Introduction
De Breaking Bad à Sex Education, de Game of Thrones à Dix pour cent, les séries télévisées nous fascinent. De plus en plus importantes dans nos vies, elles bercent nos fins de soirées, nous font rire et pleurer, nous plongent dans une affaire d’espionnage ou nous parlent des problèmes de société. Depuis quelques années, elles sont devenues le format de fiction le plus consommé et diffusé à la télévision, en France et dans de nombreux pays. Neuf Français·es sur dix déclarent ainsi avoir déjà regardé une série au cours de leur vie en 20191. Ce format de fiction télévisuel est devenu pour les chaînes le principal « programme d’appel auprès du public2 ». Si les Français·es regardent moins la télévision3, ils et elles plébiscitent la fiction télévisée, consommant les séries et fictions sur de nouveaux écrans. Alors que les séries occupent une part significative de nos loisirs, cet ouvrage se propose de se plonger dans le travail de la fiction et de comprendre comment sont élaborées ces séries. Pour saisir ce que ces fictions disent des sociétés contemporaines, il faut d’abord comprendre comment elles sont produites et par qui. Au lieu de considérer la fiction seulement comme un objet d’analyse et d’interprétation, je propose de la considérer comme le produit d’un travail, c’est-à-dire comme une activité avec ses contraintes, impliquant une division du travail et engageant des professionnel·les avec des trajectoires spécifiques. Pour cela, l’enquête a porté sur un format de fiction bien particulier, un feuilleton français télévisé, quotidien, Plus belle la vie. Malgré ses particularités, cette série, diffusée sur France 3 de 2004 à 2022, peut nous en apprendre beaucoup sur la fabrication de la fiction.
Depuis quelques années, les sciences sociales se sont emparées du sujet des séries pour analyser ce qu’elles nous disent du monde contemporain, leur portée philosophique ou politique. Qu’ils portent sur The Wire4 ou sur Columbo5, la plupart des travaux de sciences sociales s’attachent à analyser le contenu des séries, soulignant la manière dont ces fictions décrivent la réalité sociale contemporaine, l’évolution des relations familiales6, des représentations du genre et de sexualité7 ou encore comment elles créent un nouveau rapport au monde8. Un ensemble d’enquêtes se sont développées pour comprendre nos modes de consommation et d’appréciation des séries9. Regardées, discutées, décortiquées, les séries sont l’objet de toutes les attentions. Or tel n’a pas toujours été le cas des professionnel·les qui contribuent à les fabriquer : leur travail reste encore en partie méconnu. Le processus de création de la fiction télévisée demeure mystérieux pour la plupart des téléspectateurs et téléspectatrices. Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, les travaux sur la télévision et la fiction télévisée ont été longtemps dominés par des approches sémiologiques10. En France, après-guerre, Edgar Morin analyse la culture de masse comme reflétant les préoccupations de la société contemporaine à travers les tensions entre standardisation et nécessaire renouvellement traversant ces industries culturelles11. Mais cette analyse reste largement spéculative et ne donne pas toujours lieu à des enquêtes empiriques sur la production. Au début des années 2000, la chercheuse américaine Elana Levine constate ainsi que l’étude de la production audiovisuelle a reçu peu d’attention de la part des chercheurs et chercheuses des Cultural Studies12.
À partir des années 1990, les séries télévisées connaissent un nouvel essor qui attire l’attention des sciences sociales. Cet essor s’accompagne d’un mouvement de légitimation des séries. Celles-ci deviennent l’objet de critiques esthétiques, d’articles de presse qui mettent en avant le rôle du showrunner, un ou une scénariste à l’origine du projet et qui en supervise l’exécution, de l’écriture à la réalisation13.L’attention se focalise ainsi sur les créateurs et créatrices de série, les coulisses du travail de production de la fiction restant bien souvent dans l’ombre. Le regard des journalistes, des critiques ou même des universitaires s’est par ailleurs d’abord porté vers les séries américaines, ignorant souvent la production française qui se développe pourtant fortement puisque les séries sont devenues le format de fiction télévisée le plus produit en France, atteignant en 2019 le record de 953 heures, soit 91,7 % des œuvres audiovisuelles de fiction aidées par le Centre national du cinéma et de l’image animée14. Le paysage de la fiction audiovisuelle a beaucoup changé avec l’apparition de Plus belle la vie. Les séries se sont multipliées, un essor stimulé par de nouveaux supports de diffusion et de production faisant concurrence aux chaînes de télévision comme les plateformes de streaming15. Amanda Lotz parle ainsi d’une ère « post-chaînes » en analysant les effets sur la création audiovisuelle de la diffusion en streaming, des nouvelles formes de mesure de l’audience et de l’arrivée des plateformes de vidéos en streaming par abonnement de type Netflix. Au dernier trimestre 2021, cette dernière, dont le catalogue est principalement composé de séries, comptait ainsi 221 millions d’abonné·es dans le monde. Les manières de consommer ces programmes audiovisuels se sont transformées avec le développement de ces services payants (dits de SVoD16) ou le recours à la télévision de rattrapage (dite aussi replay ou catch-up TV).
Dans ce contexte, que peut nous apprendre Plus belle la vie ? Diffusé par France 3 pendant dix-huit ans, ce feuilleton quotidien de 26 minutes raconte la vie quotidienne souvent mouvementée des habitant·es d’un quartier populaire de Marseille. Avec ses très nombreux épisodes, sa grande variété de personnages et un lieu de l’action stable, Plus belle la vie se définit comme un feuilleton17 au contraire de la série qui se caractérise à l’origine par ses intrigues bouclées en un épisode. Pourtant la plupart des séries actuelles sont désormais feuilletonnantes avec des arcs narratifs se poursuivant sur plusieurs épisodes18. Par facilité, nous utiliserons indifféremment les termes « feuilleton » et « série » pour désigner Plus belle la vie. Cette production a connu des débuts difficiles, avant de battre des records d’audience pendant plusieurs années et en particulier pendant la période de l’enquête qui s’est étendue de 2007 à 2011 alors que Plus belle la vie réunissait chaque soir six ou sept millions de téléspectateurs et téléspectatrices. Depuis, plusieurs feuilletons ont vu le jour sur d’autres chaînes françaises. En juillet 2017, puis en août 2018, d’autres feuilletons quotidiens (Demain nous appartient puis Un si grand soleil) s’installent à l’écran, en reprenant souvent les modes de production de Plus belle la vie (production en flux tendu, ateliers d’écriture19). Avant d’être concurrencée par d’autres feuilletons et la place grandissante des plateformes, Plus belle la vie a été l’une des séries les plus regardées à la télévision française. Cependant, au printemps 2022, après dix-huit ans d’existence et 4 500 épisodes, France 3 annonce la fin du feuilleton dont l’audience s’érode lentement depuis plusieurs années. Le tournage s’arrête le 29 septembre, et la diffusion cesse le 18 novembre 2022. Quelques mois plus tard, son retour est cependant annoncé sur les écrans en janvier 2024. Le feuilleton est diffusé sur TF1 et produit par Newen, filiale de TF1 dont fait partie Telfrance, la société productrice de Plus belle la vie20.
Dans le paysage audiovisuel français, Plus belle la vie se singularise par son succès d’audience, par sa longévité et par le caractère industrialisé de sa production. Lors de son apparition, Plus belle la vie signe le retour du feuilleton quotidien à la télévision française mais constitue aussi une innovation par ses modalités de production et l’ampleur de l’investissement réalisé par la chaîne. La fabrication du feuilleton porte à son paroxysme une organisation du travail et des contraintes qui concernent également des séries plus légitimes, comptant moins d’épisodes, mobilisant un nombre moins important de scénaristes et utilisant d’autres modes de diffusion. Les spécificités de Plus belle la vie en font un objet d’analyse particulièrement intéressant sociologiquement. Ce feuilleton a en effet systématisé un mode d’écriture collectif21, inaugurant des ateliers d’écriture réguliers et ouvrant la voie à la diffusion de ces modes d’écriture22. Ces conditions collectives d’écriture et de tournage m’ont permis d’observer concrètement ce travail de création, et d’assister en direct à l’élaboration des intrigues, ce qui est rarement possible pour les autres productions de fiction.
Partir de l’exemple de Plus belle la vie permet de saisir les conditions de production des fictions sérialisées, et notamment les ressorts de ce processus d’écriture collective : les scénaristes de Plus belle la vie écrivent en atelier (writers’ room) comme c’est également le cas pour la plupart des séries américaines. En outre, l’analyse de la fabrication de ce feuilleton au budget serré met en lumière les dispositifs de contrôle du travail créatif par les commanditaires que sont les chaînes de télévision ou plus récemment les plateformes de streaming, et en particulier le poids des impératifs d’audience et des représentations du public dans la production. La chaîne prête une grande attention aux chiffres d’audience et aux réactions du public, même si les professionnel·les de la mesure algorithmique des publics ne sont pas encore aussi présent·es en France qu’aux États-Unis. Le cas d’un feuilleton populaire permet enfin d’interroger les conditions de production et circulation de représentations du monde social véhiculées par les séries. L’analyse du processus de production de biens culturels produits pour un large public éclaire la manière dont une œuvre est déterminée par ses conditions de production ainsi que par la trajectoire de ses auteurs et autrices.
Le travail de production de fiction
Les modes de production dans les industries culturelles ont été longtemps délaissés par la sociologie. Au début des années 1980, alors que la production de séries s’industrialise et que l’économie d’Hollywood se transforme23, une première vague d’enquêtes émerge à propos des professionnel·les et de l’organisation du travail dans la production audiovisuelle et cinématographique. Les premiers travaux américains se centrent davantage sur la figure du producteur24, ou sur les carrières des scénaristes dans ces organisations par projets25. Pour Horace Newcomb et Robert Alley, le producteur (souvent masculin) est la figure centrale de développement des séries, proposant aux « networks » américains des créations originales, dont il est l’auteur ou le coauteur26. Au contraire, Tod Gitlin met en avant le rôle des chaînes, les contraintes d’audience et montre comment les séries lancées par les principales chaînes américaines concourent à reproduire une forme d’idéologie dominante27.
En France, les professionnel·les de l’audiovisuel suscitent également des enquêtes pionnières dans les années 1990, alors que la fin du monopole des chaînes publiques en 1984 et l’apparition de nouvelles chaînes privées conduisent à un essor de l’offre de fiction et à une première phase d’industrialisation de la production audiovisuelle. Ces travaux étudient les professions qui émergent dans ce contexte, comme celle de scénariste de télévision28 ou d’animateur et animatrice d’émissions29, et mettent en évidence les contradictions ressenties par ceux et celles qui exercent ces métiers dans un secteur économique marqué par la référence omniprésente aux mondes artistiques, et par les contraintes commerciales de fabrication. Alors que les travaux se concentraient sur une profession ou une autre, la division du travail et les conditions de production de la fiction en série ont tardé à devenir un objet d’étude. Le caractère collectif et industrialisé de la fabrication des fictions (et séries) télévisées a pourtant été largement constaté pour les États-Unis et la France, avec quelques enquêtes qui se sont intéressées au suivi de la fabrication d’une émission dans son ensemble. Sabine Chalvon-Demersay, par exemple, a étudié la création d’un feuilleton télévisé dans les années 198030. Julie d’Acci a enquêté dans les années 1990 sur la production d’une série policière perçue à l’époque comme féministe en raison de ses deux personnages principaux féminins, Cagney et Lacey. Elle a montré que les contradictions qui se manifestent dans la représentation des rôles féminins émanaient des rapports de force entre scénaristes, production, comédien·nes et public31. Elana Levine s’est penchée à la fin des années 1990 sur le processus de production du feuilleton populaire General Hospital et a esquissé un programme de recherche se proposant d’analyser les effets de cinq facteurs clefs sur la production : les contraintes de production, le contexte de fabrication, les pratiques et routines professionnelles, la production des personnages et des histoires, et enfin le rôle du public et des contraintes d’audience dans la fabrication32. Ces enquêtes ont ouvert la voie à des recherches analysant l’ensemble des interactions entre les intervenant·es de la chaîne de coopération concourant à la production d’une série télévisée.
Depuis ces travaux fondateurs, la production de séries a connu un nouveau développement avec notamment l’essor de ce qui a été nommé la « quality TV33 ». Aux États-Unis, l’essor des chaînes payantes (comme HBO) et la possibilité de s’adresser à des publics ciblés conduisent à la multiplication des formats et des genres de séries. Ces nouvelles séries, produites pour des publics plus restreints, sont vantées pour leur originalité, leur esthétisme ou leur cinématographie, avec des moyens de production beaucoup plus importants qu’auparavant (et qui ne cessent d’augmenter). Ce mouvement se poursuit avec l’arrivée puis la montée en puissance des plateformes de streaming du type de Netflix. Cette légitimation de la télévision et des séries télévisées s’accompagne de la promotion du rôle du showrunner comme l’analysent Michael Newman et Elana Levine, et d’autres34. Le terme de showrunner apparaît dans les années 199035. Il ou elle est présenté·e comme « l’auteur ou l’autrice » de la série, soit un équivalent de la figure de l’artiste créateur36, ayant réussi à contourner les contraintes de la production industrielle pour réaliser une « œuvre37 ». Le succès de la figure du showrunner dans l’industrie de la fiction télévisée nord-américaine réévalue et redéfinit le rôle des scénaristes au sein du processus de production38.
Ces transformations d’Hollywood ont donné lieu à une nouvelle vague de travaux sur la production audiovisuelle et cinématographique, les Production Studies39. L’un des acteurs de ce renouveau, John Caldwell40 propose ainsi d’analyser les interactions au travail et la culture professionnelle des technicien·nes et autres intervenant·es pour comprendre les représentations portées par les œuvres audiovisuelles. Des travaux se développent sur les ateliers d’écriture collective dénommées les writers’ rooms auxquelles peu de recherches académiques s’étaient intéressées, comme le soulignent en 2012 Patricia Phalen et Julia Osellame41. Selon Felicia D. Henderson, elle-même scénariste, les analyses de la production télévisuelle ont tendance à se focaliser sur la relation entre le showrunner et le reste de l’équipe de production ou la chaîne commanditaire, laissant dans l’ombre la dimension collective de ce travail de création42. Le fonctionnement des writers’ rooms est longtemps resté peu étudié en raison de la prégnance de la figure du showrunner mais aussi de la culture du secret43 entourant ces ateliers44. C’est à l’occasion d’accusations de sexisme et de harcèlement au travail dans l’équipe d’écriture de Friends, et du procès qui s’en est suivi, que la culture professionnelle de ces ateliers d’écriture et les rapports de domination qui peuvent y régner ont été questionnés45.
En France, un renouveau des recherches sur les professionnel·les du cinéma et de l’audiovisuel est également perceptible. Les dimensions professionnelles, organisationnelles et matérielles du travail cinématographique ont ainsi fait l’objet de nombreux travaux depuis la fin des années 200046, revalorisant le rôle de professionnel·les parfois relégué·es à une position de « personnel de renfort47 ». Laure de Verdalle a par exemple montré l’importance des producteurs et productrices au cinéma et leur poids essentiel dans le montage et le bon déroulement des projets de film48. Pour la télévision, la figure du producteur ou de la productrice de télévision a retenu l’attention des chercheurs et chercheuses, vantant son rôle d’artisan·e de l’imaginaire49 ou analysant sa position dans le champ audiovisuel et son rôle économique central50. Le travail et la profession de scénariste de télévision ont aussi fait l’objet d’enquêtes récentes montrant la nécessité de l’entraide et de la coopération pour accéder à ce métier51, revenant sur la division du travail dans l’écriture des séries d’animation et le rôle central du scénario dans la coordination entre les différent·es professionnel·les52, ou encore faisant l’histoire de l’apparition du droit d’auteur en France et aux États-Unis comme produit des luttes professionnelles autour de la définition de l’auteur ou autrice des films53. Des travaux se sont également développés à propos des intermédiaires de la production et de la diffusion des œuvres audiovisuelles et cinématographiques, qui ont montré le rôle essentiel des agent·es d’artistes à Hollywood54 dans le montage des films et des productions ou analysé le sens du placement des agent·es de comédien·nes55 ainsi que le travail d’ajustement réalisé par les directeurs et directrices de casting56. Les professionnel·les chargé·es de la vente et de la diffusion des films et séries françaises sur les marchés internationaux ont été étudié·es, éclairant ainsi les ressorts professionnels et économiques d’un marché mondial de la production audiovisuelle57.
Dans le prolongement de ces travaux, cet ouvrage prend pour objet le processus de production de fiction en analysant l’activité et les trajectoires des professionnel·les impliqué·es dans la fabrication. Il s’agit ici de prendre au sérieux la fiction comme travail. La production d’une série télévisée constitue une activité éminemment collective impliquant un grand nombre d’intervenant·es, ce que les travaux d’Howard Becker sur les mondes de l’art ont bien mis en évidence, en soulignant à quel point la production d’un bien culturel repose sur une importante chaîne de coopération58. Cependant, et il s’agit là d’une différence importante, les activités qui concourent à la fabrication d’une série ne s’organisent pas autour d’un seul individu auquel serait attribuée la responsabilité de l’œuvre. La division du travail ne repose pas sur une différenciation claire entre l’activité cardinale d’un artiste et celle d’un personnel de renfort, c’est-à-dire l’ensemble des individus impliqués dans la fabrication d’une œuvre d’art et apportant leur aide à un·e artiste. Plusieurs intervenant·es (le producteur ou la productrice, les scénaristes, les réalisateurs et réalisatrices et d’autres) peuvent revendiquer une forme d’autorité sur l’œuvre. Le caractère industriel de la fabrication transforme de fait la manière dont ces différents professionnel·les définissent leurs tâches. Toutes et tous n’ont pas le même poids dans cette chaîne de coopération, ni la même marge de manœuvre face aux contraintes de production. Les modalités de la division du travail dessinent ainsi des relations de concurrence ou de coopération entre différent·es professionnel·les qui se nouent autour du scénario59. La production de fictions en série a pour effet de remettre en question les hiérarchies usuelles du champ de production audiovisuelle, fortement marqué par la référence au cinéma. L’écriture des séries se singularise par la centralité du scénario dans le processus de production, alors qu’habituellement, au cinéma, depuis la Nouvelle Vague, le réalisateur (souvent masculin) est considéré comme le seul et véritable auteur du film60. Cette redistribution des responsabilités produit des rivalités, chaque profession cherchant à maintenir son autonomie professionnelle et artistique. Cette division du travail s’inscrit dans un cadre concurrentiel exacerbé par les hiérarchies du champ de production culturelle.
C’est bien en étudiant la chaîne de coopération et la division du travail à l’œuvre dans ces processus de production que l’on peut rendre raison de la production et de la diffusion de représentations par les séries télévisées. Cette perspective renoue avec des travaux pionniers sur Hollywood qui ont cherché à analyser comment l’organisation de la production et la culture des professionnel·les façonnent les représentations à l’œuvre dans les films ou séries, comme ceux de l’anthropologue Hortense Powdermaker à propos des producteurs de film d’Hollywood dans les années 193061. L’analyse du contexte de production et de la culture professionnelle permet ainsi de comprendre comment les biens symboliques de grande diffusion participent à la circulation de représentations, voire à la reproduction d’un sens commun.
L’ouvrage propose donc de suivre au plus près le processus de fabrication pour analyser, à l’aide de l’ethnographie, l’élaboration des contenus et la manière dont les contraintes de production contribuent à modeler la réalité sociale livrée à l’écran. Cela rejoint les travaux menés par Sabine Chalvon-Demersay, qui tracent la voie d’une analyse de la fiction en train de se faire62. En étudiant le travail de production de fiction à destination d’un vaste public, on peut comprendre comment se diffusent des représentations de l’espace social et comment la fiction participe aussi à la mise à l’agenda de certains problèmes publics. Les scénaristes et les autres intervenant·es du processus de production élaborent ces représentations à partir de leurs propres catégorisations du monde social alors même que le poids des contraintes qui régissent la production d’un flux continu d’épisodes impose son rythme à la mise en scène des intrigues, et à la manière de parler de la réalité sociale. Il s’agit de comprendre la fabrication d’une « œuvre » dans un contexte d’industrialisation de la fiction à l’intersection entre les contraintes de production et les dispositions sociales et politiques de celles et ceux qui concourent à sa production.
Les travailleurs et travailleuses de la fiction
S’intéresser à la production de la fiction dans le cadre télévisuel implique d’abord de se pencher sur des travailleurs et des travailleuses situé·es au pôle commercial du champ de production culturelle63. Les professionnel·les étudié·es, en parti-culier les scénaristes, les réalisateurs et réalisatrices, ont fait des études relativement longues, souvent dans des filières de sciences humaines et de lettres. Ils et elles appartiennent ainsi aux classes supérieures, et possèdent pour la plupart un capital culturel important matérialisé par des diplômes et des consommations culturelles plutôt légitimes. Cependant, leurs aspirations et leurs références esthétiques sont en décalage avec leur place objective dans le champ64. Le fait de travailler dans un domaine fortement industrialisé et contraint situe ces professionnel·les au pôle commercial des champs artistiques, à l’opposé de celles et ceux dont le travail renvoie au pôle de l’art pour l’art65. Ces auteurs et autrices partagent un certain nombre de caractéristiques avec celles et ceux qui participent à la production d’œuvres plus légitimes : ils et elles ont fréquenté parfois les mêmes formations, et ont souvent les mêmes goûts et catégories de jugement esthétique, comme le soulignait déjà Pierre Bourdieu : « L’art et l’art moyen (soit à destination du plus grand nombre) [sont] l’un et l’autre produits par des artistes et des intellectuels hautement professionnalisés66. »
De plus, les scénaristes pensent leur travail en relation avec les champs artistiques, et en particulier avec celui du cinéma qui reste une référence centrale dans les pratiques de travail et dans les formations des professionnel·les de la télévision. Ils et elles se trouvent alors dans une situation souvent paradoxale en étant des membres de professions artistiques ayant fait le choix, plus ou moins provisoire, du « commercial ». Comment vivent-ils et elles ces contradictions entre leur position dans le champ artistique et leurs dispositions ? Quel rapport développent-ils et elles à leur travail ? Les scénaristes et professionnel·les intervenant dans la création du feuilleton n’avaient pas forcément pour ambition de travailler pour la télévision ou un feuilleton télévisé. Plus belle la vie est bien souvent un choix par défaut en raison de la difficulté à se faire une place dans leur champ d’élection qu’était le cinéma67. Chez les écrivain·es populaires de la Belle Époque analysés par Anne-Marie Thiesse68, ce décalage entre la position occupée dans le champ et les aspirations crée un rapport de frustration vis-à-vis du travail et du public. Or les auteurs et autrices rencontré·es n’ont pas fait état de telles insatisfactions. Même si le feuilleton qu’ils et elles contribuent à produire ne correspond pas toujours à leurs goûts ou à leurs ambitions initiales, ils et elles sont pleinement impliqué·es dans sa fabrication. Nous chercherons donc à comprendre comment ils et elles s’investissent dans leur travail d’écriture et à analyser le rapport qu’ils et elles entretiennent à la réputation controversée du produit de leur travail.
Contraintes et économie de la fiction
Le travail d’élaboration du feuilleton est collectif. Les différent·es intervenant·es s’inscrivent dans un cadre de création particulièrement contraint. Ces contraintes sont de natures multiples, à la fois matérielles, temporelles, organisationnelles mais aussi proprement commerciales à travers l’attention aux chiffres d’audience. Les budgets relativement serrés de la production imposent aux travailleurs et travailleuses des délais de production, d’écriture et de tournage beaucoup plus courts qu’au cinéma par exemple. Au-delà de ce constat, il s’agit de comprendre concrètement comment les contraintes économiques et commerciales construisent les contenus, comme y invitent John Caldwell69, Elana Levine pour les feuilletons70, mais aussi Gwenaële Rot lorsqu’elle analyse l’organisation du travail, le contexte politique et les concurrences professionnelles en jeu dans le choix et l’utilisation des décors de cinéma71. Cette dernière appelle ainsi à comprendre la matérialité de l’image et du travail artistique, mais aussi ses ressorts économiques et politiques.
Le destin des programmes de télévision est en outre lié à leur capacité à attirer et fidéliser un grand nombre de téléspectateurs et téléspectatrices. La télévision se définit comme une « industrie culturelle standardisée » régie par la sanction des chiffres d’audience72. Les émissions sont « conçues à partir des attentes supposées du public73 ». Or l’économie des biens culturels, en particulier ceux produits pour la télévision, se caractérise par son incertitude74. Il n’est pas toujours si simple d’anticiper les attentes du public ou d’écrire en fonction de celles-ci. Les fabricant·es de ce type de bien ne répondent pas à une demande mais doivent l’anticiper. Les enquêtes menées aux États-Unis sur les dirigeant·es des chaînes et des studios ont mis en évidence que, malgré les estimations chiffrées mises à leur disposition, ils et elles ignorent en partie comment leurs fictions et émissions seront reçues par le public75. C’est pourquoi les audiences et leurs réactions ont fait l’objet de nombreuses tentatives d’estimation et d’évaluation se cristallisant dans des mesures quantitatives76. Mais l’usage de ces indicateurs se mêle souvent à ce que les professionnel·les nomment leur « instinct », comme les producteurs de cinéma étudiés dans les années 1930 par Hortense Powdermaker77, les responsables de chaîne78, ou encore les agent·es d’artistes79. Stephen Zafirau a montré que les producteurs et productrices de cinéma hollywoodiens, conscient·es de la distance qu’ils et elles peuvent entretenir avec les téléspectateurs et téléspectatrices, cherchent à cultiver leur « sens du public80 ». Dans une certaine mesure, l’ambition de ces professionnel·les est la même que celle des peintres du Quattrocento recherchant « le plus grand commun dénominateur des capacités de (leur) public81 » pour réussir à s’adresser au plus grand nombre. Les intervenant·es du processus de production se livrent ainsi à un exercice bien particulier puisqu’il s’agit d’écrire pour un public le plus large possible, et de créer par la fiction un monde commun avec les téléspectateurs et téléspectatrices. Quelle image des publics domine chez ces professionnel·les ? À qui s’adressent-ils et elles dans leur travail de représentation ? Comment les réactions possibles du public sont-elles intégrées dans leur travail de création ?
Le monde de Plus belle la vie
Plus belle la vie est un objet idéal pour observer et interroger les modes de production de la culture populaire médiatique. Selon l’enquête « Pratiques culturelles des Français » de 2008, Plus belle la vie rencontre alors un public large, issu en majorité des milieux populaires (ouvriers, ouvrières et employé·es)82. La série est beaucoup moins regardée à mesure que le niveau de diplôme s’élève. Le public est plutôt féminin, et se recrute parmi les plus jeunes et les plus âgé·es. Plus belle la vie se définit ainsi comme un bien culturel « omnibus83 », consommé par des téléspectateurs et téléspectatrices de tous milieux sociaux mais plus particulièrement par certaines franges de la population.
Le feuilleton, qui se déroule dans un quartier populaire de Marseille, met l’accent sur la diversité sociale et générationnelle de ses personnages. Il affiche un souci de coller à l’actualité et de créer un monde calqué sur la vie quotidienne : c’est d’ailleurs ce qui a retenu l’attention des études réalisées à son sujet. Peu nombreuses au début de mon enquête, elles se sont multipliées avec le succès du feuilleton. Ces études, constituées essentielle-ment d’analyses de contenu84, décrivent la manière dont Plus belle la vie reflète une forme de réalité sociale, en s’intéressant aux relations amoureuses à l’écran mais aussi à la représentation de la réalité sociale « livrée » par le feuilleton. Jean-Yves Le Naour explique par exemple vouloir montrer de quoi Plus belle la vie serait le nom, en analysant en quoi le feuilleton « dit la réalité sociale française ». Notre perspective prend le contrepied de ces analyses. Le postulat que nous défendons est que pour prendre la mesure de ce qu’une série ou une fiction révèle de la réalité sociale, il est nécessaire d’étudier comment ces représentations sont produites, à l’intersection des dispositions des individus, des contraintes de production et des interactions liées à la division du travail. L’analyse du processus de production de biens culturels produits en série et pour un large public permet d’éclairer la manière dont une œuvre est déterminée par ses conditions de production ainsi que par la position sociale de ses auteurs. Analyser le travail de production d’une fiction à destination d’un vaste public permet d’appréhender comment s’élaborent et se diffusent des représentations de l’espace social, mais aussi comment la fiction participe à la valorisation de certains sujets d’actualité propres à susciter de l’émotion et du débat. C’est en prenant en compte la complexité de ce processus de production et en saisissant les contradictions qui le caractérisent que l’on peut pleinement comprendre ce qu’une série « nous dit » du monde social.
Comment enquêter sur la fiction ?
L’écriture de Plus belle la vie, collective et régulière, donne à voir et à entendre ce qui se soustrait aux yeux et aux oreilles du public dans les processus individuels de création : les hésitations, les réécritures qui ponctuent la création de fictions. Des réunions d’écriture à Paris aux tournages dans les studios à Marseille, j’ai suivi l’élaboration des épisodes, observé les transformations du scénario en images au fil des discussions des scénaristes, des remarques de la chaîne et du producteur, et des contraintes du tournage. J’ai été particulièrement intéressée par les réunions d’écriture du scénario, celles des auteurs et autrices du « séquencier » (version résumée des intrigues) et celles des dialoguistes. Sur le tournage, j’ai observé en particulier le travail des assistant·es de réalisation, des réalisateurs et réalisatrices et de la direction artistique. Au total, j’ai assisté à cinq semaines d’écriture et sept semaines de préparation et de tournage d’octobre 2008 à août 2010. Profitant des temps d’attente des tournages, j’ai réalisé des entretiens informels avec des assistant·es du directeur d’acteurs, des habilleuses et des maquilleuses, des machinistes, des régisseurs et régisseuses, des comédien·nes, mais aussi avec des scriptes, des monteuses, des accessoiristes, des figurant·es. Au cours de mes observations, j’ai également récolté les documents qui jalonnent le processus de production : les versions successives des intrigues et des scénarios, les documents et outils de travail produits comme supports de la discussion et de l’écriture. Enfin, j’ai conduit une cinquantaine d’entretiens enregistrés avec les différent·es professionnel·les participant à la fabrication du feuilleton, pour moitié avec des scénaristes, et pour moitié avec les autres professionnel·les intervenant en amont et en aval du scénario (le producteur, les responsables de l’écriture et de la réalisation du feuilleton, mais aussi des réalisateurs et réalisatrices, des assistant·es à la réalisation et des membres de la chaîne, chargé·es du programme au sein de France 3). Tous les noms des enquêté·es rencontré·es sont anonymisés avec un prénom fictif et une initiale du nom de famille également fictif.
Le livre fait ainsi entrer le lecteur ou la lectrice dans les coulisses d’un milieu professionnel qui cherche habituellement à maîtriser ce qui est montré de l’envers du décor. Le monde du cinéma et de la télévision a pu être difficilement accessible au regard sociologique comme l’explique Sherry Ortner qui évoque les obstacles qu’elle a rencontrés en tant qu’ethnologue cherchant à réaliser une enquête à Hollywood auprès de professionnel·les cherchant à contrôler leur image85. De même, en France, Audrey Mariette explique la difficulté de mener l’enquête dans le milieu du cinéma qui n’ouvre pas toujours facilement ses portes à une sociologue86. En ce qui concerne mon enquête, l’accès au terrain a été à la fois aisé et parfois laborieux ; renégocié à chaque passage dans les ateliers d’écriture ou sur le tournage, il a été conquis petit à petit par une présence régulière et des demandes répétées. Ma place a été questionnée à plusieurs reprises au cours de l’enquête, en particulier par le producteur principal du feuilleton. Celui-ci n’a accepté que difficilement ma présence, et m’a fait signer des clauses de confidentialité de peur que je ne dévoile des secrets de fabrication. Les réticences du producteur illustrent ainsi les enjeux de la production. Une des premières préoccupations concerne le secret des histoires qu’il importe de préserver en évitant tout risque de divulgation intempestive. Un autre souci tient au fait que l’enquêtrice puisse « voyager » d’une étape à l’autre de la production, alors même que les professionnel·les de l’écriture et du tournage communiquent peu entre eux. Ce producteur principal est l’un des seul·es intervenant·es qui voyage ainsi d’un espace à l’autre et maîtrise l’intégralité de la chaîne de fabrication. En ayant le droit d’accéder à une vision d’ensemble du processus de production, la sociologue marche en partie sur ses plates-bandes. Un autre argument qui a pu être avancé met en lumière les enjeux économiques à l’œuvre : à deux reprises, sérieusement, puis sur le ton de la plaisanterie, le problème du secret industriel a été soulevé, marquant la volonté de confidentialité autour des ressorts de la fabrication. De la même manière, mon enquête a parfois été contestée par les auteurs et autrices attaché·es à maintenir un certain mystère autour du processus créatif, même dans ce cadre de production industrialisée. Ce qui pose aussi problème est autant le fait d’assister aux « coulisses » de la création, au secret des intrigues que d’objectiver un processus artistique en cours.
Malgré les réticences, une fois ma présence acceptée, l’accès à mon terrain d’enquête a été relativement ouvert. J’ai ainsi eu la chance d’assister aux différentes étapes de fabrication du feuilleton, et je remercie pour cela le producteur et tou·tes les professionnel·les rencontré·es lors de mon enquête. En suivant les scénaristes au travail et les autres professionnel·les impliqué·es dans la fabrication, je ne suis pas passée inaperçue. Les scénaristes étaient curieux et curieuses de ma présence, et parfois sceptiques sur les résultats possibles de l’enquête. Ils et elles font preuve d’une certaine réflexivité sur leur travail. Cela se traduit par un usage généralisé de la dérision et de l’ironie, qui s’est également exercé à mon égard. Ainsi, l’un des scénaristes souligne un jour que je dois noter qu’ils et elles plaisantent pour mettre à distance les scènes trop sentimentales. J’ai essayé, autant que possible, de ne pas gêner les échanges et discussions et de respecter certaines limites. Des autrices ont ainsi préféré que je n’enregistre pas leurs échanges autour de l’élaboration d’une intrigue afin de ne pas se censurer. D’autres ont souvent voulu lire mon carnet de notes pour comprendre ce qui pouvait bien m’intéresser dans leurs discussions. Ils et elles se sont demandé pourquoi je revenais et pourquoi je menais mon enquête sur une période qui paraissait très en décalage avec les rythmes de l’écriture et de la production. Une dialoguiste, me voyant arriver au début d’une réunion « dialogues », s’est par exemple exclamée : « Il faut savoir finir une thèse ! » Lors de mes observations, j’ai été invitée à sortir de la salle à de rares occasions qui correspondaient à des moments de tensions organisationnelles. Lorsque le producteur a voulu rajouter une étape de relecture et de contrôle des séquenciers, ou lors des observations du tournage en février 2009 quand le nombre de séquences à tourner, très important, a créé des tensions entre la chaîne, le producteur et l’équipe de réalisation. À l’exception de ces moments, sur le tournage, ma présence a été plus invisible puisque de nombreux et nombreuses stagiaires et professionnel·les prennent régulièrement part au tournage et à sa préparation. Les équipes ont pris avec humour ma présence, m’appelant la « suiveuse », ou s’amusant à me faire jouer les figurant·es pour certaines séquences. Ces professionnel·les ont apprécié dans l’ensemble de pouvoir parler de leur travail, de mettre en avant justement la technicité et les difficultés qu’engendre la production d’un si grand nombre d’épisodes. Ces professionnel·les ont donc accepté ma présence et ont pu se sentir libres de critiquer leur mode de production, là aussi souvent avec humour.
Cet ouvrage invite donc à suivre au plus près le travail de production de fiction. Le premier chapitre revient sur les cir-constances de la création du feuilleton, décrivant sa singularité au sein du paysage audiovisuel français. Le feuilleton apparaît à un moment de crise de la fiction télévisée française. Dix-huit ans plus tard, la production de fiction s’est beaucoup transformée. Plus belle la vie a cependant institué une organisation du travail originale tout en introduisant de nouveaux modes de narration et d’écriture. Nous verrons ensuite, dans le second chapitre, comment l’industrialisation de la production de fiction transforme le travail d’écriture et de réalisation. Qui est l’auteur (ou l’autrice) de Plus belle la vie ? Le générique des épisodes fait défiler une cinquantaine de noms, du producteur aux comédien·nes, sans mentionner la centaine de technicien·nes qui collaborent à la fabrication. Les hiérarchies professionnelles existant traditionnellement dans le monde audiovisuel sont partiellement inversées, dans la mesure où le travail des scénaristes est valorisé au détriment de celui des réalisateurs et réalisatrices. Le troisième chapitre éclaire les parcours de ces travailleurs et travailleuses de la fiction et leur rapport au feuilleton. Comment les scénaristes de Plus belle la vie, pour la plupart issu·es d’écoles prestigieuses de cinéma, aspirant au cinéma d’auteur, en viennent-ils et elles à travailler dans l’urgence et sous la contrainte pour un feuilleton qui, même installé dans le paysage audiovisuel français, continue à être considéré comme peu légitime ? Les scénaristes travaillent en outre sous contraintes, comme le montre le quatrième chapitre. Plus belle la vie est soumis à un mode de production particulièrement intensif. La fiction produite « à la chaîne » est encadrée par des contraintes économiques et temporelles importantes qui se concrétisent à chaque étape d’élaboration. Par ailleurs, à chaque étape de la fabrication se pose la question du public. La prise en compte de celui-ci constitue donc un vrai travail de la part des fabricant·es, qui s’efforcent d’anticiper la réception du feuilleton par une large audience. Cette interrogation est d’abord celle de la chaîne de télévision, mais elle est présente également aux différentes étapes de fabrication, dans les principes même de la narration du feuilleton, dans le choix des comédien·nes, de la mise en scène et même des accessoires. Enfin, après avoir décrit toutes les étapes de la fabrication, nous chercherons à comprendre, dans un dernier chapitre, comment une image de la réalité sociale se construit et se conforte au fil des épisodes. Les auteurs et les autrices, plutôt ancré·es à gauche, ont pour ambition de parler de l’actualité en abordant des « faits de société », en scénarisant les débats qu’ils suscitent. Les scénaristes et les membres de la direction artistique cherchent ainsi à être réalistes dans leurs représentations de la réalité sociale. Pour cela, ils et elles mettent en œuvre leurs propres manières de catégoriser et penser le monde social, soit leur propre sens commun.
1. Clément Combes et Hervé Glevarec, Séries. Enquête sur les pratiques et les goûts des Français pour les séries télévisées, Paris, Presses des Mines, 2021.
2. Jean-Pierre Esquenazi, Les Séries télévisées. L’avenir du cinéma ?, Paris, Armand Colin, 2010, p. 3.
3. Selon l’enquête « Pratiques culturelles des Français » de 2018, DEPS, Minis-tère de la Culture et de la Communication [en ligne].
4. Marie-Hélène Bacqué, Anne-Marie Paquet-Deyris et Julien Talpin (dir.), « The Wire ». L’Amérique sur écoute, Paris, La Découverte, 2014.
5. Lilian Mathieu, Columbo. La lutte des classes ce soir à la télé, Paris, Textuel, 2013.
6. Sabine Chalvon-Demersay, « Une société élective, scénarios pour un monde de relations choisies », Sociologie de la communication, no 1, 1997, p. 621-646 ; Sarah Lécossais, « La fabrique des mères imaginaires dans les séries télévisées françaises (1992-2012) », Genre, sexualité et société, no 16, décembre 2016.
7. Brigitte Rollet, Télévision et homosexualité. 10 ans de fictions françaises 1995-2005, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Iris Brey, Sex and the Series. Sexualités féminines, une révolution télévisuelle, Mionnay, Libellus, 2016 ; Sarah Lécossais, « Les séries télévisées, territoires du genre », Recherches féministes, vol. 33, no 1, 2020, p. 17-34 ; Delphine Chedaleux, Du savon et des larmes. Le soap opera, une subculture féminine, Paris, Éditions Amsterdam, « Les prairies ordinaires », 2022.
8. Martin Winckler, Petit éloge des séries télé, Paris, Gallimard, 2012 ; Sandra Laugier, Nos vies en séries. Philosophie et morale d’une culture populaire, Paris, Flammarion, 2019.
9. Dominique Pasquier, La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescentes, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1999 ; Sabine Chalvon-Demersay, « La confusion des conditions. Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, vol. 17, no 95, 1999, p. 235-283 ; Hervé Glevarec, La Sériephilie. Sociologie d’un attachement culturel et place la fiction dans la vie des jeunes adultes, Paris, Ellipses, 2012 ; Clément Combes, « La consommation de séries à l’épreuve d’internet », Réseaux, vol. 165, février 2011, p. 137-163 ; Anne-Sophie Béliard, « Jeux croisés entre critique amateur et critique professionnelle dans les blogs de séries télévisées », Réseaux, vol. 183, 1er avril 2014, p. 95-121 ; Olivier Masclet, L’Invité permanent. La réception de la télévision dans les familles populaires, Malakoff, Armand Colin, 2018 ; Clément Combes et Hervé Glevarec, Séries, op. cit. ; Florence Eloy, Sébastien François et Muriel Mille, « Les réceptions du feuilleton Plus belle la vie », Réseaux, vol. 229, novembre 2021, p. 143-173 ; Florence Eloy et al., « La fiction comme cadre de socialisation. Regarder Plus belle la vie en famille ou entre ami·es », Politiques de communication, vol. 17, no 2, 2021, p. 79-111.
10. Dominique Pasquier, « Vingt ans de recherches sur la télévision : une sociologie post lazarsfeldienne ? », Sociologie du travail, vol. 36, 1994, p. 63-84 ; John Thornton Caldwell, Production Culture. Industrial Reflexivity and Critical Practice in Film and Television, Durham, Duke University Press, 2008.
11. Edgar Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, 1975.
12. Elana Levine, « Toward a paradigm for media production research : behind the scenes at General Hospital », Critical Studies in Media and Communication, vol. 18, 2001, p. 66-82.
13. María-José Higueras-Ruiz, Francisco-Javier Gómez-Pérez et Jordi Alberich-Pascual, « The showrunner’s skills and responsibilities in the creation and production process of fiction series in the contemporary North American television industry », Communication & Society, vol. 34, no 4, octobre 2021, p. 185-200.
14. Centre national du cinéma et de l’image animée, La Production audiovisuelle aidée en 2019, 2020, [en ligne].
15. Amanda D. Lotz, The Television Will be Revolutionized, New York, New York University Press, 2014.
16. SVoD ou visionnage à la demande sur abonnement.
17. Stéphane Benassi, Séries et feuilletons T.V. Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, Éditions du CEFAL, 2000.
18. Sarah Sepulchre et Éric Maigret, Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2011, p. 77.
19. L’un de ces feuilletons est produit d’ailleurs par le producteur de Plus belle la vie. Ces feuilletons emploient tous des ancien·nes scénaristes ou réalisateurs ou réalisatrices de Plus belle la vie.
20. Caroline Sallé, « TF1 relance la série culte Plus belle la vie », Le Figaro, 16 juillet 2023.
21. Muriel Mille, « Le processus collectif de création d’un feuilleton télévisé », Sociétés contemporaines, no 101, mars 2016, p. 91-114.
22. Cette fragmentation du mode d’écriture et ses conséquences sur le droit d’auteur et le métier de scénariste de télévision font l’objet d’une thèse en cours de Maxime Besenval au Centre de sociologie des organisations.
23. Susan Christopherson et Michael Storper, « The effects of flexible specializa-tion on industrial politics and the labor markets : the motion picture industry », Industrial and Labor Relations Review, vol. 42, no 3, 1989, p. 331-347.
24. Horace Newcomb et Robert S. Alley, The Producer’s Medium. Conversations with Creators of American TV, New York, Oxford University Press, 1983 ; Muriel G. Cantor, The Hollywood TV Producer. His Work and his Audience, New Brunswick, Transaction books, 1988.
25. Denise Bielby et William Bielby, « Women and men in film : gender ine-quality among writers in a culture industry », Gender and Society, vol. 10, no 3, 1996, p. 248-270 ; Denise Bielby et William Bielby, « Organizational mediation of project-based labor market », American Sociological Review, no 64, 1999, p. 64-85.
26. Horace Newcomb et Robert S. Alley, The Producer’s Medium, op. cit.
27. Todd Gitlin, Inside Prime Time, Berkeley, University of California Press, 2000.
28. Dominique Pasquier, Les Scénaristes et la télévision. Approche sociologique, Paris, Institut national de l’audiovisuel, 1995.
29. Sabine Chalvon-Demersay et Dominique Pasquier, Drôles de stars, la télévision des animateurs, Paris, Aubier, 1990.
30. Sabine Chalvon-Demersay, « La naissance d’un feuilleton français », Réseaux, vol. 11, no 2, 1993, p. 99-116.
31. Julie D’Acci, Defining women. Television and the case of Cagney & Lacey, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1994.
32. Elana Levine, « Toward a paradigm for media production research : Behind the scenes at General Hospital », op. cit.
33. Janet McCabe et Kim Akass (dir.), Quality TV. Contemporary American Television and Beyond, Londres, I.B. Tauris, 2007.
34. Michael Z. Newman et Elana Levine, Legitimating Television. Media Convergence and Cultural Status, New York, Routledge, 2012 ; Patricia Phalen et Julia Osellame, « Writing Hollywood : rooms with a point of view », Journal of Broadcasting & Electronic Media, vol. 56, no 1, janvier 2012, p. 3-20 ; Maria-José Higueras-Ruiz, Francisco-Javier Gómez-Pérez et Jordi Alberich-Pascual, « The showrunner’s skills and responsibilities in the crea-tion and production process of fiction series in the contemporary North American television industry », op. cit.
35. Maria-José Higueras-Ruiz, Francisco-Javier Gómez-Pérez et Jordi Alberich-Pascual, « The showrunner’s skills and responsibilities in the creation and production process of fiction series in the contemporary North American television industry », op. cit.
36. Michael Z. Newman et Elana Levine, Legitimating Television, op. cit.
37. Jean-Pierre Esquenazi, Les Séries télévisées, op. cit.
38. Maria-José Higueras-Ruiz, Francisco-Javier Gómez-Pérez et Jordi Alberich-Pascual, « The showrunner’s skills and responsibilities in the creation and production process of fiction series in the contemporary North American television industry », op. cit.
39. Miranda Banks, Vicki Mayer et John T. Caldwell (dir.), Production Studies. Cultural Studies of Media Industries, New York, Routledge, 2009.
40. John T. Caldwell, Production Culture, op. cit.
41. Patrica Phalen et Julia Osellame, « Writing Hollywood », op. cit., p. 4.
42. Felicia D. Henderson, « The culture behind closed doors : issues of gender andrace in the writers’ room », Cinema Journal, vol. 50, no 20, 2011, p. 145-152.
43. « What happens in the writers’ room stays in the writers’ room », selon le scénariste Steven Bochco à l’origine de plusieurs séries phares des années 1990 (comme NYPD Blue).
44. Felicia D. Henderson, « The culture behind closed doors : issues of gender and race in the writers’ room », op. cit.
45. Josh Heuman, « What happens in the writers’ room stays in the writers’ room? Professional authority in Lyle vs. Warner Bros », Television & New Media, vol. 17, no 3, mars 2016, p. 195-211.
46. Gwenaële Rot et Laure de Verdalle (dir.), Le Cinéma. Travail et organisation, Paris, La Dispute, 2013 ; Karim Hammou et al., « Survivre à son pre-mier film. Les carrières des cinéastes face à la segmentation de l’espace cinématographique français dans les années 2000 », Sociologie, vol. 10, no 4, décembre 2019, p. 415-433 ; Olivier Alexandre, La Règle de l’exception. Écologie du cinéma français, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2015 ; Gwenaële Rot, Planter le décor. Une sociologie des tournages, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
47. Howard Saul Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
48. Laure de Verdalle, Aux côtés des artistes. Producteurs de cinéma et administrateurs du spectacle vivant, Paris, Sorbonne Université Presses, 2021.
49. Monique Dagnaud, Les Artisans de l’imaginaire. Comment la télévision fabrique la culture de masse ?, Paris, Armand Colin, 2006.
50. Nicolas Brigaud-Robert, Les Producteurs de télévision. Socio-économie d’une profession, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2011.
51. Anne-Sophie Béliard et Sarah Lécossais, « Les collectifs de scénaristes ou la “fabrique” du métier », Biens symboliques/Symbolic Goods. Revue de sciences sociales sur les arts, la culture et les idées, no 6, avril 2020.
52. Maxime Besenval, « Le scénario, objet et support de la coordination dans la production des séries d’animation », Revue française des sciences de l’information et de la communication, no 18, décembre 2019.
53. Jérôme Pacouret, « La genèse des droits de propriété des auteurs de cinéma : une comparaison transnationale du droit d’auteur et du copyright », Droit et société, vol. 108, no 2, 2021, p. 443-461.
54. Violaine Roussel, Representing talent. Hollywood agents and the making of movies, Chicago, University of Chicago Press, 2017.
55. Delphine Naudier, « Agentes artistiques : des faiseuses de noms et de rémunérations », Terrains & travaux, vol. 35, no 2, 2019, p. 23-44 ; Delphine Naudier, « Les agentes artistiques et les enjeux du placement des comédien·ne·s », Biens symboliques/Symbolic Goods. Revue de sciences sociales sur les arts, la culture et les idées, no 6, avril 2020.
56. Vincent Cardon et Wenceslas Lizé, « Construire la distribution artistique », dans Gwénaële Rot et Laure de Verdalle (dir.), Le Cinéma, op. cit., p. 147-162.
57. Romain Lecler, Une contre-mondialisation audiovisuelle. Ou comment la France exporte la diversité culturelle, Paris, Sorbonne Université Presses, 2019.
58. Howard Saul Becker, Les Mondes de l’art, op. cit.
59. Everett Cherrington Hughes, Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1996.
60. Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français, Paris, La Découverte, 2000 ; Philippe Mary, La Nouvelle Vague et le cinéma d’auteur. Socio-analyse d’une révolution artistique, Paris, Seuil, 2006 ; Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague. Un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS Éditions, 2013.
61. Hortense Powdermaker, Hollywood, the Dream Factory. An Anthropologist Looks at the Movie-Makers, Boston, Little Brown and Company, 1950.
62. Sabine Chalvon-Demersay, « Le deuxième souffle des adaptations », L’Homme, n° 175-176, no 3, juillet 2005, p. 77-111 ; Ead., « Des personnages de si près tenus, TV fiction and moral consensus », Qualitative Sociology Review, no 3, 2007 ; Ead., Le Troisième Souffle. Parentés et sexualités dans les adaptations télévisées, Paris, Presses des Mines, 2021.
63. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
64. Id., « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, vol. 22, 1971, p. 49-126.
65. Id., Les Règles de l’art, op. cit.
66. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », op. cit., p. 86.
67. Olivier Alexandre, La Règle de l’exception, op. cit.
68. Anne-Marie Thiesse, « Les infortunes littéraires. Carrières des romanciers populaires à la Belle Époque », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 60, 1985, p. 31-46.
69. John T. Caldwell, Production Culture, op. cit.
70. Elana Levine, « Toward a paradigm for media production research : behind the scenes at General Hospital », op. cit.
71. Gwenaële Rot, Planter le décor, op. cit.
72. Patrick Champagne, « La loi des grands nombres », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 101, 1994, p. 10-22.
73. Id., « La télévision et son langage : l’influence des conditions sociales de réception sur le message », Revue française de sociologie, vol. 12, no 3, 1971, p. 406-430.
74. Pierre-Michel Menger, « Rationnalité et incertitude de la vie d’artiste », L’année sociologique, no 39, 1989 ; Id., Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard/Seuil, 2009.
75. Todd Gitlin, Inside Prime Time, op. cit.
76. Cécile Meadel, Quantifier le public. Histoire des mesures d’audience de la radio et de la télévision, Paris, Economica, 2010.
77. Hortense Powdermaker, Hollywood, the Dream Factory, op. cit.
78. Todd Gitlin, Inside Prime Time, op. cit.
79. Violaine Roussel, Representing Talent, op. cit.
80. Stephen Zafirau, « Audience knowledge and the everyday life of cultural producers in Hollywood », dans Miranda Banks, Vicki Mayer et John T. Caldwell (dir.), Production Studies. Cultural Studies of Media Industries, op. cit., p. 190-202.
81. Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1985.
82. Les ouvriers et ouvrières d’une part, les employé·es d’autre part correspondent respectivement à 13,5 % et 16,7 % de la population totale. Cela correspond à la PCS du chef de famille pour 14 et 15 % des enquêté·es ayant cité le feuilleton parmi les séries suivies régulièrement. Source : enquête « Pratiques culturelles des Français » de 2008, DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, [en ligne].
83. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
84. Laurence Corroy, « Plus belle la vie, une éducation sentimentale “à la fran-çaise” des jeunes – et des seniors ? », Le Télémaque, vol. 37, no 1, 2010, p. 99 ; Céline Bryon-Portet, « La dimension politique de la série Plus belle la vie. Mixophilie, problématiques citoyennes et débats socioculturels dans une production télévisuelle de service public », Mots. Les langages du politique, vol. 99, no 2, décembre 2012, p. 97-112 ; Jean-Yves Le Naour, Plus belle la vie. La boîte à histoires, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
85. Sherry B. Ortner, « Studying sideways : ethnographic access in Hollywood », dans Miranda Banks, Vicki Mayer et John T. Caldwell (dir.), Production Studies. Cultural Studies of Media Industries, op. cit., p. 175-189.
86. Audrey Mariette, Le « Cinéma social » aux frontières de l’engagement. Sociologie d’une catégorie entre art et politique, École des Hautes études en sciences sociales, Paris, 2008, p. 33.