inscription, dont les retombées sur la manière de conduire une pensée peuvent être considérables, fût-elle une pensée formalisée et purifiée comme celle des mathématiques. Le diagramme de Châtelet doit beaucoup à sa rencontre avec Gilles Deleuze, dont la théorie entretient aussi des affinités secrètes avec celle de Peirce, comme on le verra. La théorie des « images opératoires » de Sybille Krämer vient compléter ce paysage en réintégrant l’écriture au sein des études iconiques d’où elle a été chassée par l’alphabet. Son projet d’une « diagrammatologie » est celui d’une synthèse systématique de toutes les formes d’inscription – nombres, écritures logiques, formules scientifiques, langages de programmation, notation musicale, chorégraphie, etc. – qu’elle intègre à l’intérieur d’un concept d’écriture intégral, visant à rendre compte des ressources cognitives et de l’opérativité de tous les systèmes de notation.
Les chapitres suivants sont consacrés à des écrivains dont la pratique mêle le dessin à l’écriture et parfois à d’autres systèmes de notation, permettant ainsi d’entrevoir ce que pourrait être ce stade diagrammatique où s’originent tous nos systèmes sémiotiques et toute pensée créatrice. Le second chapitre s’attache à l’œuvre de Paul Valéry, en particulier aux Cahiers, qui ont l’immense intérêt d’offrir une théorie des systèmes de notation parallèlement à une pratique multimédiale qui recourt à tous les moyens disponibles pour noter le pensable : dessins, esquisses, notations mathématiques, figures géométriques, calculs, schémas, croquis, griffonnages et gribouillages de toutes sortes. Donnant à voir le bouillonnement de la pensée brouillonnante, cette diversité graphique traduit un mouvement de tâtonnement et de recherche qui confère à l’écriture (au sens large du terme) une dimension processuelle la rattachant au mode du possible. Elle donne à voir la genèse de la pensée en acte, qui est précisément l’objet principal de la réflexion valéryenne dans les Cahiers. Ces derniers s’offrent donc comme un objet idéal pour une diagrammatologie soucieuse de saisir la pulsation initiale de la pensée dans la diversité de ses manifestations graphiques. Ce chapitre explore également les liens entre schème, diagramme et figure à partir d’un texte tardif de Valéry, « L’homme et la coquille ». Au-delà de ce qui les distingue, ces trois dispositifs ont en commun de mettre la pensée « sous les yeux de l’esprit » en dépassant l’opposition de la sensibilité et de l’entendement. Leur mode opératoire n’est pas à chercher dans l’imitation mais dans les relations de la pensée avec le visible, c’est-à-dire dans leur capacité à montrer les configurations de forces qui sont à l’origine des formes. Dans le texte de Valéry, la coquille devient ainsi le support d’une pensée de la forme fondée sur l’idée d’une créativité morphologique commune aux arts et à la nature, où le diagramme se présente comme le moyen d’abstraire des objets qui nous entourent les schèmes formateurs des formes.
Le troisième chapitre se tourne vers l’œuvre d’Henri Michaux qui, à travers ses recherches idéographiques, ses alphabets et ses séquences d’idéogrammes sans signification, manifeste une autre dimension de l’invention diagrammatique, qui s’exprime dans l’écriture prise en tant que graphè. Brouillant les frontières entre écriture et dessin, les œuvres de Michaux créent une tension entre le visible et le lisible qui vise à rendre l’écriture à son origine idéographique, avant sa réduction alphabétique au régime de la lettre. Avec pour horizon l’utopie d’une outre-langue, non plus linguistiquement mais sémiotiquement formée, qui donne corps au geste qui trace, aux rythmes de l’esprit. Tout l’art de Michaux vise à dépasser le régime alphabétique de la langue pour remonter vers son origine diagrammatique et ainsi libérer la poétique graphique qu’elle contient en germe et que l’écriture consonantique a refoulée.
Avec le chapitre suivant, la ligne d’écriture devient ligne tout court, à savoir l’élément de base de tout graphisme, qu’il s’agisse de dessin ou d’écriture. Nul besoin que cette ligne soit tracée pour fonctionner diagrammatiquement : il suffit qu’elle soit un principe organisateur de l’écriture, qu’elle entretienne un rapport analogique avec le parcours des personnages, le développement temporel, le mouvement de la pensée, voire le flux même de l’écriture. Comme toute figure géométrique, la ligne est un matériel sémiotique à tout faire, passe-partout, lisible, qui peut être utilisé aussi bien pour écrire que pour dessiner. Cette plasticité a été exploitée par Laurence Sterne dans Vie et opinions de Tristram Shandy, qui mobilise une grande variété de lignes – lignes droites, volutes, arabesques, lignes serpentines, etc. – pour réfléchir (aux deux sens du terme) l’art de la narration. Jouant sur le double registre du lisible et du visible, le roman est le site d’une expérimentation sémiotique en même temps que le support d’une réflexion sur l’art du roman. Car en tant que fil, la ligne possède une propension à se tisser, se mailler, se nouer avec d’autres lignes, ce qui fait d’elle un vecteur idéal pour penser le texte littéraire dans sa matérialité de textile. Il se donne alors comme produit d’une activité artisanale où c’est la matière, avec ses propriétés singulières, qui oriente le travail, lui impose son rythme et lui donne sa « textilité ». Il devient ainsi redevable d’une approche diagrammatique qui cherche à valoriser le faire et la matérialité dans la production poétique. La ligne est enfin abordée en tant que véritable « actant iconique » dans le roman d’Edwin Abbott, Flatland, qui met en scène des figures géométriques dans une expérience de pensée qui porte sur la possibilité de se représenter l’altérité absolue d’un monde à une, deux, trois ou quatre dimensions.
Le cinquième chapitre enfin porte sur une figure diagrammatique à la mémoire culturelle hors du commun, celle de l’arbre. Les diagrammes arborescents ont été utilisés dans des domaines très variés, aux fins les plus diverses : outil mnémotechnique, modèle d’organisation de la connaissance, hiérarchies conceptuelles, relations généalogiques, processus héréditaires, modélisation de l’histoire ou de l’évolution natu-relle, etc. Deux grandes figures de l’arbre émergent de cette diversité, l’arbre de la vie et l’arbre de la connaissance, dont quelques-unes des figures majeures sont analysées ici : l’arbre de la connaissance des encyclopédistes, l’arbre de la vie de Darwin, les arbres de l’histoire littéraire de Franco Moretti et enfin le rhizome de Deleuze et Guattari, contre-figure de l’arbre dont il ne peut cependant être séparé. Tout en montrant l’historicité des diagrammes arborescents, la confrontation de ces différentes figures met en évidence l’universalité et la pérennité d’un modèle qui tend parfois à se confondre avec la structure même, substantielle, de la matière traitée. Cette discussion autour de l’arbre permet de souligner l’importance de la lecture des diagrammes, qui sont par nature ambivalents et susceptibles de plusieurs lectures, y compris fallacieuses. Lire un diagramme ne consiste pas à se tenir en face d’une figure dont la compréhension serait univoque et figée mais à prendre part à une opération de l’esprit qui est ouverte à d’éventuels prolongements et bifurcations.
Le choix des auteurs abordés tout au long de ce parcours pourra surprendre par sa diversité et son hétérogénéité. Quoi de commun en effet entre Paul Valéry, Henri Michaux, Laurence Sterne ou Edwin Abbott, si ce n’est une même imagination visuelle et spatiale, une attention portée aux aspects les plus matériels de l’écriture (support, médium, geste de traçage, corporalité) et un privilège accordé à la forme en tant que support de la pensée ? Toutes choses dont sont faits les diagrammes.
1
. Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Œuvres 1, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1157. Désormais référencé directement dans le texte par Introduction, suivi de Œ 1 et du numéro de la page.
2
. Paul Valéry, Très au-dessus d’une pensée secrète. Entretiens avec Frédéric Lefèvre, préface de Michel Jarrety, Paris, Fallois, 2006, p. 113-121.
3
. Cité sans référence par Vincent Geneen dans une conférence donnée à l’université de Liège le 25 octobre 2017 : « Processus cognitifs communs aux créativités scientifique et artistique », communication. [En ligne]
htt
ps://or
bi.ulie
ge.be/h
andle/2
268/215
440
[consulté le 20 décembre 2022].
4
. Paul Valéry, Mémoire sur l’attention, BnF, ms. f°150.
5
. Per Aage Brandt, « Visualisation et mathématisation », Visible, n° 9, « Images & dispositifs de visualisation scientifiques », Sémir Badir et Maria Giulia Dondero (dir.), 2012, p. 101-116, ici p. 116.
6. Fabien Ferri, « Comment et pourquoi le diagrammatique transforme‐t‐il l’histoire de l’écriture ? », Cahiers philosophiques, n° 163, 4e trimestre 2020, p. 47-59, ici p. 55.
7. Noëlle Batt, « L’expérience diagrammatique : un nouveau régime de pensée », TLE, n° 22, « Penser par le diagramme : de Gilles Deleuze à Gilles Châtelet », 2004, p. 5-28.
8. Marie-Haude Caraës et de Nicole Marchand-Zanartu (dir.), « Introduction », Images de pensée, Paris, Réunion des musées nationaux, 2011, p. 8.
9. Sur le projet d’une diagrammatologie à la fois transdisciplinaire et trans-médiale, voir l’ouvrage de Matthias Bauer et Christoph Ernst, Diagrammatik. Einführung in ein kultur- und medienwissenschaftliches Forschungsfeld, Bielefeld, Transcript, 2010.