Dominique Ottavi
Introduction
Un changement de paradigme
Les droits de l’enfant, dont l’émergence constitue un progrès culturel, ont profondément modifié les statuts et liens réciproques des éducateurs et des éduqués, ainsi que le rapport à l’enfant, à sa parole, à son corps, à sa responsabilité et à sa culpabilité. On a pu qualifier ce phénomène de « passion de l’enfant1 ». Dans ce processus, l’idée de verticalité des relations éducatives marque le pas, tout comme celle d’autorité exercée par la force ou la contrainte. Consentement, principes non violents, écoute de l’enfant sont censés guider tout éducateur.
Or ces idéaux fondateurs d’un renouveau dans la culture et prometteurs d’émancipation, se retournent fréquemment en normes, et peuvent même s’accommoder de formes éducatives vieillissantes. Ainsi, peut-on voir coexister une forme scolaire ancienne, caractéristique de la transmission verticale, avec des schémas de transmission horizontale (numérique, réseaux, accompagnement individualisé). De même, la massification scolaire s’accompagne-t-elle de la production de catégories normatives indexant les enfants « à besoins éducatifs particuliers », les « dys » (lexie, calculie), mais aussi les « décrocheurs », justifiant la création permanente de dispositifs palliatifs.
Une réelle tension entre paradigme égalitaire, réussite pour tous, et poids des normes s’exerce à l’école par le biais d’étiquetages médico-sociaux et d’une nomenclature comportementaliste.
Participant de cette même logique, la notion d’intérêt de l’enfant justifie aujourd’hui de nouveaux espaces de négociations revendiqués par les parents dans les institutions éducatives. Il y a là un espace pour le déploiement de valeurs et de normes communautaires, ou encore pour des attitudes consuméristes, comme lorsque des parents veulent mettre l’institution au service de compétences cognitives supposées précoces de leur enfant. Alors que la diversification et l’individualisation sont les maîtres mots des réformateurs pédagogiques, il est parfois difficile de repérer la limite entre adaptation aux besoins de l’enfant et revendication illégitime.
La notion de développement de l’enfant s’en trouve chargée d’enjeux nouveaux. Depuis le xxe siècle, la question des apprentissages et la relation éducative ont pris des formes toujours plus techniques et didactiques avec l’idée que l’éducation doit développer l’intelligence plus que les affects, le développement réputé normal par rapport aux exceptions, et qu’elle doit viser l’adaptation sociale2. Le mouvement vers la reconnaissance de la diversité et des singularités individuelles devrait donc entraîner l’atténuation de ces puissances normalisatrices. On peut cependant penser que cela n’a rien d’automatique : même les notions émergentes d’« accompagnement », d’« estime de soi » et de « compétences » peuvent être soupçonnées d’étayer le projet de normalisation des individus et des comportements.
En amont ce ces phénomènes, n’y aurait-il pas un problème plus profond, au niveau de l’institution scolaire comme au niveau des valeurs qui dominent implicitement nos conceptions éducatives ? En effet, les questions que nous venons d’évoquer rapidement renvoient finalement à une conception atomistique de la société, conçue comme la réunion d’individus sommés d’être eux-mêmes et portant le poids de ce que le sociologue Alain Ehrenberg a nommé « être soi3 ». L’école elle-même en est marquée, par le relatif déni qui y règne à propos de l’organisation collective de l’institution dédiée à l’éducation et à l’apprentissage. Pourtant, ce collectif est, depuis le début de l’école, au cœur de nombreux conflits et des tensions autour de l’autorité. Car l’école constitue, au-delà des divergences sur ses finalités, un milieu éducatif, distinct du milieu social en général, distinct aussi de la réunion des enfants en tant qu’individus. La sociologie issue de Pierre Bourdieu en particulier a créé une sorte d’obstacle épistémologique devant cette réalité, en priorisant le rôle du milieu familial et du niveau social sur l’éducation, réduisant ainsi l’école à être le réceptacle des ces différences plutôt qu’un remède possible à des inégalités injustifiées.
Prenons des exemples extrêmes pour rappeler que la pédagogie scolaire s’est toujours emparée par le passé de cette question.
Les collèges au xviie siècle ont inventé le lieu scolaire clos et austère, réglé selon le modèle de la vie monastique : les pédagogies dites nouvelles se sont employées à contester cette tradition, assimilée à la contrainte, à la répression des besoins du corps, à une certaine maltraitance des jeunes. John Dewey qui considérait cet héritage comme inadapté au monde moderne, mais qui dénonçait aussi les méfaits du milieu urbain, souhaitait une école loin de la ville, propice à l’activité de l’enfant et à son développement tant physique qu’intellectuel. Avec un tout autre idéal politique, Edmond Demolins voulait, à l’école des Roches, éduquer à la responsabilité en vue de développer des capacités de commandement. Ces modèles se contredisent du point de vue des fins, mais ils partagent quand même tous l’idée que l’école est éducative par elle-même, par le quotidien au jour le jour, qu’elle constitue un milieu éducatif par les principes qui l’organisent et qui y sont mis en pratique. Si les collèges construisent par exemple une autorité verticale, celle-ci ne repose pas que sur le maître, mais aussi sur un groupe animé par l’émulation, notion reprise d’ailleurs pas la pédagogie républicaine. L’activité spontanée préconisée par Dewey au rebours de ce modèle, suppose une organisation matérielle qui incite à l’activité et qui l’oriente. Demolins intégrait quant à lui dans sa méthode le loisir et la civilité, sujets de réflexion mis en pratique au quotidien. Pour reprendre l’analyse mésologique des faits sociaux que préconise le géographe Augustin Berque, on pourrait dire qu’il n’y a pas lieu de considérer « le milieu » comme extérieur à l’école, si elle-même est reconnue en tant que milieu. En ce sens, la pensée éducative peut s’exonérer des objets de la sociologie.
Certes, les sociologues Olivier Cousin et Guy Vincent se sont penchés respectivement sur l’« effet établissement » et sur la « forme scolaire ». La mise en valeur de la notion d’équipe éducative ainsi que de l’établissement et les représentations des usagers sont des acquis incontestables ; ils mettent toutefois l’accent sur le rôle des adultes et leur capacité à rendre l’école efficace, dans l’optique de la réussite des apprentissages, de la socialisation, et finalement de l’évaluation. Quant à la forme scolaire, elle pointe chez Guy Vincent la permanence de types de relation pédagogique, d’habitudes, de rituels. Elle désigne des lourdeurs et des résistances au changement. Mais n’a-t-on pas parfois affaire à une résistance occulte de pratiques éprouvées, qui ont entretenu le sentiment que l’institution, au-delà du face-à-face des élèves et des maîtres, au-delà des apprentissages, de la réussite individuelle dûment validée, et même de l’adaptation sociale, a sa valeur propre, au quotidien ?
De telles hypothèses ont guidé nos recherches communes, dans le contexte particulier d’un grand désarroi des professionnels de l’éducation, d’une forte demande de formation et de renouvellement de celle-ci, qui caractérise en Europe ce début du xxie siècle.
Dans un environnement, marqué à l’échelle européenne, par une crise qui affecte les liens intergénérationnels, les figures d’autorité, le partage des valeurs, notre confrontation de points de vue, de méthodes et d’expériences s’est rapidement organisée autour des questions suivantes :
– Quelles normes sont produites et portées par le discours éducatif contemporain ?
– Quels dispositifs et quelles pratiques éducatives en découlent ?
– Comment le discours moderne sur l’éducation contribue-t-il à un processus de normalisation des pratiques et des individus dans le champ de l’éducation ?
– De quel idéal d’enfant ce discours est-il porteur ?
– Quels sont les présumés fondements de l’exclusion épidémique des enfants des normes scolaires ?
Trois dimensions d’analyse se sont dégagées :
– Analyse des discours (analyses des réformes de l’école et des textes officiels) ;
– Analyse des dispositifs ;
– Analyse des pratiques professionnelles et de la représentation que les « éducateurs », entendus au sens large, ont de la rencontre avec l’enfant.
Les différentes contributions, réunies dans ce dialogue interdisciplinaire, mettent en relief comment un discours qui prône et affirme le « bien » de l’enfant (« bien-être », « épanouissement », etc.) produit dans un mouvement paradoxal des pratiques hypernormatives, qui risquent d’exclure tout sujet présentant un écart à la norme.
Pour progresser dans ces problèmes contemporains, c’est vers Pascal que nous oriente Pierre Macherey, explorant la relation de l’institution scolaire à la norme dans sa profondeur historique. Pour penser véritablement le poids de l’école moderne dans notre culture, une école à l’origine inspirée par l’idéal des Lumières de penser « bien », mais dont la dérive normative apparaît rétrospectivement inévitable, il faut pouvoir se placer du point de vue des acteurs de cette véritable expérimentation que constitue la pédagogie des Jésuites, au xviie siècle. Dans un raccourci temporel, Pascal nous éclaire par delà les siècles sur un mal inhérent à la pédagogie, sur un défi peut-être impossible à relever : son incontournable appel à l’amour propre, qui exclut ceux qui, pour des raisons qui peuvent être très différentes, n’entrent pas dans le jeu.
Doris Bühler-Niederberger et Claudia Schuchart s’emparent du problème de la hiérarchie entre les adultes et les enfants en cherchant à saisir le point de vue de l’enfant. L’ordre scolaire correspond en général à une attente des adultes : l’enfant doit s’y conformer, accepter les règles, et la pédagogie sur ce point vise à réduire l’écart entre spontanéité et socialisation. Le parti pris méthodologique original en sociologie – et les conclusions de l’article – montrent que c’est d’une manière active que les enfants s’emparent des injonctions.
C’est aussi à l’analyse d’une sorte de Pharmakon, terme employé par Pierre Macherey pour désigner l’institution égalitaire qui produit en même temps de l’exclusion, que nous convie l’article de Marina d’Amato. L’individualisation des troubles, la typologie nosographique, ne sont-ils pas le résultat de l’approfondissement d’une valeur cardinale de notre société, l’individualisme, et du refus de réduire la singularité à l’écart à une norme ? Doit-on dénoncer les tentatives de cerner la particularité en l’incluant dans des repères mesurés, doit-on tourner le dos aux investigations cliniques qui étudient les troubles de l’apprentissage ? C’est bien difficile, alors que la normalisation inhérente à ces démarches plane comme une menace sur l’éducation.
La contribution d’Edmondo Grassi revient, à la lumière des développements de l’intelligence artificielle qui étendent ses applications, sur un ancien démon qui hante l’éducation : le contrôle total des sujets. Dans un contexte où des sujets peuvent devenir des victimes consentantes de cette entreprise, formatés par une vie quotidienne envahie d’automatismes, il faut réinterroger le rapport de l’éducation à l’éthique. Le refuge du bien commun se trouve-t-il dans la zone d’ombre de la vie privée, de la singularité secrète de chacun ? L’éducation – tentée par la programmation non seulement des conduites, mais encore de l’intériorité subjective – ne peut éluder cette question.
Mej Hilbold et Laurence Gavarini abordent la question des normes à l’aide de l’approche clinique, à travers une enquête sur les rapports d’incidents au collège. À quel discours donnent lieu les situations vécues comme des écarts graves à la norme dans les établissements scolaires ? Le recueil de données qui préside à la recherche exploite une zone d’ombre du monde éducatif. Leur interprétation pose la question des stéréotypes et des normes héritées, ainsi que le problème de l’expression et des mots qu’il faut choisir pour décrire les souffrances de ces situations.
Dans ces deux cas, l’on peut discerner des enjeux de formation pour les professionnels de l’éducation : écouter l’enfant n’est pas une chose si simple qu’il y paraît, trouver les mots pour exprimer, communiquer, les situations de crise dans la relation éducative, non plus. Et pourtant ces problèmes ont été généralement sous-estimés.
C’est pourquoi Leandro de Lajonquière nous invite à aller plus loin, à chercher au plus profond de la culture contemporaine et de l’inconscient des adultes, quelle place est faite à l’enfant. L’écart à la norme que constitue le handicap, dans sa version récente du spectre autistique, appelle davantage qu’un traitement, il invite à revisiter ce que nous sommes prêts à accepter de l’enfance.
Cette culture contemporaine comporte aussi des ambiguïtés qu’il faut lever en analysant le néoparler qui s’est imposé dans le monde éducatif. C’est l’objet de la contribution d’Ilaria Pirone, qui analyse le projet de gérer l’apprentissage. L’intention en est d’améliorer l’efficacité de la pédagogie, mais cela conduit à vouloir réduire les écarts à la norme. Et, si l’on n’y prend garde, même l’idéal nouveau d’école inclusive comporte la contradiction d’accepter toute différence et en même temps d’enserrer les sujets, enseignants ou élèves, dans un réseau de connaissances virtuellement infini et toujours insuffisant.
C’est, encore, en recourant à la psychanalyse, complétée par le point de vue de la sociologie de l’enfant, que Giuseppe Rociola interroge l’épidémie d’hyperactivité. L’hypothèse d’un profond malaise propre à la transmission intergénérationnelle est nécessaire ici pour dépasser le réductionnisme biologisant suggéré par la métaphore épidémique.
C’est pourquoi, en suivant ce fil conducteur de nos recherches qui consiste à interroger les normes elles-mêmes plus que les écarts à la norme, Jean-Marie Weber met en cause l’hypermodernité. L’individualisme qui a fait éclater les liens sociaux et la dévalorisation des discours rationnels au profit de l’expression des points de vue particuliers lancent de nouveaux défis à l’éducation dont la nature demeure de mettre le monde en signes. Là encore, on voit que ce ne sont pas des réponses au coup par coup à des problèmes qui éclatent sous une forme aiguë, mais un effort d’analyse des demandes du monde adulte, une mise en perspective du présent à l’aide de regards croisés, qui permettra d’avancer vers la reconquête de la relation d’éducation entre les adultes et les jeunes.
1. Laurence Gavarini, La Passion de l’enfant, Paris, Denoël, 2021.
2. Janette Friedrich, Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly (dir.), Une science du développement humain est-elle possible ? Controverses du début du xxe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013. Dominique Ottavi, De Darwin à Piaget, Paris, CNRS éditions, 2009.
3. Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.