« Le résultat du travail,
c’est du travail, si je peux dire »
Cette phrase un peu absurde de Pedro Costa – l’un des cinéastes rencontrés dans le cadre du cours « Le travail du cinéma », où les propos recueillis dans ce livre ont été tenus – exprime d’emblée une conception matérialiste de la création cinématographique.
« En travaillant, on apprend que le travail se révèle travail, il ne se révèle pas art », précisait-il.
C’est aussi par le biais le plus matériel, concret – le comment plutôt que le pourquoi – que nous avons voulu en savoir plus sur ce domaine attirant et mystérieux tel qu’il se pratique aujourd’hui, lors de ces entretiens avec quatre réalisateurs – outre Pedro Costa, Jean-Marie Straub, Jean-Charles Fitoussi et Andrei Schtakleff – et deux monteuses, également parfois réalisatrices – Dominique Auvray et Alexandra Mélot – qui ont eu lieu en 2010.
Ils en parlent chacun à leur façon.
On peut en effet considérer un film comme le résultat de transformations entre forme et matière, tout au long d’un processus difficile à définir autrement que par trois opérations : penser, tourner, monter, qu’il s’agit de superposer et non de séparer. Comme le formulait Godard au début des années soixante, dans la lignée vertovienne du montage ininterrompu.
Processus à chaque fois différent, renouvelé, même si l’on observe des constantes dans les partis pris d’un auteur de films, des similitudes dans les démarches de certains d’entre eux, et des affinités, parmi ceux réunis ici par exemple.
Depuis le point de départ – une idée, un sentiment, une vision, un rêve, un texte, un lieu, une personne, etc. – jusqu’au film terminé, chacun reconnaît qu’il y a beaucoup de travail, et ajoute : beaucoup d’attente aussi, ce qui pourrait sembler contradictoire.
En quoi consiste donc ce travail si particulier, qui se nourrit d’attentes et joue avec les hasards ?
À oublier les intentions, à tous les niveaux. Savoir attendre l’inattendu.
Se donner plusieurs « coups de dés ». Se donner du temps, et cela est plus facile aujourd’hui grâce aux nouvelles technologies, qui permettent d’affranchir ce cinéma de la domination de l’argent.
La patience, la rigueur, sans oublier le plaisir, apparaissent au fil de ces pages, qui nous apprennent surtout peut-être à mal faire des films, selon l’expression d’Henri Langlois dans ses anti-cours, à propos de la liberté de Warhol et de Godard.
Les premiers à avoir eu l’idée d’enregistrer et de publier les paroles des cinéastes qu’ils admiraient et sur lesquels parallèlement ils écrivaient des textes critiques, furent les rédacteurs des Cahiers du cinéma, et le meilleur exemple de cette approche en est aujourd’hui encore le célèbre entretien Hitchcock/Truffaut.
À une époque où déjà ils étaient souvent oubliés, François Truffaut particulièrement voulait que les « secrets » des maîtres du cinéma muet ne soient pas perdus, et sentait la nécessité qu’au contraire ils irriguent le nouveau cinéma.
« Secrets perdus » aujourd’hui du travail avec la pellicule argentique, en cette nouvelle ère du numérique que chacun, quelle que soit la génération à laquelle il appartient, aborde à sa manière.
Dominique Auvray et Jean-Charles Fitoussi évoquent, par exemple, le temps désormais presque révolu du montage avant le virtuel.
Dans ces rencontres, il est souvent question du montage, et plusieurs fois du documentaire – intitulé Où gît votre sourire enfoui ? – que Pedro Costa a réalisé sur deux cinéastes, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, en train de monter, en pellicule 35 millimètres, leur film Sicilia !
L’importance du montage dans l’écriture cinématographique n’est plus à démontrer.
Tout le monde fait les films au montage, aime à dire Jean-Marie Straub, citant Cézanne :
« Le tout est de mettre le plus de rapports possible. »
« Le Travail du cinéma », titre inspiré par les théories de Freud sur le travail du rêve, en plus de vouloir dire le travail concret des cinéastes et de leurs collaborateurs, voudrait sous-entendre le fait que le cinéma (se) travaille aussi, à partir de ce qui est, en effet, « enfoui ».
Enfoui comme le sourire d’un personnage qu’on n’arrive pas à attraper.
Dominique Villain