Paris 8 - Université des créations

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Collection Culture et Société
Nombre de pages : 224
Langue : français
Paru le : 17/05/2023
EAN : 9782379243394
Première édition
CLIL : 4093 Sociologie
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782379243394

Le travail éthique dans les professions indépendantes

Des chauffeurs de taxis aux céramistes d’art, en passant par les livreurs à vélo, praticiens en médecine chinoise et courtiers en assurance, cet ouvrage porte un regard inédit sur le travail éthique des professions indépendantes.
L’originalité de cet ouvrage réside dans le regard qu’il porte sur les professions indépendantes : il prend le contre-pied de l’idée selon laquelle ces dernières seraient d’abord caractérisées par leur quête de reconnaissance et leur utilitarisme. Comment des chauffeurs de taxis, des céramistes d’art, des livreurs à vélo, des praticiens en médecine chinoise et des courtiers en assurance s’efforcent-ils, au quotidien, de défendre et de mettre en pratique les valeurs qui caractérisent leurs éthiques professionnelles ? Qui sont celles et ceux qui parviennent à mettre en cohérence et à prescrire des ordres normatifs articulant un registre économique et marchand et un registre du bien commun ?

Clémentine Comer, Bleuwenn Lechaux, Pierre Rouxel

Introduction – Contenus éthiques et critiques des pratiques professionnelles des indépendant·es  

                      

Flora Bajard

« Être sympa », la bonne morale professionnelle des céramistes d’art : informalité des relations et constitution du groupe   

Fanny Parent

La médecine chinoise comme entreprise de soi                       

Guillaume Lejeune

D’une indépendance totale à une éthique de métier recomposée. Le cas des chauffeur·es de taxi parisien  

Arthur Jan

« On n’est pas des livreurs de pizza à scooter ! »

L’éthique professionnelle menacée des coursiers à vélo pour les plateformes numériques                                               

Clémentine Comer

Une éthique de l’indépendance conforme à la loi du marché. Hybridation de la morale et du gain chez les courtiers et courtières en assurance                          

Clémentine Comer, Bleuwenn Lechaux, Pierre Rouxel            

Conclusion – L’éthique comme travail social

La fabrique des « bon·nes » professionnel·les indépendant·es


Bibliographie générale                                                                       

Les autrices et auteurs                                                                      

La vie ou la mort, la quête de justice… Pour un cercle restreint de professions établies et « prestigieuses » (magistrat·es, médecins, etc.), les contenus éthiques de leur activité sonnent comme une évidence. Qu’en est-il pour des professions caractérisées a priori par leur quête de reconnaissance et leur utilitarisme, et à ce titre éloignées de toute autorité morale ? Des chauffeur·es de taxi aux céramistes d’art, en passant par les livreurs et livreuses à vélo, les praticien·nes en médecine chinoise ou les courtiers et courtières en assurance, cet ouvrage porte la focale sur les mondes professionnels de l’indépendance. Il met en lumière comment l’activisme de ces travailleurs et travailleuses se déploie en faveur de la formalisation et de la diffusion d’une éthique professionnelle appelée à définir un idéal de métier cohérent auprès de leurs pairs, et de l’ensemble de la société.


Clémentine Comer est postdoctorante Inrae-Irisso. Ses recherches se situent à la croisée de la sociologie des professions, de l’action publique, de l’engagement et des études de genre. Elle travaille actuellement sur les recompositions économiques de la médecine vétérinaire en élevage.

Bleuwenn Lechaux est maîtresse de conférences en science politique à l’université Rennes 2 et membre d’Arènes. Ses recherches s’inscrivent dans les domaines de la sociologie politique (action collective, inégalités et discriminations), des études de genre et des professions artistiques, en France et aux États-Unis.

Pierre Rouxel est maître de conférences en science politique à l’université Rennes 2 et membre d’Arènes. Au confluent de la sociologie politique et de la sociologie du travail, ses recherches portent sur les transformations des formes d’engagement et de mobilisation dans les entreprises multinationales.

Introduction :


Clémentine Comer, Bleuwenn Lechaux, Pierre Rouxel


Décloisonner l’étude de l’éthique professionnelle

La vie ou la mort, l’intérêt général, la quête de justice ou encore l’accès au logement… Pour un cercle restreint de professions « prestigieuses » – magistrat·es 1, médecins 2, architectes 3, ingénieur·es 4, etc. –, les contenus éthiques de l’activité ont longtemps sonné comme une évidence, dans le sillage des travaux d’Andrew D. Abbott 5 ou de ceux d’Eliot Freidson sur la profession médicale 6. L’un des acquis de la sociologie des groupes professionnels a toutefois été de contester l’idée consistant à présumer l’imbrication entre prestige social et supériorité éthique 7 et, ainsi, d’éviter de se faire le relais scientifique de groupes professionnels « [disposant] des moyens de transcrire leurs jugements de valeur en décisions de portée sociale 8 ». À rebours des théories fonctionnalistes, des travaux ont montré que les professions prestigieuses poursuivent des intérêts particuliers, y compris économiques, qui passent par la construction d’un « projet professionnel » dans lequel la création d’un code éthique, et plus généralement la construction du désintéressement, est cruciale 9. Récemment, des travaux ont par ailleurs insisté sur la remise en cause de l’autonomie des professions « supérieures », du fait du processus de marchandisation de leur activité et de l’application de normes de rentabilité qui tendraient à « les éloigner de l’horizon éthique fondateur 10 ».

L’examen des prétentions éthiques attachées à certaines professions suppose de regarder les conditions de possibilité de leur énonciation. Rassemblant des individus aux positions sociales établies, les professions qui revendiquent la poursuite de principes éthiques disposent généralement d’une autorité, d’un relais et d’une visibilité dans l’espace public qui leur permettent de valoriser leur utilité sociale et leurs savoirs spécialisés 11. Ces professions, diplômées et à fort contenu cognitif, jouissent également d’une autonomie organisationnelle et statutaire qui leur permet d’interpréter chaque nouvelle situation à traiter (conjectures) et d’arbitrer entre les conduites possibles dans le cadre des finalités générales de l’activité (délibérations) 12. Ces professions à pratique prudentielle peuvent se prévaloir d’« une plus grande distance au monde quotidien et à ses urgences 13 » et apparaissent volontiers comme les dépositaires de valeurs morales désintéressées, car qualifiées d’universelles dans nos sociétés (détachement, gratuité) 14.

S’il peut donc sembler évident de trouver, au sein de groupes professionnels stabilisés et prestigieux, les fondements et les pratiques d’une éthique codée comme universelle et désintéressée, rien n’empêche de rechercher cette éthique dans des groupes où l’attachement à des principes moraux est a priori moins intuitif. Dans cette perspective, cet ouvrage prolonge des travaux ayant montré, par exemple pour le cas des grandes entreprises 15, combien la défense d’intérêts supérieurs à sa propre condition matérielle pouvait servir l’intérêt, symbolique comme pécuniaire, de celles et ceux qui épousent des causes qui les dépassent. Pour inverser la formule bourdieusienne d’« intérêt au désintéressement 16 », on se demande ainsi s’il n’y a pas un désintéressement dans l’intérêt, ou, tout du moins, des croyances et des valeurs morales supérieures et étroitement articulées à l’obtention de bénéfices matériels immédiats dans l’exercice de professions dont la pratique repose directement sur un échange marchand. Une telle hypothèse réclame de s’affranchir, au moins en partie, de l’antagonisme entre pureté éthique et impureté pécuniaire. Dans ses travaux sur les petit·es productrices et producteurs de biens et de services, François Gresle a montré à ce titre que l’avoir est cultivé dans l’intention d’un supplément d’être, l’acquisition de biens dépassant la seule stratégie pécuniaire 17. En s’inscrivant dans ce sillage, cet ouvrage entend donc prendre au sérieux les propos et les croyances des acteurs et des actrices pour étudier en quoi l’adhésion à des valeurs économiques et à une rationalité instrumentale s’articule à des manifestations éthiques ordinairement perçues comme étrangères à l’univers marchand en général, et aux professions indépendantes en particulier. Ce sont donc les continuités et hybridations entre activité lucrative et désintéressement que cet ouvrage entend documenter, en portant le regard sur des professions 18 dont les pratiques et les catégories de valeurs semblent éloignées de tout magistère moral.

L’éthique comme marqueur de formation du « groupe » des indépendant·es

Des chauffeur·es de taxi aux céramistes d’art, en passant par les livreurs à vélo, les praticien·nes en médecine chinoise ou encore les courtiers et courtières en assurance, cet ouvrage porte la focale sur la manière dont les indépendant·es font coexister leur revendication d’éthique professionnelle et les logiques marchandes et individualistes de leur activité. En s’écartant d’une tendance à « [parler] moins de ce que les professions font que de la façon dont elles sont organisées pour le faire 19 » – à travers l’étude du rôle joué par les structures de représentation dans les dynamiques de professionnalisation 20, par exemple –, les contributions ici présentées rendent compte de la formalisation et de la diffusion de normes et de valeurs partagées, appelées à définir et à diffuser un idéal de métier cohérent, dans l’espace professionnel et auprès de l’ensemble de la société. Aussi les enquêtes de terrain approfondies permettent-elles d’analyser l’activisme d’indépendant·es en faveur de la construction d’une éthique professionnelle, entendue non pas « au sens étroit de déontologie d’un corps professionnel, mais comme expression […] dans l[a] pratique, au-delà de la référence nécessaire à un droit porteur lui-même de jugements moraux, de valeurs morales induites de leur rapport au monde social, au monde politique 21 », qui dessinent les contours d’un « système intentionnellement cohérent de principes explicites 22 ». Dans la mesure où la délimitation des contours d’une éthique fondée sur des valeurs érigées comme moralement supérieures repose sur la capacité de ses membres à les revendiquer comme telles et à produire les garanties de leur acceptabilité sociale, notre approche du travail éthique englobe différentes formes d’engagement. Ce travail correspond tout autant à l’établissement de « registres axiolo-giques et normatifs 23 » qui orientent le jugement et l’évaluation de la pratique professionnelle qu’à l’expression d’une « rationalité en valeur 24 », équivalant à la revendication de qualités morales et à la mise en adéquation des moyens et des valeurs prônées par l’individu ou, enfin, à une « stratégie pratique d’ajustement continu pour le maintien d’une définition cohérente de la position d’indépendant[·e] 25 ».

Cette ambition de saisir les stratégies qu’emploient les travail-leurs et les travailleuses indépendant·es pour consolider leur légitimité en affirmant leur adhésion à une éthique professionnelle ­– dont ils construisent, ce faisant, le sens – interroge de manière originale la formation d’un groupe social 26 et offre une compréhension générale du flou quant aux frontières de cette catégorie 27. L’étude des formes spécifiques du travail éthique révèle en effet des « jeux continus de définitions du travail, d’interprétations de son efficacité, de normativités à propos de sa valeur et de ses résultats, de points de vue sur les procédures et les opérations, de qualifications et d’évaluations 28 » inhérents à toute quête de professionnalisme. Or, dans la lignée des constats opérés par de nombreux travaux, les mondes de l’indépendance ici étudiés recouvrent une relative hétérogénéité de positions et de statuts socioprofessionnels 29. Ces indépendant·es relèvent tantôt de l’« indépendance des services 30 », à l’instar des chauffeur·es de taxis ou des courtières et courtiers en assurance ; ils et elles incarnent tantôt les « néo-artisans 31 », comme les céramistes d’art ; parfois encore, s’agissant des coursiers à vélo et des praticien·nes de médecine chinoise, leurs activités témoignent de « formes atypiques de travail indépendant 32 ». En dépit de toutes les différences qui séparent leurs activités et de leurs origines sociales plus ou moins favorisées, l’entrée dans l’indépendance de ces professionnel·les poursuit une même « quête de statut », laquelle a déjà fait l’objet d’une ample littérature s’agissant des fractions populaires peu qualifiées ou des catégories intermédiaires et supérieures à fort capital culturel 33.

Dans cette variété de configurations professionnelles, l’affirmation d’une éthique qui se rapporte à l’indépendance est paradoxale : certes, « l’affirmation des vertus de l’indépendant[·e] [joue] un rôle dans la production d’un groupe aux intérêts conçus comme semblables 34 », mais cette entreprise de conviction se déploie dans des contextes incertains, soit d’émergence de groupes professionnels, soit de fortes concurrences intra ou interprofessionnelles. Les principes éthiques énoncés sont donc constitutifs de discours et de pratiques par lesquels les acteurs et les actrices cherchent à définir les contenus et à délimiter les frontières de leur groupe professionnel. Dans cette optique, il est possible d’avancer que le travail de codification éthique des indépendant·es soutient la formation à la fois de frontières objectives – entre groupes professionnels – et de frontières subjectives, correspondant à des critères de jugement et d’évaluation formulés à partir de leur expérience personnelle.

Considérer la codification de principes éthiques comme une activité d’autodéfinition professionnelle pousse également à l’examen des contextes socioéconomiques qui, potentiellement, fragilisent ou troublent la définition statutaire même de l’indépendance. Ainsi, certaines des contributions de cet ouvrage s’attachent à décrypter les recompositions du travail indépendant et du professionnalisme dans un contexte néolibéral, autrement que par le cas de professionnel·les qui se confrontent à la « nouvelle gestion publique » dans les bureaucraties administratives. Elles signalent que l’exacerbation de situations de concurrence, en lien avec le développement du capitalisme de plateforme 35, est un observatoire fécond des procédés par lesquels sont façonnées, mobilisées et reconduites des normes morales comme moyen de régulation 36, mais aussi « des moments où les professionnel[·les] en viennent à réfléchir à leur identité collective, à ce qui les unit et à ce qui les distingue d’autres individus 37 ». Pour autant, cette entreprise volontariste de formalisation éthique n’est pas uniquement le signe d’une « lutte des places » pour se maintenir dans des contextes changeants et peut parallèlement s’interpréter comme une stratégie de normalisation de son activité. Aussi l’attention portée au travail éthique des indépendant·es est-elle une invitation à poursuivre l’analyse de l’introduction, de la diffusion et de la généralisation de considérations morales et politiques dans la conduite d’activités économiques, en opérant un pas de côté par rapport aux analyses centrées sur les grandes entreprises et leurs dispositifs de « responsabilité sociale 38 », pour l’envisager à partir des pratiques routinières d’entrepreneur·es individuel·les.

Le travail éthique des indépendant·es

Comprendre les ressorts de l’articulation de considérations éthiques à la « raison des affaires » implique de rendre compte des stratifications internes à chaque groupe professionnel. En effet, l’entreprise de délimitation et d’imposition de valeurs morales à l’activité professionnelle repose sur la capacité de certains individus, dont les différentes contributions détailleront les propriétés socioprofessionnelles, à les revendiquer comme telles et à produire les garanties de leur acceptabilité sociale. Dans cette perspective, l’ouvrage interroge les caractéristiques et le rôle joué par des « entrepreneur[·e]s d’éthique 39 » dans la prescription et la mise en cohérence d’ordres normatifs qui combinent, d’un côté, un registre économique et marchand et, de l’autre, un registre du bien commun. En détaillant les dispositions sociales, les situations socioprofessionnelles et les pratiques de celles et ceux qui s’attellent à hiérarchiser les valeurs au sein de la profession, à en « dire » et mettre en œuvre les pratiques légitimes, les différentes contributions de cet ouvrage suivent l’invitation de Jean-Paul Terrenoire à caractériser les positions qui « font que tel ou tel type de professionnel devient l’agent idéologique de tel ou tel type d’éthique 40 ». Repérables dans l’ensemble des milieux professionnels étudiés, ces protagonistes ont en commun de s’engager dans un processus de stabilisation professionnelle et d’acquisition d’un « métier », composé de savoirs et de savoir-faire capitalisés, mais aussi de valeurs, de manières d’être, de symboles 41 dont ils et elles ont une représentation claire et qu’ils et elles souhaitent faire progresser. Comme pour des professions libérales établies 42, leur entrée dans l’indépendance est synonyme du développement d’interactions avec leurs pairs et de la formation de croyances autour de l’existence d’une identité partagée, qui s’adossent à des espaces de sociabilité qu’ils et elles construisent ou entreprennent de pérenniser.

C’est en s’arrêtant sur trois processus par lesquels s’effectue le travail éthique que l’on peut comprendre la manière dont les membres de fractions dominantes construisent le crédit et l’assise qui les habilitent à garder la mainmise sur l’identité de groupe, mais aussi à rappeler la légitimité de leur statut lorsque leurs principes et leurs positions sont menacés.

Ce travail éthique opère d’abord à travers la socialisation pro-fessionnelle, soit un processus d’apprentissage, d’incorporation, de (re)conversion de normes et de valeurs par lequel l’individu devient un·e « bon·ne » professionnel·le. Instances connues des socialisations professionnelles, les écoles et les centres de formation apparaissent comme des lieux cruciaux pour la transmission de normes et de valeurs constitutives d’un idéal de métier et des principes éthiques qui y sont liés 43. D’autres lieux, bien moins formalisés – marchés dans le cas des céramistes, places publiques d’une grande agglomération s’agissant des coursiers à vélo et zones d’attente d’un aéroport pour les chauffeur·es de taxis –, participent également de la diffusion de normes et de valeurs en facilitant les interactions entre pairs dans le quotidien professionnel. Des échanges ponctués de réprobations et de sarcasmes à l’encontre de celles et ceux qui sont accusé·es de déroger aux pratiques respectables y ont cours. De ce point de vue, le recours aux enquêtes ethnographiques permet de rendre compte des interactions qui se déploient dans une variété d’espaces péri ou extraprofessionnels. Au prisme notamment des relations affectives, les contributions mettent ainsi au jour l’« ordre social informel 44 » qui permet la formalisation et la reproduction de l’éthique professionnelle.

Ensuite, la production et l’actualisation de normes et de valeurs par les professionnel·les s’opèrent dans le cours de l’activité et en dehors du groupe, notamment à travers les liens forgés avec les patient·es ou les client·es. C’est ainsi que la maîtrise langagière et l’affabilité que procure le « capital culturel non certifié 45 », comme la tenue vestimentaire et corporelle attendue, contribuent à bâtir la respectabilité qui place celles et ceux qui en sont les mieux doté·es en position de contrôle dans les espaces professionnels. De même, plusieurs chapitres font état de « dilemmes » et d’« arrangements » éthiques auxquels les professionnel·les se livrent pour conserver ou développer leur clientèle. Outre le fait que le professionnalisme se fonde sur le respect de certaines règles morales – comme la discrétion, la loyauté, la disponibilité à l’égard de la clientèle, par exemple –, il implique aussi une mise en scène sur le lieu de travail, et donc des compétences relationnelles dans la gestion de l’interaction 46, en même temps que la construction de la « singularité » du service 47.

Enfin, la construction de collectifs plus ou moins formalisés, qui permettent à leurs membres d’élaborer des valeurs qui leur sont propres et qui les distinguent d’autres groupes, est le marqueur de constants ajustements de l’identité et des frontières professionnelles. Penser en termes d’écologie professionnelle ­– à la manière d’Andrew D. Abbott – invite à interroger les rapports de concurrence mais aussi de coalescence qui lient les acteurs et les actrices dans le temps, et qui sont évolutifs 48. De nature éminemment processuelle, le travail éthique rend compte de cette double dimension. Comme certains chapitres le mettent en évidence, il peut poursuivre une ambition de « rénovation » pour se maintenir, le propre de l’éthique tenant alors à l’attachement à des formes de régulation contre la « concurrence sauvage », mais également à une ambition de « distinction » par la création d’une sous-communauté, d’un « entre-soi élitiste » qui contrôle les nouveaux et nouvelles entrant·es par l’inclusion et l’exclusion. En cela, adopter une lecture des dynamiques professionnelles à partir des contenus éthiques permet d’approfondir des débats propres à la sociologie contemporaine des professions, oscillant entre une vision uniciste des professions – dont les segments, même variés et en lutte, partagent un socle de « valeurs épistémico-déontiques » tout en les hiérarchisant différemment 49 – et une vision dichotomique, qui insiste davantage sur la segmentation qui caractérise un groupe professionnel 50.

Les cinq chapitres de l’ouvrage éclairent successivement ces différentes facettes du travail éthique. Les contributions de Flora Bajard et de Fanny Parent, qui se penchent respectivement sur les céramistes d’art et sur les praticien·nes de médecine chinoise, portent sur des groupes professionnels en émergence. Elles montrent comment les professionnel·les d’un champ particulier y sont entré·es par vocation, souvent en reconversion, et comment ils et elles deviennent des « bon·nes » professionnel·les au contact de leurs pairs. À l’instar de la génération de « bâtisseurs et bâtisseuses » identifiée par Flora Bajard, les contributions insistent sur les efforts de fractions dominantes pour définir les contenus, les normes et les valeurs légitimes du métier, réactivés au détour de rappels à l’ordre et de sarcasmes sur les lieux de pratique et de sociabilité professionnels. Mobilisée dans l’espace professionnel, l’éthique l’est aussi pour mettre en scène un idéal de métier auprès de la société dans son ensemble, comme le montre Fanny Parent en mettant au jour « l’éthos du soignant à l’écoute » qui structure la relation praticien·ne/patient·e.

Les deux chapitres suivants ont en commun de mettre en évidence la transformation des engagements et des dilemmes éthiques de chauffeur·es de taxi parisien·nes (Guillaume Lejeune) et de coursiers à vélo (Arthur Jan) en proie à un accroissement de la concurrence dans leur domaine. Plus précisément, ils montrent comment, dans ces deux secteurs professionnels, le développement du capitalisme de plateforme va de pair avec l’émergence de représentations et de pratiques visant à préserver ou bâtir une respectabilité professionnelle. Pour des étudiant·es et des jeunes travailleurs et travailleuses relativement proches socialement, l’attachement à une activité de coursier à vélo constitue ainsi le support, dans un contexte de précarisation des conditions de rémunération et d’émergence d’une main-d’œuvre racisée, à la création d’un entre-soi sélectif et d’une offre concurrente « éthiquement supérieure » qui prend la forme d’entreprises alternatives aux plateformes. Pour des groupes plus stabilisés comme celui des chauffeur·es de taxi, c’est toute une « rénovation éthique » qu’il s’agit de mettre en œuvre pour faire face à la concurrence croissante des « voitures de transport avec chauffeur » (VTC), notamment par la réaffirmation de compétences relationnelles distinctives.

Enfin, dans leurs récits professionnels, les courtiers et courtières en assurance étudié·es par Clémentine Comer articulent de façon harmonieuse des valeurs morales avec la recherche du profit, par une sorte d’ennoblissement de l’activité marchande et de la vente d’un bien spécifique : le contrat de complémentaire-santé. L’exemple de ces intermédiaires de l’assu-rance éclaire le cas d’indépendant·es qui, contrairement aux autres, formulent leur intérêt pour la dimension lucrative de leur activité et la fréquentation de clients fortunés, questionnant de la sorte l’authenticité des engagements éthiques.

1. Liora Israël, « Un droit de gauche ? Rénovation des pratiques professionnelles et nouvelles formes de militantisme des juristes engagés dans les années 1970 », Sociétés contemporaines, vol. 73, n° 1, 2009, p. 47-71.

2. Eliot Freidson, La Profession médicale, Paris, Payot, 1984 ; Dominique Memmi, Les Gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996 ; Gwen Terrenoire, « L’éthique du généticien. Les débuts de l’American Society of Human Genetics », Sociétés contemporaines, n° 7, 1991, p. 63-72 ; Frédéric Pierru, « Impératifs gestionnaires et phronesis médicale : esquisse sociologique d’un engagement éthique dans un grand hôpital parisien », Quaderni, n° 82, 2013, p. 67-82.

3. Florent Champy, « L’engagement des professionnels comme conséquence de tensions consubstantielles à leur pratique : l’architecture moderne entre les deux guerres », Sociétés contemporaines, n° 73, 2009, p. 97-119.

4. Christelle Didier, Penser l’éthique des ingénieurs, Paris, PUF, 2008.

5. En s’appuyant sur l’analyse de codes éthiques formalisés au sein de groupes professionnels stabilisés, Andrew D. Abbott avance que la relation qu’entretiennent l’éthique et le « statut » est de nature tautologique. Ces deux dimensions sont ainsi envisagées comme le produit de la conformité à des règles socialement produites : « In general, [ethical] compliance and status must coincide because the same social group generates both the rules followed and the admiration conferred. » Andrew D. Abbott, « Professional Ethics », American Journal of Sociology, vol. 88, n° 5, mars 1983, p. 866.

6. Eliot Freidson, La Profession médicale, op. cit.

7. Didier Demazière, Charles Gadéa (dir.), Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis, Paris, La Découverte, 2009.

8. Emmanuelle Reynaud, « Le militantisme moral », dans Henri Mendras (dir.), La Sagesse et le Désordre, Paris, Gallimard, 1980, p. 282.

9. Lucien Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché, xviiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 1995 ; Gisèle Sapiro, « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 168, 2007, p. 4-11 ; Florent Champy, Liora Israël, « Professions et engagement public », Sociétés contemporaines, n° 73, 2009, p. 7-19.

10. Valérie Boussard, Didier Demazière, Philip Milburn (dir.), L’Injonction au professionnalisme. Analyses d’une dynamique plurielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 65.

11. Anne Boigeol, « De l’idéologie du désintéressement chez les avocats », Sociologie du travail, vol. 23, n° 1, 1981, p. 78-85.

12. Florent Champy, La Sociologie des professions, Paris, PUF, 2009.

13. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 56-59. Cette distance à l’urgence doit néanmoins être relativisée, comme le montrent les travaux en sciences sociales sur le New Public Management, par exemple en milieu hospitalier (voir Nicolas Belorgey, L’Hôpital sous pression : enquête sur le nouveau management public, Paris, La Découverte, 2010), ainsi que les mobilisations qui ponctuent l’actualité de ce même secteur.

14. La définition juridiciste de la profession libérale proposée par Jean Savatier repose sur ces couples d’opposition entre « activité intellectuelle » contre « professions manuelles » ; « activité indépendante » contre « professions salariées » et « activité désintéressée » contre « professions commerciales ». Ce sont dès lors le caractère public et la mission sociale attachée à la profession qui fondent aux yeux de l’auteur le désintéressement de celles et ceux qui la composent. Se référer à Jean Savatier, Étude juridique de la profession libérale, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1947.

15. Laure Bereni, Le Management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris, Paris, Presses de Science Po, 2023.

16. Pierre Bourdieu, « Un acte désintéressé est-il possible ? », dans Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 149-167.

17. François Gresle, « L’indépendance professionnelle, actualité et portée du concept dans le cas français », Revue française de sociologie, vol. 22, n° 4, 1981, p. 483-501.

18. Dans le cadre de cet ouvrage, le terme « profession » revêt une acception plus large que celle que les recherches anglo-saxonnes lui attribuent. Il renvoie à « un groupe de travailleurs accomplissant un même faisceau de tâches, et partageant une appellation et une identité professionnelle communes ». Il n’est pas différent de « groupe professionnel » ou de « corps de métier ». Pour une explicitation de ces débats et définitions, se référer à Claude Dubar, Pierre Tripier, Valérie Boussard (dir.), Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2015 ; Didier Demazière, Charles Gadéa (dir.), Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis, op. cit. ; Léonie Hénaut, « Capacités d’observation et dynamique des groupes professionnels. La conservation des œuvres de musées », Revue française de sociologie, vol. 52, n° 1, 2011, p. 71-101.

19. Andrew D. Abbott, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press, 1988, p. 1.

20. Le rôle des organisations professionnelles dans les dynamiques d’institu-tionnalisation, de régulation et de mobilisation des professions indépendantes a en effet souvent été étudié, qu’il s’agisse de groupes comme les artisan·es ou les débitant·es de tabac (Marc Milet, « Parler d’une seule voix. La naissance de l’UPA et la (re)structuration du syndicalisme artisanal au tournant des années 1970 », Revue française de science politique, vol. 58, no 3, 2008, p. 483-509 ; Caroline Frau, « Construire des manifestations de papier : l’action des buralistes face à la lutte contre le tabagisme », Réseaux, 2014, n° 187, p. 22-49), ou d’autres, moins établis et en quête de reconnaissance (Fanny Parent, « “Seuls les médecins se piquent d’acupuncture” ? Le rôle des associations professionnelles de praticiens dans la régulation de pratiques professionnelles de médecine chinoise en France », Terrains & travaux, n° 25, 2014, p. 21-38 ; voir également les différents chapitres de la seconde partie de l’ouvrage de Flora Bajard, Bérénice Crunel, Caroline Frau et al. (dir.), Professionnalisation(s) et État. Une sociologie politique des groupes professionnels, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018).

21. Jacques Commaille, « Éthique et droit dans l’exercice de la fonction de justice », Sociétés contemporaines, vol. 7, n° 3, 1991, p. 88. Dans le sillage de recherches récentes, la sphère professionnelle – qui comprend à la fois les pratiques concrètes d’exercice du travail et le sens qui leur est attribué – est partie intégrante de ce rapport au monde social et ne saurait être considérée comme un simple « réceptacle » d’autres instances de socialisation. Voir notamment Ivan Sainsaulieu, Muriel Surdez (dir.), Sens politiques du travail, Paris, Armand Colin, 2012 ; Julie Pagis, Maxime Quijoux, « Des ressorts aux incidences biographiques du travail. Socialisation professionnelle et circulations dispositionnelles », Terrains & travaux, n° 34, 2019, p. 5-18.

22. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie [1984], Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 133.

23. Jean-Paul Terrenoire, « Sociologie de l’éthique professionnelle. Contribution à la réflexion théorique », Sociétés contemporaines, n° 7, 1991, p. 20.

24. Max Weber, Économie et Société [1921], Paris, Plon, 1971.

25. Aurélie Pinto, « L’indépendance comme position, vertu et stratégie. Obser-vation de la programmation d’un cinéma parisien », Sociétés contemporaines, vol. 111, n° 3, 2018, p. 19-44.

26. Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, 1982.

27. Julien Gros, « 4. Les statistiques de l’emploi face aux mutations du travail indépendant », dans François Dubet (dir.), Les Mutations du travail, Paris, La Découverte, 2019, p. 77-95.

28. Valérie Boussard, Didier Demazière, Philip Milburn (dir.), L’Injonction au professionnalisme. Analyses d’une dynamique plurielle, op. cit., p. 173.

29. Alice Barthez, Famille, travail et agriculture, Paris Economica, 1982 ; Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, « Le patronat », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 20-21, 1978, p. 3-82 ; Fabienne Pavis, Marie-France Garcia-Parpet, « Enquêter sur les mondes patronaux », Sociétés contemporaines, n° 68, 2007, p. 7-12 ; Claire Zalc, « Les petits patrons en France au 20e siècle ou les atouts du flou », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 114, 2012, p. 53-66 ; Pierre-Paul Zalio, « Les entrepreneurs enquêtés par les récits de carrières : de l’étude des mondes patronaux à celle de la grammaire de l’activité entrepreneuriale », op. cit.

30. Selon Sophie Denave, l’indépendance des services est composée de métiers traditionnels (hôtelier/hôtelière, cafetier/cafetière, restaurateur/restauratrice, par exemple) et de métiers exercés au titre de prestataire des services. Sophie Denave, Reconstruire sa vie professionnelle. Sociologie des bifurcations biographiques, Paris, PUF, 2015, p. 138-146. Voir également Marc-Antoine Estrade, Nathalie Missègue, « Se mettre à son compte et rester indépendant. Des logiques différentes pour les artisans et les indépendants des services », Économie et Statistique, n° 337-338, 2000, p. 159-181.

31. Caroline Mazaud, L’Artisanat français. Entre métier et entreprise, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

32. Julien Gros, « 4. Les statistiques de l’emploi face aux mutations du travail indépendant », op. cit.

33. Julie Landour, « Quand les mères deviennent entrepreneurs : image et expériences des “Mompreneurs” », Sociétés contemporaines, vol. 2, n° 98, 2015, p. 137-168 ; Flora Bajard, Les Céramistes d’art en France. Sens du travail et styles de vie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

34. Aurélie Pinto, « L’indépendance comme position, vertu et stratégie. Observation de la programmation d’un cinéma parisien », op. cit., p. 32.

35. Sarah Abdelnour, Sophie Bernard, « Vers un capitalisme de plateforme ? Mobiliser le travail, contourner les régulations », La Nouvelle Revue du Travail, n° 13, 2018.

36. Robert Merton, « Theory of Rational Option Pricing », Bell Journal of Economics and Management Science, vol. 4, 1973, p. 141-83.

37. Patrick Castel, Léonie Hénaut, Emmanuelle Marchal, Faire la concurrence. Retour sur un phénomène social et économique, Paris, Presses des Mines, 2016.

38. Pauline Barraud de Lagerie, Les Patrons de la vertu. De la responsabilité sociale des entreprises au devoir de vigilance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

39. Frédéric Pierru, « Impératifs gestionnaires et phronesis médicale : esquisse sociologique d’un engagement éthique dans un grand hôpital parisien », op. cit.

40. Jean-Paul Terrenoire, « Sociologie de l’éthique professionnelle. Contribution à la réflexion théorique », op. cit.

41. Bernard Zarca, L’Artisanat français. Du métier traditionnel au groupe social, Paris, Economica, 1986, p. 248.

42. Lucien Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché, xviiie-xxe siècle, op. cit.

43. Sur la socialisation professionnelle, voir Howard S. Becker et al., Boys in White : Student Culture in Medical School, New Brunswick, Transaction Books, 1961 ; Michel Anteby, Curtis K. Chan, Julia DiBenigno, « Three Lenses on Occupations and Professions in Organizations: Becoming, Doing, and Relating », The Academy of Management Annals, vol. 10, n° 1, 2016, p. 183-244.

44. Ruwen Ogien, « Sanctions diffuses. Sarcasmes, rires, mépris », Revue française de sociologie, vol. 31, n° 4, 1990, p. 591.

45. Lise Bernard, « Le capital culturel non certifié comme mode d’accès aux classes moyennes. L’entregent des agents immobiliers », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 191-192, 2012, p. 68-85.

46. Philip Milburn, « La compétence relationnelle : maîtrise de l’interaction et légitimité professionnelle. Avocats et médiateurs », Revue française de sociologie, vol. 43, n° 1, 2002, p. 47-72.

47. Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.

48. Andrew D. Abbott, « Boundaries of Social Work or Social Work of Bounda-ries ? The Social Service Review Lecture », Social Service Review, vol. 69, n° 4, 1995, p. 545-562.

49. Florent Champy, Nouvelle Théorie sociologique des professions, Paris, PUF, 2011, p. 180.

50. Carine Ollivier, « Division du travail et concurrences sur le marché de l’architecture d’intérieur. Propositions pour une analyse des formes des groupes professionnels », Revue française de sociologie, vol. 53, n° 2, 2012, p. 225-258.

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Collection Culture et Société
Nombre de pages : 224
Langue : français
Paru le : 17/05/2023
EAN : 9782379243394
Première édition
CLIL : 4093 Sociologie
Illustration(s) : Non
Dimensions (Lxl) : 220×137 mm
Version papier
EAN : 9782379243394

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